Après Gaza, l’humanitarisme sans libéralisme ?
Pendant trente ans, l’aide humanitaire fut l’alliée du libéralisme. C’est peut-être en train de se terminer. Gaza marque un point de bascule, la fin d’une époque. Celle où mondialisation libérale et humanitaire marchaient main dans la main. Celle où les organisations onusiennes et les ONG étaient protégées par les démocraties occidentales.
Les organisations humanitaires suivaient les armées de l’OTAN lorsqu’elles partaient en guerre, en s’appuyant sur les financements de reconstruction (Afghanistan, Irak, Sahel). Elles palliaient à leur absence lorsque ces gouvernements refusaient d’intervenir, multipliant les distributions alimentaires (Rwanda, Myanmar). La « raison humanitaire » faisait partie du logicial libéral[1]. Les gouvernements occidentaux condamnaient les enfreintes au droit international humanitaire. Ils condamnaient les assassinats de travailleurs humanitaires (en Éthiopie, au Soudan, en Ukraine). Cette alliance semble de plus en plus fragile.
À Gaza, les gouvernements occidentaux ont soutenu à bout de bras un gouvernement israélien qui a tué des dizaines de milliers de civils, utilisé la faim comme arme de guerre, et abattu plus d’une centaine de travailleurs humanitaires. À Gaza, l’armée israélienne a bombardé des hôpitaux, des écoles et des camps de réfugiés. Cela n’a pas mis fin au soutien de l’Union européenne et des États-Unis pour le gouvernement de Netanyahou. Reprenant à leur compte la propagande israélienne, ils ont attaqué la légitimité de l’UNRWA, cette agence onusienne qui vaccine, nourrit, soigne et instruit des millions de Palestiniens. Ils ont attaqué la légitimité de la Cour internationale de justice lorsqu’elle statuait de l’applicabilité de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. L’aide humanitaire est-elle entrée dans une nouvelle époque ?
Ce qui se dessine, c’est peut-être une reterritorialisation de l’aide humanitaire. Un nouveau rapport au monde pour des organisations qui avaient pu croire, pendant trente ans, être le visage humain de la mondialisation libérale. Ces organisations doivent repenser leur rapport au monde. Le sol se dérobe sous leurs pieds. Les principes moraux sont bousculés par le triple bouleversement politique, climatique, et démographique.
Le premier défi est politique : des politiques migratoires européennes et étasuniennes de plus en plus restrictives. Un nouvel âge des migrations forcées. Depuis trente ans, les pratiques bureaucratiques sont de plus en plus restrictives. Mais le discours politique libéral restait généreux. C’était une des caractéristiques de l’humanitaire libéral : publiquement, les leaders occidentaux se disaient très attachés à la Convention de Genève de 1951 et au droit international. En pratique, ce droit était rendu en partie inopérant par une série de décisions bureaucratiques et juridiques (création de Frontex en 2004, accords de Valletta en 2015, accord Union européenne-Turquie en 2017, etc.). Mais au moins en principe, les gouvernements occidentaux se proclamaient des valeurs humanitaires. L’humanitaire n’était pas l’ennemi. Elle était incluse dans les stratégies de contrôle des flux migratoires (organisation des centres d’accueil, des camps de réfugiés, etc.)[2].
Aujourd’hui, les gouvernements occidentaux attaquent de plus en plus ouvertement les organisations humanitaires. Pris de panique face à l’extrême droite, les gouvernements libéraux finissent par adopter leur langage. La Grande-Bretagne s’affranchit du droit international des réfugiés. L’Italie harcèle les secours en mer Méditerranée. Le président français ne cache plus son mépris pour les ONG qui font « le jeu des passeurs ». Le chancelier allemand déclarait récemment: « Nous devons déporter les personnes plus souvent et plus rapidement ».
Le triple défi politique, climatique et démographique, va contribuer à redessiner la carte humanitaire.
Le deuxième défi est climatique. L’humanitaire des années 1990 était dopé au kérosène bon marché. Les progrès logistiques permettaient aux organisations de se projeter de plus en plus vite, de plus en plus loin : conteneurisation, image satellites, téléphonie mobile, nouveaux plastiques et matériaux légers offraient aux ONG des moyens d’action inespérés. Le réchauffement climatique met fin au rêve d’un universalisme hors-sol. La terre contre-attaque. La température moyenne à la surface du globe a augmenté de plus de 1,1°C depuis la Révolution industrielle. Les modèles actuels prévoient une augmentation de température de 3,7°C à 4,4°C d’ici 2100 si aucune réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre n’intervient[3].
Les activités industrielles et agricoles ont conduit à un effondrement de la biodiversité. Le taux d’extinction des espèces est de cent à mille fois plus fort que la norme géologique. Les « services » que la biosphère rend à l’humanité (pollinisation, capture du carbone, protection de l’érosion, régulation de la qualité de l’eau, etc.) ont déjà été considérablement réduits. Les organisations humanitaires ne peuvent plus ignorer leur empreinte environnementale. L’Organisation mondiale pour la santé est une des agences onusiennes les plus polluantes, 90 % de ses émissions sont causées par l’avion. Certaines organisations s’engagent à réduire leurs émissions carbones. Mais cela aura un coût : il faudra soit réduire les activités, soit être prêt à payer plus cher les interventions.
Le troisième défi est démographique. L’Europe vieillie. La moitié de la population du continent a plus de 44 ans. L’écart avec le reste du monde, l’Afrique en particulier, où la moitié de la population a moins de 20 ans, n’a jamais été aussi important. L’image médiatique sur laquelle l’humanitaire occidental avait prospéré, celle du médecin blanc parcourant le monde, est passée de mode. L’essentiel du personnel humanitaire dans les pays du Sud est depuis longtemps africain, asiatique ou latino-américain. Au siège de nombreuses organisations pourtant, Africains et Asiatiques sont sous-représentés. Ils et elles sont affectés au « terrain », tandis que les Blancs sont surreprésentés dans la prise de décision. Certaines organisations humanitaires ont su se transformer. D’autres cependant sont plus lentes : un quart du personnel de OCHA est africain, mais il n’y a presque pas d’Africains aux plus hauts échelons de cette organisation aux sièges de Genève et de New York. 71 % des postes de décisions à OCHA sont occupés par des ressortissants de pays occidentaux, alors que les Africains sont le plus souvent affectés au « terrain »[4]. Un déséquilibre devenu inacceptable[5].
Le triple défi politique, climatique et démographique, va contribuer à redessiner la carte humanitaire. Les organisations vont repenser leur action. Leurs réponses seront variées. Selon qu’elles sont séculaires ou religieuses, urgentistes ou développementistes, médicales ou alimentaires, les organisations humanitaires feront des choix différents. Elles trouveront de nouveaux alliés et inventeront de nouvelles manières de faire. Certaines s’accorderont peut-être avec les régimes illibéraux, d’autres s’y opposeront frontalement. Certaines feront de la question environnementale une priorité, d’autres préféreront se concentrer sur leurs missions habituelles. Certaines décentraliseront leurs centres de décisions, d’autres diminueront leur rayon d’action. D’une façon ou d’une autre, elles seront rattrapées par la question territoriale.
Ce ne sera pas la première fois que l’humanitaire fera sa mue[6]. Né au lendemain de la bataille de Solférino en 1859 qui avait vu la création de la Croix-Rouge et l’invention du droit humanitaire international (1864), l’humanitarisme s’était transformé une première fois au lendemain de la Grande Guerre avec la création de la Société des Nations (1919), une deuxième fois en 1945 avec la création de l’Organisation des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et les Conventions de Genève (1949), et une troisième nouvelle fois en 1990 avec la fin de la Guerre Froide. Ensuite, pendant trente ans, l’aide humanitaire fut le fer de lance des valeurs libérales.
Capitalisme, démocratie et droits de l’homme semblaient marcher ensemble. Sinon en fait, au moins en principe. L’idéal humanitaire n’empêchait en pratique ni les guerres, ni les massacres. Mais il donnait au libéralisme un visage humain, une forme de légitimité. Cela est peut-être en train de prendre fin sous nos yeux. « Les Brésiliens, les Sud-Africains, les Indonésiens: pourquoi devraient-ils croire désormais ce que nous disons sur les droits de l’Homme ? » se demande un diplomate du G7. Alors qu’un autre précise « Nous avons définitivement perdu la bataille du Sud global. (…) Oubliez les normes, oubliez l’ordre mondial. Ils ne nous écouteront plus jamais. »