Narcoviolence, politique et société en Équateur
Petit pays pétrolier de 17 millions d’habitants doté d’un patrimoine écologique et d’une diversité ethnolinguistique unique au monde, l’Équateur a longtemps été considéré comme une « île de paix » en Amérique latine, voire une véritable « Suisse des Andes ».
La vague de violence qui déferle sur cette nation andine depuis 2018 – et qui a connu un regain explosif et très médiatisé début janvier 2024 – tétanise la scène politique interne et suscite débats et interrogations au niveau international.
Pourtant, les racines de cette violence sont apparues il y a une vingtaine d’années. Selon le site InSight Crime, le cartel mexicain de Sinaloa s’est intéressé à l’Équateur dès 2003 et y est implanté au moins depuis 2009[1]. Pour certains analystes, dont l’ex-président Rafael Correa (au pouvoir entre 2007 et 2017), c’est l’évolution des routes de la drogue vers l’Amérique du Nord qui aurait déclenché la ruée des cartels sur l’Équateur. D’autres, comme le journaliste italien Roberto Saviano, célèbre auteur de Gomorra, y voient plutôt la conséquence d’une rupture des arrangements des trafiquants mexicains et colombiens avec l’establishment politique et militaire du Venezuela. Ce qui est certain, c’est que la localisation stratégique du littoral équatorien, l’intensité du commerce maritime lié à une économie dans laquelle prédomine l’exportation de matières premières, la dollarisation du pays (en 2000) et la relative abondance pétrolière, constituent d’incontestables « avantages comparatifs » aux yeux des cartels.
Rétrospectivement, on peut estimer que la montée en puissance des organisations criminelles axées sur la chaîne de valeur internationale de la cocaïne était sans doute inévitable en Équateur depuis une quinzaine d’années. Cela dit, l’analyse de la chronologie et de la phénoménologie de la violence liée au trafic ne doit pas nous empêcher d’évaluer la part de responsabilité respective des divers acteurs politiques, ne serait-ce que pour nous faire une idée sinon des « solutions » proposées, du moins des perspectives que nous réservent les années qui viennent.
Phases, formes et conséquences de la violence
La localisation de l’Équateur entre les deux plus grands producteurs de cocaïne, la Colombie et le Pérou, fait de la ville de Guayaquil, troisième plus grand port d’Amérique latine, un nœud de transit idéal pour le commerce des stupéfiants en direction des États-Unis et de l’Europe. D’autres localités côtières, comme le port de Manta, dans la province de Manabí (ainsi que de nombreux petits ports de pêche dont les habitants sont désormais sous le joug brutal des cartels), se prêtent aussi à cette activité.
Depuis la crise bancaire de 1999-2000, le remplacement de la monnaie locale, le sucre, par le dollar, a facilité la circulation et le blanchiment des devises issues de l’économie illégale en supprimant les coûts d’intermédiation liés à la convertibilité. Enfin, le développement pétrolier du pays depuis les années 1970 garantit un prix peu élevé du carburant. À l’instar de ce qui se passe à la frontière de la Colombie avec le Venezuela, la contrebande d’essence aux frontières nord (Colombie) et le sud (Pérou) de l’Équateur joue un rôle fondamental dans la production (synthèse chimique de la cocaïne) et le transport (avionnettes, camions, hors-bords…) de la marchandise, ainsi que dans la fourniture en armes des organisations criminelles.
Un second aspect bien documenté mais plus paradoxal – et encore objet d’évaluations diverses de la part des spécialistes – de l’essor de la violence est lié aux effets de la signature des accords de paix entre le gouvernement colombien et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) en 2016. Les aléas de la démobilisation incomplète et des trajectoires dissidentes d’une partie des anciens combattants des FARC ont engendré une prolifération d’organisations criminelles locales d’autant plus difficiles à contrôler qu’elles sont transfrontalières, et qu’aucun système de commandement centralisé n’est susceptible de faciliter les négociations entre elles et les autorités.
L’assassinat en 2018, à la frontière entre l’Équateur et la Colombie, de trois journalistes équatoriens par un groupe dissident des FARC, le Front Oliver Sinisterra, marque certainement une étape fondamentale dans l’essor de la violence actuelle. Enfin, l’importance des flux migratoires en provenance de Colombie puis du Venezuela – deux sociétés jusque-là beaucoup plus « brutalisées » que l’Équateur – a sans doute aussi favorisé la circulation transfrontalière d’armes et de pratiques violentes.
Contrairement aux cas mexicain et colombien, où le crime organisé et les groupes révolutionnaires armés sont ou étaient principalement implantés dans les zones rurales, la violence et les trafics en Équateur concernent surtout (mais pas exclusivement) les zones urbaines, et en particulier Guayaquil, première agglomération du pays[2]. La délinquance associée aux bandes juvéniles locales ( pandillas ) des zones défavorisées (vol, extorsion, micro-trafics, kidnappings express, braquages…) sert de vivier aux organisations criminelles plus ou moins structurées[3] qui gèrent le trafic de drogue et les interactions avec le personnel pénitentiaire, la police, les avocats, les juges et les politiciens équatoriens, ainsi qu’avec les « donneurs d’ordre » liés aux cartels internationaux.
La pandilla des « Choneros » (originaires de la ville de Chone, dans la province de Manabí) se serait ainsi assuré une certaine hégémonie en devenant le relais local du cartel de Sinaloa au cours de la décennie 2010. Cette organisation criminelle, l’une des plus puissantes au Mexique, a développé depuis les années 1980 des filières au Nicaragua, au Venezuela, en Colombie, au Panama, au Pérou, au Paraguay, au Brésil et en Argentine, mais aussi aux États-Unis et en Europe. Avec ses alliés du « cartel du Golfe », elle serait capable de mobiliser près de 100 000 hommes armés, selon le ministère de la Défense des États-Unis, et se trouve notamment en conflit avec le cartel Jalisco Nueva Generacion (JNG) sur le territoire équatorien. La mafia albanaise, qui dispute le monopole de la gestion des routes de la drogue vers l’Europe, en lien avec la ‘Ndrangheta italienne, s’est aussi implantée en Équateur depuis 2009[4]. Il s’agit donc de structures criminelles internationales disposant de moyens financiers largement supérieurs à ceux de l’État équatorien[5].
En octobre 2019, en réaction à l’annonce de la fin des subventions aux hydrocarbures par le gouvernement du président Lenín Moreno (2017-2021) à la demande du FMI, le pays a été secoué par un soulèvement populaire qui a donné lieu à des affrontements violents avec les forces de l’ordre, avec un bilan de onze morts et plus d’un millier de blessés. Etant donné le caractère stratégique du prix du carburant pour les organisations criminelles, on ne peut pas exclure que certaines d’entre elles aient attisé la contestation.
La pandémie de 2020-2021 n’a fait qu’aggraver la situation de chaos émergent dans le pays. Le blocage des transports internationaux, la suspension d’une série de trafics illégaux et la paralysie relative du système judiciaire ont entraîné une réorganisation plus ou moins violente des organisations criminelles tout en contribuant fortement à la dégradation du tissu social. Le 20 décembre 2020, l’assassinat de Jorge Luis Zambrano, leader historique des Choneros et intermédiaire local du cartel de Sinaloa, déclencha un conflit multilatéral entre une douzaine de factions adverses et de sanglantes mutineries carcérales « à la brésilienne » (phénomène jusque-là inconnu en Équateur).
Outre les massacres entre détenus, les assassinats politiques ont commencé à se multiplier : on en compte huit depuis 2020, dont celui d’un candidat aux élections présidentielles de 2023, Fernando Villavicencio, journaliste d’investigation spécialiste du crime organisé et de la corruption politique, et celui de l’ancien maire de Manta, Agustín Intriago. Pendant le scrutin municipal de 2023, l’Équateur a connu 30 attentats (notamment des attentats à la voiture piégée), tandis que les pratiques d’extorsion et de kidnapping se sont généralisées.
La première semaine de janvier 2024 a été marquée par une espèce de « spectacularisation » explosive du climat de violence. Plusieurs pandillas d’ordinaire rivales semblent avoir entrepris de semer le chaos de façon simultanée. Tout a apparemment commencé par l’évasion du nouveau leader des Choneros, José Adolfo Macías Villamar, alias « Fito », condamné à 13 ans de prison pour trafic de stupéfiants.
Une série d’attentats a ensuite eu lieu dans plusieurs provinces, tandis que Fabricio Colón Pico Suárez (« Capitán Pico »), un des chefs de la bande rivale des « Lobos » associée au cartel mexicain Jalisco Nueva Generación, s’évadait lui aussi. Treize hommes armés, dont plusieurs mineurs, s’emparèrent alors du plateau de la chaîne de télévision publique TC TV à Guayaquil, une opération aux finalités énigmatiques dont les images furent retransmises dans le monde entier. Après avoir retenu en otage pendant deux heures les journalistes et les techniciens présents sur place, les agresseurs furent en effet capturés sans avoir diffusé de message.
Diverses hypothèses sont avancées pour expliquer cette éruption de « politique-spectacle » mise en scène par les organisations criminelles. D’une part, le président Daniel Noboa, élu en octobre 2023, avait récemment suggéré la possibilité d’extrader, notamment vers les États-Unis, les détenus ayant commis des délits liés à la criminalité transnationale[6]. Ces déclarations semblaient par ailleurs entrer en résonance avec une enquête judiciaire de très grande ampleur connue sous le nom d’« affaire Métastase » et dirigée par la procureure générale Diana Salazar.
Amorcée par la saisie des téléphones d’un important narcotrafiquant assassiné en prison en octobre 2022, Leandro Norero, l’instruction de cette enquête a commencé à révéler l’ampleur des tractations illégales de ce personnage avec une série de politiciens, de magistrats, de policiers, de journalistes, de gardes pénitentiaires et autres fonctionnaires et personnalités. Trente-et-un individus mis en cause ont déjà été incarcérés, tandis que quatre autres sont en fuite. Parmi eux, le « narco-général » Pablo Ramirez, jadis promu par le gouvernement de Lenín Moreno avant d’être nommé à la direction du renseignement puis de la lutte anti-narcotique par le président Guillermo Lasso (2021-2023). Les messages interceptés éclaboussent également la personne et l’entourage de Rafael Correa. Dans ce contexte, on peut penser que la stratégie du chaos mise en œuvre par les narcos a pu servir à faire diversion pour faciliter des transferts de prisonniers, de stocks et d’actifs, ou bien favoriser des changements de stratégies juridiques.
Outre les profonds traumatismes psychologiques et physiques associés à la hausse vertigineuse du nombre d’homicides (45 pour 100 000 habitants en 2023), la violence qui frappe l’Équateur accentue l’émigration, principalement vers les États-Unis, où le nombre de migrants équatoriens a augmenté de 300 % en 2023. La prolifération des systèmes d’extorsion handicape la dynamique économique des régions les plus affectées. L’extorsion à l’entrée des quartiers ou dans les transports en commun freine la mobilité et dissuade les consommateurs d’acheter des biens risquant d’être volés, ou de signaler une rentrée d’argent susceptible de faire augmenter les sommes demandées par les racketteurs (nouvelle voiture, téléphone, etc.).
Les petits commerces ne voient aucun intérêt à développer leur activité, conscients que le montant de la « vacuna » exigée (littéralement, le « vaccin ») augmentera avec leur chiffre d’affaires. Les déclarations d’état d’urgence successives et la récente militarisation du pays accompagnent l’effondrement du secteur touristique et la suspension de la vie culturelle et artistique. Le risque d’anomie sociale (classes à distance qui creusent les inégalités éducatives, interruption des regroupements festifs et familiaux…) et de déréliction politique est indéniable. Les mouvements sociaux tendent à être invisibilisés et leurs mobilisations sont étouffées, notamment dans le domaine environnemental et dans celui des droits des femmes et des minorités.
La question des responsabilités politiques
Les conditions d’escalade de la violence et ses conséquences sont assez bien connues, mais une analyse plus fine de la situation impose de revenir sur une série de choix politiques effectués depuis les années 2000. Pour ce faire, il faut si possible déconstruire les instrumentalisations idéologiques vulgaires auxquelles donne lieu la narcoviolence. Ainsi, à droite, on entend parfois dénoncer les différentes gauches régionales au pouvoir, d’Andrés Manuel Lopez Obrador (Mexique) à Lula (Brésil) en passant par Daniel Ortega (Nicaragua), Gustavo Petro (Colombie), Nicolas Maduro (Venezuela) ou Gabriel Boric (Chili) comme coparticipantes d’une conspiration « narco-communiste » visant à déstabiliser la civilisation occidentale[7].
En Équateur, dans le camp idéologique adverse, l’ancien président Rafael Correa (2007-2017) dont le parti « Révolution citoyenne » représente toujours près de 30% de l’électorat, défend au contraire l’idée que sous ses mandats, la paix et la sécurité régnaient dans le pays[8] et que l’essor de la violence criminelle est un phénomène récent lié à la politique « néolibérale » et à la corruption de ses successeurs. Cette légende dorée est toutefois fortement contestée non seulement par ses adversaires politiques, mais par nombre de chercheurs et des experts sur les questions de violence et de sécurité[9].
Une des premières critiques mettant en cause la responsabilité des gouvernements de Rafael Correa leur reproche leur laxisme vis-à-vis de certains acteurs du trafic, qu’il s’agisse de la guérilla des FARC[10] ou des bandes locales. En éliminant en 2009 la base militaire étatsunienne de Manta (pour des raisons de souveraineté nationale) sans la remplacer par des structures efficaces de contrôle des espaces aériens et maritimes, le gouvernement aurait laissé le champ libre à l’« accumulation primitive » du pouvoir narco. De fait, c’est dans cette région que les Choneros se sont développés tout au long des années 2000 et ont commencé à entrer en contact avec le cartel mexicain de Sinaloa.
Parallèlement, la suppression de l’obligation de présenter un extrait de casier judiciaire à la suite de l’adoption du principe de « citoyenneté universelle » dans la Constitution de 2008, a facilité les allées et venues de ressortissants colombiens et autres sur le territoire équatorien. Notons aussi qu’à partir de 2009, les autorités ont entamé un processus de « pacification » de plusieurs bandes juvéniles, dont celle des Latin Kings. Le problème, c’est que les politiques de réinsertion proposées à leurs membres passaient essentiellement par leur intégration directe au parti au pouvoir (qui s’appelait alors Alianza País) : non seulement on a pu alors constater que certains d’entre eux ont été utilisés comme une sorte de force d’appoint musclée contre l’opposition, mais il apparaît que cette « réinsertion » n’est sans doute pas étrangère à la consolidation de réseaux criminels bénéficiant d’importants appuis au sein de l’appareil d’État.
En même temps, les informations recueillies lors de l’arrestation du trafiquant Édison Washington Prado Álava (surnommé le Pablo Escobar d’Équateur) en 2017, montrent que c’est au moment même où le gouvernement Correa semblait faire le plus de zèle dans sa lutte contre le trafic de drogue[11] que les organisations criminelles ont connu leur plus grand essor. Un des principaux experts en violence criminelle du pays, le politologue Luís Cordova, de l’Université centrale de Quito[12], parle de « paix mafieuse » à propos de cette évolution paradoxale dont la politique carcérale, nous allons le voir, a été un des facteurs centraux.
Entre 2009 et 2013, le gouvernement Correa a édifié trois nouveaux centres pénitentiaires, dits de « sécurité maximale », pour augmenter la capacité d’accueil du système. Mais l’application du nouveau code pénal édicté en 2014, beaucoup plus répressif que le précédent malgré un certain assouplissement de la réglementation concernant la consommation, la vente et la détention de drogue, a multiplié par trois la population carcérale en 7 ans, avec 42 % des prisonniers en détention préventive en 2021 et un engorgement massif du système judiciaire. Les trois nouveaux pénitenciers se sont avérés particulièrement incontrôlables, et c’est là que se sont déroulés depuis 2021 les principaux massacres – soit plus de 90 % des homicides carcéraux et 65 % pour le seul Pénitencier du Littoral à Guayaquil[13]. Parallèlement, l’Unité d’intelligence pénitentiaire, créée en 2014 pour contrôler des prisons atteignant parfois le double de leur capacité, a commencé à jouer un rôle parfois assez trouble en recrutant des chefs de gangs comme informateurs. C’était le cas de Fito.
Un système pervers s’est donc mis en place. En échange de renseignements et de maintien de l’ordre interne, les chefs de gangs ont eu le champ libre pour faire des prisons des centres opérationnels d’où ils gèrent leurs activités légales et illégales, paient des juges pour obtenir des remises de peine, des transferts de prisonniers et des libérations anticipées, contrôlent l’entrée de visiteurs extérieurs, rémunèrent du personnel à leur service et organisent des fêtes dispendieuses.
Ces fiefs carcéraux sont aussi une base de recrutement coercitif dans les rangs de la petite délinquance commune. Près d’un tiers des détenus et du personnel pénitentiaire sont membres de ces structures criminelles tandis que les autres sont victimes de rackets systématiques. L’obtention d’un matelas ou de médicaments peut coûter plus d’un salaire minimum mensuel à qui n’est pas affilié aux grandes bandes organisées. D’après la Direction nationale d’investigation anti-narcotique, le contrôle d’un seul pavillon peut ainsi rapporter près de 70 000 dollars par mois.
Un autre reproche adressé aux gouvernements de Rafael Correa est d’avoir construit un appareil de renseignement (la SENAIN, créée en 2009) servant plus à espionner les opposants politiques et les journalistes indépendants qu’à assurer la sécurité des citoyens. De fait, organismes de défense des droits humains et représentants des organisations sociales (indigènes, écologistes et féministes en particulier) s’accordent à décrire la « Révolution citoyenne » comme l’époque la plus répressive depuis le mandat du président ultra-conservateur León Febres Cordero entre 1984 et 1988. La politique extractiviste (minière et pétrolière) de Correa fut l’une des principales pommes de discorde entraînant la répression systématique des mouvements sociaux[14].
La réforme du code pénal mentionnée ci-dessus s’inscrivait par ailleurs dans le cadre d’une restructuration complète du système judiciaire et des modalités de recrutement des magistrats qui, sous prétexte de « participation citoyenne », a consolidé le contrôle politique du pouvoir sur la justice et s’est accompagnée d’une vague de corruption au plus haut niveau[15]. L’affaire Métastase a en outre montré que certains des opérateurs judiciaires clés promus par la réforme judiciaire corréiste (dont l’ancien président du Conseil de la magistrature Wilman Terán, et plusieurs juges ayant dicté des sentences favorables à des membres du cercle rapproché de Rafael Correa dans des affaires de corruption) avaient mis leurs compétences au service des organisations criminelles, notamment en obtenant des relaxes pour des narcotrafiquants[16].
Victime de l’épuisement du boom pétrolier (à partir de 2014) et d’une contestation croissante, la « Révolution citoyenne » était déjà en perte de vitesse lorsque Rafael Correa a finalement renoncé à se représenter aux élections présidentielles de 2017 et désigné pour lui succéder son ex-vice-président de 2007 à 2013, Lenín Moreno, seule figure du parti Alianza País jouissant alors d’une faveur suffisante auprès de l’électorat.
Pour Luis Cordova, la rapide dégradation des relations entre Moreno et Correa, l’implosion d’Alianza País qui s’en est suivie, l’arrestation du vice-président Jorge Glas (homme clé de l’entourage de Correa censé veiller au bon déroulement de la succession) en octobre 2017 et le « détricotage » chaotique du système corréiste ont entraîné une rupture des systèmes d’alliances et de contention partielle de la violence.
La pression brutale exercée en 2018 par le Front Oliver Sinisterra à travers une série d’attentats et l’assassinat des trois journalistes du quotidien El Comercio fut sans doute la première manifestation de cette revendication implicite de « renégociation » des pactes secrets entre secteurs de l’État et acteurs du narcotrafic. L’aggravation constante de la violence depuis lors et la conflagration de janvier 2024 expriment à la fois la déstabilisation générale de ces coordonnées et la recherche de nouveaux équilibres mafieux.
Piégé par le déficit budgétaire hérité de son prédécesseur, entouré par une équipe médiocre, otage des intérêts du secteur privé et des consignes du FMI, affaibli par la mobilisation sociale d’octobre 2019, Moreno a terminé son mandat sur un constat d’échec. Entretemps, sous son égide, la surpopulation carcérale a encore empiré alors que le ministère de la Justice en charge des prisons était remplacé par une entité purement administrative dotée d’un budget réduit de 30 %. Au terme de cette séquence politico-économique désastreuse, l’Équateur était aussi mal préparé que possible à la crise du covid-19, qui a frappé notamment avec une violence inouïe Guayaquil et aggravé la crise sociale[17].
Le gouvernement de droite du banquier Guillermo Lasso, élu en 2021, s’est lui aussi caractérisé par son incompétence et sa médiocrité tout en renforçant la gestion purement répressive de la crise sécuritaire, avec pas moins de vingt déclarations d’état d’urgence en trente mois d’une présidence finalement interrompue à mi-mandat. Le nombre d’incarcérations a particulièrement augmenté pendant les mois qui ont précédé la première des quatorze grandes mutineries pénitentiaires ayant eu lieu sous son administration, avec un bilan de 287 morts parmi les détenus et une avalanche de scènes traumatisantes diffusées sur les réseaux sociaux, dont des meurtres à coups de machettes ou de tronçonneuses dans l’enceinte des prisons en proie au chaos.
Suite à l’ouverture d’un procès politique à son encontre pour corruption[18], Lasso a été contraint de convoquer des élections anticipées qui ont été remportées de façon inattendue par un jeune outsider sans expérience politique âgé de 35 ans, Daniel Noboa, censé donc gouverner jusqu’en mai 2025. Né à Miami en 1987, le nouveau président est le fils de l’homme le plus riche d’Équateur, Álvaro Noboa, qui a fait fortune dans le commerce des bananes, un des principaux produits d’exportation équatoriens avec le pétrole et les crevettes, et avait lui-même été cinq fois candidat sans succès aux élections présidentielles. À l’image de ploutocrate ignorant et histrionique de son géniteur, Daniel Noboa opposait, outre ses diplômes américains, un discours technocratique teinté de vagues préoccupations sociales sur la modernisation du système productif, la compétitivité et la promotion de l’emploi des jeunes.
Les perspectives troubles du « conflit interne »
Dépourvu à la fois d’expérience, de base sociale stable et de personnel politique, le jeune chef d’État a donc dû faire face, moins de deux mois après son intronisation, à l’offensive généralisée des organisations criminelles. L’état de « conflit interne » déclaré par le nouveau président va plus loin que les « déclarations d’état d’urgence » devenues quasi-rituelles de ces dernières années. Il organise la militarisation de zones stratégiques (centres urbains, axes routiers, frontières, etc.), mais s’appuie aussi sur un renforcement de la coopération avec les États-Unis, dans la mesure où cela correspond à la panoplie des recettes « recommandées » par les agences nord-américaines à leurs alliés. Il semble bien que ce plan d’action, ainsi que les modalités de son financement, aient été anticipées de l’extérieur avant même l’élection, complètement imprévisible, de Daniel Noboa en octobre 2023.
En avril 2023, sous le gouvernement de Guillermo Lasso, des tensions avaient éclaté entre la police et les forces armées, qui se voyaient refuser l’accès aux services de renseignement. L’état-major militaire a désormais l’ascendant sur les forces de police et l’ensemble bénéficie d’un blindage juridique. Le droit humanitaire international se substitue au droit pénal ordinaire pour juger des éventuelles exactions commises, les opérations de renseignement et de police n’ayant plus pour objectif d’alimenter des procédures judiciaires mais d’identifier et de neutraliser des objectifs militaires.
Le déploiement de plus de 22 000 militaires et 60 000 policiers semble être parvenu pour l’instant à restaurer un certain retour au calme : on ne compte presque plus d’attentats, ni d’affrontements ouverts, et l’on constate une baisse des vols et une hausse notable des plaintes pour extorsion. La multiplication des raids dans les prisons et les quartiers sensibles, les contrôles routiers et autres mesures ont permis entre autres, de libérer le personnel pénitentiaire et des prisonniers retenus en otage. Au cours de ces opérations, dix présumés « narcoterroristes » et trois policiers sont décédés, près de 10 000 individus ont été arrêtés et 268 déjà condamnés. Tandis que le nombre de morts violentes par jour aurait chuté, les saisies d’armes, d’explosifs et de drogue ont battu tous les records. Cela n’a toutefois pas empêché l’assassinat en plein jour à Guayaquil, le 17 janvier dernier, de César Suárez, magistrat en charge du dossier « Fito » et de l’attaque contre la chaîne TCTV.
Il est évidemment beaucoup question en Équateur de la ressemblance possible (ou souhaitable, pour certains) entre la stratégie de Daniel Noboa et celle du président salvadorien Nayib Bukele, qui a fait baisser drastiquement le taux d’homicides et de délinquance terrifiant de son pays à travers une politique de répression militarisée et d’incarcération massive très largement saluée par la population locale, et qui lui vaut en outre une indéniable popularité dans la région.
Outre les problèmes intrinsèques de dérive autoritaire, d’arbitraire et de violation des droits humains que comporte la stratégie de Bukele, la situation n’est guère comparable dans la mesure où les « maras » salvadoriennes ne participent pas ou presque pas aux circuits internationaux du narcotrafic et, plutôt vouées à la micro-prédation locale, ne possèdent pas l’énorme force de frappe financière qui permet aux organisations criminelles en Équateur (comme au Mexique) d’acheter massivement politiciens, haut-fonctionnaires, magistrats, généraux, responsables policiers, etc. Par ailleurs, tout en affirmant vouloir s’inspirer en partie de la politique de Bukele[19], Daniel Noboa a tenu à se différencier explicitement de son homologue salvadorien en affirmant son respect de la séparation des pouvoirs et des prérogatives du Parlement et de la magistrature, ainsi que son intention de consulter pour chaque mesure les institutions démocratiques concernées.
Quoiqu’on pense de la sincérité de ces propos – vraisemblablement influencés par les conseils de ses interlocuteurs diplomatiques étatsuniens –, la question des dérives possibles de la militarisation du combat contre les organisations criminelles est bien entendu présente à l’esprit de nombre d’observateurs et de défenseurs des droits humains et des populations les plus vulnérables. Etant donné ce qu’on sait de l’armée équatorienne, qui est beaucoup plus populaire – et considérée comme moins encline à la violence contre les civils – que nombre de ses homologues de la région, on peut espérer que l’Équateur échappe aux massacres indiscriminés commis par exemple en Colombie dans le cadre de la lutte anti-insurrectionnelle, ou au Venezuela par les escadrons de la mort anti-délinquance qui sèment la terreur dans les quartiers populaires[20].
Mais il n’est pas exclu que, par exemple, certains acteurs du narcotrafic puissent nouer des alliances – liées à leur capacité de corruption et d’infiltration de l’appareil d’État – avec des responsables militaires et policiers sur la base d’ « arrangements » mutuellement profitables : tel ou tel leader d’une organisation criminelle peut fournir à un interlocuteur militaire ou policier des informations sur ses concurrents, sur des « gêneurs » individuels ou sur des bandes parasitant son territoire, et les deux parties y gagneront puisque le demandeur verra son problème « éliminé » par les forces de l’ordre, tandis que ces dernières feront du chiffre et de bonnes opérations de relations publiques[21]. Les défenseurs des droits humains s’inquiètent aussi de la possibilité que des magistrats, des journalistes ou des activistes mal vus par le pouvoir en place puissent être victimes d’accusations fallacieuses et transformés en cibles militaires sous prétexte de combat contre le « narcoterrorisme ».
Un petit pays comme l’Équateur est totalement incapable d’affronter à lui seul les dilemmes et les impasses sociologiques, macroéconomiques et internationaux d’une « guerre mondiale contre la drogue » dont beaucoup d’observateurs, et même d’acteurs, dénoncent l’échec et les absurdités – et encore moins de proposer des alternatives d’ensemble qui devraient nécessairement passer par une interrogation sur la légalisation et des politiques de remédiation sociale alternatives[22].
Condamnée à intervenir sur les effets locaux désastreux plutôt que sur les causes globales, la stratégie militariste de Daniel Noboa, pour l’instant massivement approuvée par l’opinion publique[23], représente un coût exorbitant pour l’économie nationale. Sa marge de manœuvre budgétaire est aussi faible que celle de ses prédécesseurs depuis 2014 et entraîne le recours aux recettes habituelles – appel au FMI, traités de libre-échange et hausse de la TVA (de 12 % à 15 %[24]) –, accompagnées de coupes budgétaires dans la santé publique et l’éducation.
Cette stratégie s’appuie en outre sur une majorité parlementaire opportuniste et fragile basée sur une alliance de circonstance entre les soutiens direct du président Noboa, le parti de Rafael Correa (RC) et le bloc conservateur du Parti social-chrétien. Une coalition ad hoc qui est par ailleurs constamment minée par des manœuvres et des intrigues autour de la question de l’avenir judiciaire de certaines personnalités politiques (en particulier d’allégeance corréiste) en vue des prochaines présidentielles de 2025.
De son côté, une fois passée la satisfaction de voir les militaires dans la rue, la population exigera rapidement du pouvoir des résultats concrets, et s’avère logiquement plus intéressée par l’élimination du fléau de la micro-extorsion et des violences extrêmes du quotidien dans les quartiers que par le nombre et le volume des saisies de cocaïne dans les containers de bananes destinés à l’exportation. Confronté à cette combinaison de facteurs structurels pervers, à la déréliction sociale, à l’incompétence et au clanisme des élites politiques, l’Équateur n’est donc malheureusement pas prêt de voir la fin de la violence.