À bord du Marius
Au Chrysler Museum de Norfolk, Virginie, le rez-de-chaussée est occupé par une grande collection d’objets réalisés en verre. Les trois premières vitrines donnent à voir des bouteilles, des flacons et des corbeilles à fruits de la Grèce antique, de Rome et de l’Empire perse. Le verre en est si fin qu’on croirait des bulles de savon susceptibles d’éclater au moindre courant d’air. À n’en pas douter il aura fallu un second miracle pour que des archéologues les retrouvent intacts. Le premier miracle ? Qu’il soit possible de créer des objets si aériens à partir du sable arraché à la croûte terrestre. M’enthousiasme au plus haut point le fait que l’esprit et la main de l’homme soient capables d’une telle délicatesse.
Curieusement, c’est à cela que je pense en regardant deux portiques décharger le Marius, le cargo français à bord duquel je me trouve depuis quatre jours et son escale de Savannah, en Géorgie. Immenses, pesant plusieurs milliers de tonnes, ils enlèvent et déposent les conteneurs au centimètre près, sur le quai de Kingston, Jamaïque, tout au plus en trois minutes. Dans ce laps de temps, chaque boîte de trente tonnes aura semblé voler, légère, dans le ciel du terminal. La gravité semble vaincue, le poids des choses est annulé. Il y a, oui, des liens possibles entre l’artisan de l’Antiquité et l’ingénieur allemand ou chinois du XXIe siècle ; dans un cas comme dans l’autre, le geste et la pensée, parce qu’ils épousent les lois de la matière, parviennent à donner une impression de facilité déconcertante – jusqu’à figurer, à l’image des oiseaux dans le ciel, une liberté inattendue[1].
Je repense à tout cela deux jours plus tard, alors qu’il est trois heures du matin. Normalement je dors à cette heure-ci lorsque je suis en France. Mais ce mercredi 30 août 2023 est un jour particulier : le cargo approche les premières écluses permettant de passer de la mer des Caraïbes dans les lacs Gatun et Miraflores, avant de déboucher dans le Pacifique – autrement dit je découvre