Des effets néfastes de la guerre froide sur le libéralisme
Que savons-nous aujourd’hui de la philosophie politique et sociale du libéralisme telle qu’elle s’était développée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ? Pas grand-chose, d’après Samuel Moyn, professeur à Yale et auteur d’un récent essai intitulé Le libéralisme contre lui-même[1]. Cet essai, consacré à un groupe de théoriciens que Moyn qualifie d’ « intellectuels de la guerre froide », suggère en effet que, au milieu du XXe siècle, de nombreux libéraux ont considéré que, devant les catastrophes du demi-siècle qui venait de s’écouler, il convenait de ramener le projet émancipatoire du libéralisme à des dimensions beaucoup plus modestes, et de recentrer cette philosophie autour du noyau essentiel qu’est la protection de la liberté individuelle.
Ce recentrement signait dès lors l’abandon de tout projet de promotion de l’autonomie de l’ensemble des citoyens qui emprunterait les chemins politiques et collectifs de la construction d’une structure sociale et institutionnelle. C’est ce que Judith Shklar, dont l’œuvre est le sujet du premier chapitre de cet essai, a appelé le « libéralisme de la peur », un libéralisme où l’autonomie ne serait pas la conséquence d’une structure sociale et politique, mais résulterait au contraire de la protection des droits de l’individu contre les errements d’une telle entreprise : la liberté contre l’ État et non pas par l’État[2]. Cette version rétrécie du libéralisme serait malheureusement, d’après Moyn, la seule que nous connaissons aujourd’hui.
La conséquence de ce redimensionnement majeur aura en effet été d’occulter la très riche contribution que la pensée libérale avait apportée – avant la Seconde Guerre mondiale – à l’idée d’émancipation, c’est-à-dire à l’idée d’une production de l’autonomie de l’ensemble des individus dans l’histoire par le moyen de la politique. Cette occultation, à son tour, a laissé le champ libre au communisme, qui a ainsi pu se présenter comme l’unique héritier de la philosophie des lumières et prétendre que le seul chemin que l’émancipation pouvait emprunter était celui de l’autoritarisme et de la disparition du marché et de la propriété privée des moyens de production.
L’ultime conséquence est un territoire désolé où le libéralisme politique, armé de la seule idée de liberté individuelle comme non-interférence et coupé de toute idée d’une promotion collective de l’autonomie par le moyen d’une politique socialement juste et démocratiquement consistante, apparaît comme une citadelle assiégée et prête à succomber sous les coups de l’illibéralisme. Mais c’est sa pauvreté qui fait sa faiblesse.
Les raisons d’un redimensionnement
Pourquoi ce redimensionnement s’est-il produit ? Parce que les théoriciens que Moyn présente comme ses principaux porte-parole – parmi lesquels Karl Popper, Isaiah Berlin, Gertrud Himmelfarb, mais aussi à certains égards Hannah Arendt – étaient, d’après lui, marqués par un profond pessimisme sur la viabilité du projet libéral tel qu’il avait été formulé à l’époque des Lumières, c’est-à-dire comme un double projet d’émancipation générale des individus et de progrès de la démocratie dans et par l’histoire.
Dans ce projet, l’émancipation désignait le fait que les individus devaient être affranchis de l’ensemble des tutelles publiques et privées non seulement par l’accès aux droits civils et à l’éducation, mais par la création politique des conditions institutionnelles et matérielles de leur épanouissement personnel et de leur autonomie.
Initialement, c’était d’abord la création d’un marché où les personnes et les choses pourraient circuler sans entraves juridiques qui, conjointement avec la jouissance de droits civils égaux, apparaissait comme la condition première de cet accès à l’autonomie, tant il était conçu comme un outil de soustraction des individus aux dépendances personnelles en même temps qu’un vecteur de la diffusion de la propriété et de la généralisation de l’enrichissement.
Mais progressivement, le marché est apparu non plus comme un allié mais comme un obstacle à l’affranchissement des individus, en sorte que le projet d’émancipation collective se transformait en une entreprise de limitation des libertés économiques au profit de la construction d’une forme sociale censée permettre de réaliser l’autonomie
Dans un second temps, ce projet a assimilé l’idéal démocratique, c’est-à-dire l’idée que l’universalisation des droits politiques serait le canal par lequel une volonté collective que l’on pourrait qualifier de « générale » tendrait à cette forme de bien public ou d’intérêt commun consistant précisément à donner corps et réalité aux conditions de l’autonomie personnelle. Mais là encore, l’idée démocratique a profondément changé de sens, devenant progressivement le champ clos de l’affrontement des intérêts et laissant se profiler à l’horizon le spectre sinistre de la tyrannie de la majorité.
L’histoire enfin – troisième volet de cette philosophie libérale des origines – qui était initialement pensée comme le lieu où pouvait prendre place, grâce à l’action politique collective, ce progrès de l’humanité vers une autonomie croissante et sans cesse plus réelle de l’ensemble des individus, a rapidement été présentée comme le déploiement objectif d’une nécessité permettant de présenter les atteintes aux droits individuels comme des étapes indispensables à l’épanouissement final d’une liberté sans cesse repoussée.
Les raisons qui ont motivé le pessimisme de la génération d’intellectuels libéraux d’après-guerre auxquels s’intéresse Samuel Moyn sont donc très claires. La possibilité que l’histoire soit le lieu d’un progrès vers une autonomie sans cesse plus réelle s’était à leurs yeux transformée en une loi objective qui, parce qu’elle présentait ce progrès comme une nécessité inéluctable pour l’avènement de laquelle tous les moyens sont justifiés, ne pouvait qu’aboutir à des errements désastreux. La répression de masse, les atteintes aux droits individuels, en sont venus à être présentés comme des étapes malheureuses d’une apothéose sans cesse différée, mais qui se justifiaient par la nécessité de vaincre les résistances – politiques, économiques, mais aussi intellectuelles – à ce mouvement historique vers l’avant censé supprimer les privilèges et abraser les inégalités au profit d’une démocratie et d’une égalité des autonomies enfin réalisées.
La propriété privée et la libre circulation des marchandises, dont la généralisation était initialement censée constituer la voie d’accès privilégiée à une autonomie réelle, ont progressivement été perçues par les héritiers dévoyés du projet d’émancipation, comme autant d’obstacles qu’il fallait briser au profit d’une socialisation des moyens de production et d’une gestion centralisée et non-concurrentielle des ressources et de leur distribution.
Pourquoi une telle perversion du projet initial s’est-elle produite ? La réponse des « intellectuels de la guerre froide » est que le ver était dans le fruit, que l’ambition était trop haute et trop irréaliste pour ne pas s’égarer et, en manquant son but, ne pas causer les catastrophes dont elle s’était rendue responsable. C’est donc le projet lui-même de l’émancipation – c’est-à-dire l’idée que les individus, êtres sociaux par excellence, ne pourraient accéder à l’autonomie que par la médiation d’une réalité institutionnelle collective dont l’instauration dans l’histoire serait le fruit d’une action collective de forme démocratique – qui devait être remis en question.
Si ses progrès s’étaient heurtés à des obstacles et à des résistances tels qu’il avait fallu mettre en œuvre les moyens qui lui sont les plus contraires pour les surmonter – engendrant au passage guerres, destructions et meurtres de masse – c’est qu’il reposait sur une vision trop optimiste d’une nature humaine dans laquelle la violence et le désir de domination sont en réalité ancrées au plus profond, et dont il est par conséquent dangereux de chercher à libérer les énergies et la volonté.
Le projet émancipatoire cessait ainsi d’apparaître comme la solution aux maux dont l’humanité est affectée – la pauvreté, l’inculture, l’inégalité, la violence – mais il en devenait la cause en ayant libéré des forces qu’il aurait convenu au contraire de réprimer et de tenir en lisière. Pour ces intellectuels de la guerre froide, le libéralisme devait donc s’ajuster à la réalité en révisant ses ambitions à la baisse et surtout en abandonnant toute idée selon laquelle la volonté collective pourrait viser un bien commun ou un intérêt général dont l’autonomie individuelle serait à la fois une composante et une conséquence. Cette volonté collective – qualifiée en vain de « générale » – ne pouvait qu’être l’ennemie de la liberté individuelle et non son alliée, et c’est avant tout contre elle que cette dernière devait être défendue et protégée.
Mais, comme le montre le chapitre que Samuel Moyn consacre à Lionel Trilling, une partie au moins de ces intellectuels d’après-guerre sont passés d’un profond pessimisme sur la capacité d’une quelconque volonté collective à promouvoir un intérêt commun à une appréciation négative de la volonté individuelle elle-même. Mettant ses pas dans ceux de Freud, Trilling affirme en effet que l’homme est naturellement violent et que toutes ses tentatives d’émancipation sont inévitablement limitées par des facteurs psychiques de ce genre.
Au début de sa carrière, dit Moyn, Trilling tournait cette idée en ridicule et il craignait que cette manière de mettre l’accent sur l’agressivité native de l’individu ne risque de transformer abusivement une contingence sociohistorique en nécessité naturelle, de récuser l’idée que la violence est la conséquence d’institutions oppressives engendrant la résistance pour affirmer au contraire que c’est cette violence originelle elle-même qui engendre les institutions oppressives.
Cette crainte s’est révélée justifiée et, avec d’autres Trilling a fini par se faire lui-même le défenseur de l’idée que l’agressivité humaine est un fait de nature qui justifie que l’on s’abstienne de provoquer les hommes à une quelconque forme d’action en faveur d’une soi-disant libération, surtout lorsqu’il s’agit d’une action collective dans laquelle les passions malsaines l’emportent d’une manière encore plus prononcée que dans une action individuelle, car il n’en résulte que des catastrophes et de la violence. Les limites à la possibilité de réforme sont donc infranchissables et l’action humaine doit consister non pas à promouvoir le bien mais à tenter d’empêcher le mal et à contenir une violence toujours prête à déborder.
Comme l’écrit Moyn , Trilling invitait donc à « inventer un libéralisme réformé qui cesserait enfin d’être surpris par l’existence du mal, qui aurait conscience que les individus sont imparfaits et que l’utopie ne fait qu’empirer les choses », avant tout « en cooptant les bonnes intentions et les idéaux élevés au services de fins criminelles et de solutions violentes » (p. 149). Pour Trilling, les individus doivent consacrer le peu de dispositions à l’autonomie dont ils jouissent à faire effort pour ne pas interférer dans les actions de leurs semblables, et à doubler cette non interférence dans les actions d’autrui d’une interférence continue sur eux-mêmes dans le but de maîtriser leurs passions dominatrices.
Comme Isaiah Berlin, Trilling n’abandonne pas pour autant l’idéal romantique de l’auto réalisation et de la création de soi par soi, mais il le sépare de toute entreprise institutionnelle et collective. Aux yeux de Moyn, cette disjonction a cependant pour effet de condamner l’idéal lui-même et Trilling – comme Isaiah Berlin mais aussi comme John Stuart Mill – semble ne pas avoir compris la contradiction qui pouvait exister entre son éloge du romantisme et de la création de soi d’une part, son adhésion à l’idée de liberté négative de l’autre.
Coupé d’une communauté animée d’une éthique collective substantielle offrant à l’individu le contrepoint nécessaire, l’individu se trouve en effet plongé dans un vide moral qui lui interdit toute autodéfinition et toute originalité. Tocqueville, en revanche, avait bien compris à quel point l’individualisme de la liberté négative risquait de déboucher non pas sur l’épanouissement des différences personnelles mais sur le conformisme le plus gris et le plus homogène.
Les conséquences désastreuses
Pour Samuel Moyn, l’héritage de ce repli du libéralisme dans la citadelle des droits de l’individu est désastreux parce que l’abandon du projet d’émancipation et du rôle de la puissance publique dans la promotion et la protection de l’autonomie laisse la place à diverses formes de prédation privée, d’exploitation, de violence et d’oppression. L’histoire témoigne en effet que la faiblesse ou la dissolution de l’autorité centrale est très loin d’être le gage certain de la liberté des individus. Au contraire, plus cette autorité s’affaiblit plus les castes locales se renforcent et plus les individus privés qui ont la main sur elles sont en mesure d’exercer une domination complète sur leurs membres[3].
La famille, le clan, la vassalité, le pouvoir local, ne sont certes pas les lieux où l’autonomie individuelle atteint son paroxysme et la liberté n’a jamais pu progresser que lorsque l’État était en mesure de tenir la dragée haute à ces puissances privées ou quasi privées, de leur rogner les ailes et de les empêcher de tenir leurs subordonnés dans une dépendance incompatible avec une quelconque forme d’autonomie[4].
L’effacement de l’État social
Parmi les conséquences particulièrement néfastes de cette rétraction de l’idée libérale, il y en a deux qui pèsent d’un poids particulièrement lourd. Tout d’abord l’effacement progressif de la légitimité de l’État social, et surtout une forme marquée de préjugés et de pratiques néo-colonialistes dans les rapports entre pays du nord et pays du sud et, plus largement, entre les blancs et ceux qui n’ont pas la chance de l’être.
On sait en effet à quel point Hannah Arendt considérait le combat pour la justice sociale et pour une répartition plus égalitaire des avantages matériels comme une forme dégradée et dégradante de la politique. Non seulement elle n’était pas convaincue qu’il fût nécessaire de créer une base matérielle de l’autonomie, mais l’idée qu’il puisse y avoir une liberté par rapport au besoin conduisait selon elle au totalitarisme et elle parlait – prenant en cela le contrepied du fameux discours où F.D. Roosevelt plaçait cette liberté par rapport au besoin parmi les libertés fondamentales dans une société de progrès[5] – des « terrible mistakes of the politics of want ».
À l’instar des autres intellectuels de la guerre froide, Arendt s’éloignait ainsi de l’ancien libéralisme et de tout projet consistant à agir politiquement pour garantir les conditions, y compris économiques, de la jouissance d’une liberté créative. S’il est vrai, selon Arendt, que la liberté ne peut exister que pour ceux dont les besoins matériels sont satisfaits, il n’en demeure pas moins qu’elle échappe nécessairement à ceux qui luttent pour satisfaire ces mêmes besoins ou qui tentent de s’associer dans le but d’obtenir de meilleures conditions d’existence et de travail, car cette lutte les aliène et les enferme dans des préoccupations serviles. Le scepticisme de Hannah Arendt sur l’État social mais aussi sur un État qui lutterait pour l’égalité raciale et contre toutes les formes de discrimination fait selon Moyn partie des fondements de sa pensée politique[6].
On sait également que H. Arendt oppose régulièrement le modèle de la révolution française à celui de la révolution américaine et que seule cette dernière trouve grâce à ses yeux parce que, si elle a bien été une forme d’action collective, elle n’a selon elle pas visé la construction d’une forme institutionnelle et sociale chargée de donner corps à la liberté mais seulement entrepris de délivrer les individus et leur puissance d’initiative de la tutelle du pouvoir, et c’est la clef de sa réussite[7]. La révolution française, en revanche, aurait selon Arendt échoué parce qu’elle aspirait à trouver une forme sociale capable d’équilibrer le pouvoir et la liberté et de faire de la loi le vecteur de l’autonomie, et c’est la raison pour laquelle elle aurait sombré d’abord dans la terreur, puis dans l’impuissance, et enfin dans la dictature napoléonienne.
Dans l’après-guerre, c’est cependant le modèle révolutionnaire français qui l’emporte et qui est suivi par les peuples en voie de décolonisation. C’est ce qui fait dire à Arendt que le modèle américain de la liberté individuelle contre l’État est isolé et qu’il faut le défendre au milieu d’une mer hostile peuplée d’entreprises souvent sanglantes d’émancipation collective.
La liberté blanche
Samuel Moyn pense que ces idées ont cristallisé dans un ensemble de représentations qui continue aujourd’hui de gouverner les rapports entre pays du nord et pays du sud. Dans un chapitre significativement intitulé « La liberté blanche », il montre que, parce que la civilisation consiste pour eux dans une capacité à maîtriser ses passions ou à les enfermer dans une sorte de prison, il se pourrait que les libéraux de la guerre froide aient pensé que cette capacité n’était pas également partagée par tous les membres de l’espèce humaine.
Si ces intellectuels se préoccupaient de protéger la liberté de l’homme occidental contre les dérives autoritaires engendrées par le souci de la justice sociale et les excès de la démocratie, ils ne se sont en effet guère préoccupés de la liberté des peuples du sud que cet homme occidental a si abondamment colonisés et exploités, et ils concevaient volontiers les tentatives de ceux-ci pour s’extraire de la domination coloniale comme des entreprises qui, marquées par la violence et l’absence de retenue, débouchent avec constance sur le despotisme.
Au fond, l’anticolonialisme n’aura été pour eux qu’une révolte infantile contre le patient apprentissage de la maîtrise de soi et de la civilisation que les peuples du nord étaient seuls capables d’apporter, une manifestation de primitivisme qui pourrait bien signer, chez les peuples du sud, une incapacité congénitale à l’auto discipline à laquelle la bienfaisante colonisation entendait les faire accéder. Il suffit de voir à quelles réalités politiques ont conduit les mouvements nationalistes du tiers monde pour comprendre que ces peuples auraient eu avantage à rester sous le joug de l’homme blanc.
Isaiah Berlin, par exemple, ne mentionne jamais l’oppression coloniale, alors qu’une réflexion sur l’échange inégal lui aurait sans doute donné l’occasion de relativiser sa propre conception de la liberté et d’en faire ressortir à quel point elle pourrait n’être, dans son principe même, que le privilège de quelques-uns. On ne manque plus aujourd’hui de contributions intellectuelles qui montrent que la protection des droits des uns – en particulier des droits économiques de propriété et de contrat – pourrait signifier une vulnérabilité accrue pour les autres, ni de suggestions qui montrent qu’il serait contradictoire de protéger chez les uns, au nom de la liberté, des intérêts et des formes d’action qui se traduisent par la dépossession et l’exposition au pouvoir arbitraire chez les autres[8].
Obsédés par les dangers auxquels leur paraissait exposée la liberté de l’homme du Nord, les libéraux de la guerre froide ont été entièrement insensibles à ce genre d’arguments. Judith Shklar, dans la seconde partie de sa carrière intellectuelle, pensait que le sud global était – intrinsèquement ? – gros de cruauté et de violence, ce qui justifiait encore plus, à ses yeux, la construction d’un libéralisme de la peur centré sur la volonté de contrôler la violence et non plus sur la volonté d’aller vers une liberté accrue (p.129). Hannah Arendt reprend elle aussi, selon Samuel Moyn, les accusations de violence contre les peuples du sud et l’idée selon laquelle les régimes issus de la décolonisation sont uniformément des tyrannies. Jamais elle ne semble s’apercevoir que ces formes de totalitarisme ne peuvent paraître nouvelles, et issues de caractéristiques propres aux peuples colonisés, que pour ceux qui ignorent la violence coloniale ou relativisent les réalités sordides de la colonisation.
Ces idées sont aujourd’hui devenues une sorte de lieu commun qui caractérise notre temps et l’imprègne de relents racistes. Elles tendent à nous faire penser que les despotismes dans lesquels les peuples du sud ne cessent de tomber sont le résultat inévitable d’une incapacité à supporter les contraintes de la civilisation, qu’ils sont la conséquence d’une illusion sur l’efficacité des luttes de libération collective visant à faire accéder les individus à l’autonomie en construisant pour celle-ci des bases institutionnelles et matérielles. On finit par accuser le sud d’être un foyer sui generis de violence et de cruauté, comme si, dit Moyn, « ces peuples avaient commencé à exister le jour où le colonisateur est parti », et comme si cette violence et cette cruauté ne s’étaient pas manifestées dans la colonisation et dans la destruction des formes d’existence sociale équilibrée qu’elle a engendrée[9].
Samuel Moyn écrit ainsi que ce silence des libéraux de la guerre froide sur l’oppression subie par les peuples coloniaux, tout comme leur racisme latent, en dit long sur la signification profonde de leur libéralisme. C’est un libéralisme pour les blancs ! Non seulement il s’abstient de défendre l’État social dans le Nord tout en évoluant vers le néolibéralisme, mais il limite la liberté aux peuples du Nord en affirmant que ceux du Sud ont pris le parti de la révolution française, de son nationalisme et de sa tradition de violence, traduisant ainsi leur incapacité foncière à la liberté, à la civilisation, et à la discipline sur soi qu’elles exigent.
L’exception sioniste
Le sionisme est le seul mouvement de libération par la voie de l’État qui a l’approbation des libéraux de la guerre froide, mais cette exception, selon Samuel Moyn, est révélatrice des contradictions internes de leur pensée. Curieusement, ils acceptent cette forme d’émancipation collective dont ils dénoncent partout ailleurs les errements désastreux et les crimes dont ils s’accompagnent. Arendt écrit par exemple à propos de l’affaire Dreyfus que la seule réponse possible à la persécution est « le ferme concept jacobin de la nation » (cité p. 133) et, à un moment, l’Irgoun et Jabotinsky semblent même trouver grâce à ses yeux. Mais Moyn note à juste titre que, après 1943, lorsque le sionisme a abandonné l’idée d’un État fédéral décentralisé, Hannah Arendt a récusé une forme de sionisme qui, selon elle « embrassait une vision allemande du nationalisme » en cherchant à construire un État juif qui ne pouvait s’édifier qu’aux dépens des droits des palestiniens.
Il demeure en tout état de cause surprenant qu’un auteur comme Jacob Talmon, dont le messianisme et le volontarisme politique ont toujours été la bête noire, ait fait une telle exception pour le messianisme juif, comme si ce dernier n’avait pas sa source dans le nationalisme révolutionnaire que Talmon a passé sa vie à dénoncer[10]. Tard dans sa carrière, dit Moyn, Talmon a commencé – en 1967 – à percevoir cette contradiction et à comprendre qu’il n’était pas réellement possible de continuer à approuver une entreprise à la fois coloniale et nationale dans laquelle le destin de la communauté et de l’État était le but premier et justifiaient toutes les violence, tout en développant à satiété l’idée que la liberté se construit contre l’État et la communauté et non par leur moyen (p. 135-138)[11].
Ce paradoxe, au demeurant, n’a pas seulement existé pour la génération des intellectuels d’après-guerre, mais il existe aussi pour tous ceux qui, aujourd’hui, n’ont pas de mots assez durs pour condamner le nationalisme et la politique de l’identité, qui ne cessent de proclamer que les droits de l’individu sont partout et toujours au-dessus des impératifs de préservation de la communauté, mais qui laissent passivement se dérouler sous leurs yeux une entreprise génocidaire d’effacement d’un peuple par la volonté de puissance d’un autre[12].
Pourtant, on voit bien aujourd’hui que le nationalisme conduit le peuple juif dans l’impasse et dans le reniement de soi[13], qu’il mène tout autant à la violence et aux crimes (censés être justifiés par le but à atteindre qui est la liberté collective de la nation juive) que d’autres formes de nationalisme et d’autres entreprises d’émancipation collective par le moyen d’un État dont la protection et la défense deviennent l’excuse et la justification de meurtres et de violations sans nombre des droits humains[14]. Que l’instrumentalisation de la Shoah qui sert d’alibi à ces violations soit unanimement adoubée par les élites occidentales qui portent la plus lourde responsabilité dans la diffusion de l’antisémitisme historique en dit long sur leur mauvaise conscience, mais aussi sur les relents racistes et suprémacistes dont elles continuent interminablement d’être infectées.
Quelles conclusions ?
Moyn dit que les libéraux de guerre froide « ont purgé les propriétés émancipatoires » de la tradition dont ils se prétendent les héritiers. Ils ont évolué vers une forme de pensée qui se situe au-delà du libéralisme, vers un néolibéralisme qui répudie le projet d’émancipation collective qui était pourtant le cœur du libéralisme des origines (p. 139). Mais, dit-il, le libéralisme n’est pas nécessairement ce qu’il est devenu, avec son ambivalence à l’égard des Lumières, son rejet des appels à un progrès social et politique qu’il considère désormais comme un des ferments du terrorisme, et sa manière de traiter l’Occident comme le refuge ultime de la liberté selon des lignes de fracture qui sont à la fois raciales et économiques (p.165).
La véritable cible de Samuel Moyn est la gauche démocrate américaine d’aujourd’hui (ceux que l’on appelle aux États-Unis des « libéraux ») et, au-delà, l’ensemble de la gauche réformiste des pays développés. Il accuse ces libéraux d’être les successeurs et les prisonniers de cette reformulation du libéralisme dont les penseurs de la guerre froide se sont rendus responsables, à ceci près que, aujourd’hui, ce qui suscite la « peur » dont parlait Judith Shklar, ce n’est plus le communisme mais le populisme de Donald Trump, l’islamisme, ou le nationalisme de Poutine et de Xi Jing Ping.
Les thèmes fondamentaux sont cependant les mêmes : la liberté individuelle est menacée par ses ennemis de toujours, par des « sauvages » incapables de se civiliser, incapables de comprendre l’importance des droits de l’homme, prompts à la violence, ivres de rêves nationalistes et, pour certains, de messianisme religieux. Mais ces libéraux d’aujourd’hui semblent ne pas se rendre compte que Trump et ce qu’il incarne sont les conséquences nécessaires de la réaction à l’encontre de leur propre version édulcorée et rétrécie de ce qu’est un régime de liberté politique. Ils ne se rendent pas compte que cette réduction de la liberté à l’absence d’incursion de l’État dans la sphère privée de l’individu laisse le champ libre aux inégalités, aux prédations de la richesse concentrée, à une absence de réciprocité qui nourrit la rancœur et la colère contre des libertés perçues comme le bouclier derrière lequel s’abrite une minorité de nantis pour exploiter le plus grand nombre et s’attaquer à son niveau de vie, en particulier aux services publics et aux dispositifs sociaux qui, jusque dans les années 70, avaient assuré une réelle promotion à la classe moyenne et de véritables perspectives d’accès à une existence plus décente aux groupes sociaux les plus défavorisés[15].
Mais surtout, ils ne se rendent pas compte que c’est leur propre culte de l’individu qui a inoculé l’opinion publique contre toute forme d’intervention publique et dirigé le ressentiment contre l’explosion des inégalités dans la voie du populisme nationalisme au lieu de la laisser s’écouler dans la voie d’un progressisme qui aurait récupéré la grande tradition américaine qui a conduit au New Deal, la tradition de l’intervention fédérale en faveur de l’égalité et de la justice.
Trump est en réalité leur propre image dans le miroir quand il développe l’exaltation de la liberté individuelle et, par-dessus tout, le rejet de l’action de l’État par lequel ils ont eux-mêmes été si lourdement contaminés. D’un côté comme de l’autre c’est le même redimensionnement du libéralisme aux dépens de toute action collective qui ouvre la porte à toutes les exactions de la puissance privée et qui aliène en nombre croissant les victimes de cette dernière par rapport aux idées centrales du libéralisme.
Les malheureux libéraux d’aujourd’hui, qui adhèrent à une version rétrécie d’un libéralisme qui s’est recentré autour de la liberté individuelle aux dépens de tout projet de justice sociale, n’arrivent donc pas à se demander pourquoi cette version rabougrie de leur idéal suscite tant de mécontentement, ni pourquoi leur libéralisme revêt sans cesse plus l’allure d’une citadelle assiégée. Ils n’arrivent pas à comprendre que le libéralisme qu’ils défendent et qu’ils invoquent est trop pauvre pour susciter l’adhésion, qu’il est de plus en plus perçu comme un discours trompeur qui, derrière la proclamation de l’égalité, laisse proliférer les privilèges et la corruption de la démocratie par l’argent.
Certes, il ne fait guère de doute que de nombreux événements actuels semblent confirmer le libéralisme de la peur parce que l’idée même de liberté individuelle semble menacée. Mais, au lieu d’essayer de localiser les raisons de cette menace croissante dans la forme que la guerre froide a imprimée à leur vision de la société, les libéraux d’aujourd’hui s’enfoncent dans la réitération de dogmes abstraits qui suscitent le scepticisme et sont incapables d’engendrer l’adhésion : la liberté individuelle passe avant tout, le projet des Lumières est utopique et dangereux, il ne peut pas y avoir de progrès institutionnel vers la liberté, le péché est une réalité indéracinable, tout ce qu’il est possible de faire c’est d’apprendre à maîtriser nos pulsions et à ne pas faire le mal. Selon Moyn, c’est cette rétraction qui met le libéralisme en danger, c’est elle qui crée une désaffection pour la liberté qui apparaît à beaucoup comme un privilège, comme une liberté blanche en fait.
La mise en exergue des menaces pesant de toutes parts sur les régimes qui se définissent aujourd’hui eux-mêmes comme « libéraux » est sans doute salutaire, mais la difficulté est qu’elle paraît créer chez les défenseurs de ces régimes le sentiment que la seule manière de parer à cette menace est d’accentuer toujours plus l’urgence de la défense de la liberté individuelle, alors même que c’est la réduction du libéralisme à cet unique principe qui est la cause première de la menace. La situation devient préoccupante quand une vision du monde qui est assiégée de nombreux ennemis en raison de sa propre involution vers un principe abstrait qui ne peut apparaître comme l’invocation d’un bien commun ne trouve pas de parade plus efficace que celle qui consiste à accentuer encore cette involution.
Comme le dit Samuel Moyn, la question n’est pas pour le libéralisme de survivre à tout prix, surtout quand la forme sous laquelle il envisage sa propre survie et entend lutter pour elle est le gage de sa submersion finale. Plus que de tenter de survivre sous une forme qui rend cette survie désespérée, le libéralisme aurait besoin de comprendre pourquoi la survie est devenue l’unique objectif, pourquoi les attaques fusent de toutes parts, pourquoi il est ainsi assiégé. Or, dit Moyn, la raison est en lui, pas dans les autres, car ce sont ses propres faiblesses, et par-dessus tout la séparation radicale qu’il a opérée entre l’idée de liberté et celle d’égalité, qui motivent ces attaques et font que la survie devient le principal souci pour lui.
S’il risque d’être submergé par le populisme illibéral qui veut mettre la nation et la volonté collective au-dessus de l’individu et de ses droits, c’est qu’il s’est rabougri, édulcoré, qu’il s’est séparé de ce qui faisait sa force, du projet d’émancipation humaine qui constituait son inspiration initiale, qu’il est devenu le système politique dont profite seule une minorité qui ne paraît se soucier ni des inégalités croissantes, ni de l’exploitation éhontée des peuples du sud, ni de la dilapidation des ressources naturelles dont elle se rend coupable et qui menace la survie même de l’espèce humaine.
Le seul moment où le libéralisme de la guerre froide a été contesté, ce sont les années 60 du XXe siècle, au moment où certains libéraux se sont mis à justifier des programmes sociaux ambitieux parce qu’ils ont eu l’intuition que l’accent sur les limites nécessaires de l’égalitarisme et des politiques de justice sociale ainsi que sur les risques de perversion auxquels elles sont exposées ne pouvaient pas indéfiniment suffire à légitimer par défaut un monde injuste.
La théorie rawlsienne de la justice comme équité est certainement issue de cette idée qu’on ne peut pas se contenter de dénoncer les menaces du despotisme et que, si l’on veut opposer à ce dernier des digues véritablement efficaces, il convient de bâtir des institutions qui mettent réellement en pratique le principe de la réciprocité des avantages et des indépendances. Mais, selon Moyn, Rawls est venu trop tard pour empêcher le libéralisme de la guerre froide d’irriguer l’ensemble de la pensée occidentale et d’y pénétrer en profondeur.
Par ailleurs, il n’est pas lui-même indemne de l’infection en raison de la priorité de principe qu’il accorde aux libertés de base sur la promotion de la justice sociale, mais aussi en raison de son anti-perfectionnisme et du fait que son adversaire le plus constant aura été non pas la forme de libertarianisme rampant auquel la guerre froide avait donné naissance, mais la philosophie utilitariste à laquelle les années d’après-guerre lui avaient paru conférer une position dominante.
Dès lors, dit Moyn, ni Rawls, ni la nouvelle gauche des années 60-70 n’ont réussi à réaffirmer le projet émancipateur du libéralisme tel qu’il existait avant la guerre. Ils ont certes soulevé les problèmes auxquels se heurtait le principe de la liberté individuelle lorsqu’il s’agissait de l’étendre aux membres des minorités, aux femmes et aux afro américains mais, parce ils n’ont pas conçu cette difficulté comme une conséquence nécessaire du caractère appauvri et non universalisable du concept de liberté individuelle formulé dans l’après-guerre, leur critique est demeurée stérile. Martin Luther King et ses proches avaient quant à eux clairement compris que la liberté abstraite conçue en termes de non interférence ne pouvait être généralisée et que, pour donner corps à l’idée d’autonomie, il était nécessaire de ne pas la séparer d’une ambitieuse politique d’égalisation des conditions sociales[16].
Les limites de l’analyse
Moyn a certainement raison de dire qu’au lieu de se lamenter sur l’hostilité dont il est l’objet et de tirer comme un forcené sur la sonnette d’alarme en réitérant ses pâles abstractions, le libéralisme contemporain ferait mieux de s’interroger sur ses propres faiblesses et sur ses propres oublis, c’est-à-dire sur les raisons qui lui attirent de si nombreux ennemis. Mais c’est là que commencent les difficultés, car si Moyn a raison d’accuser les libéraux d’aujourd’hui de se cantonner à la défense abstraite de la liberté individuelle, il ne dit jamais clairement en quoi consisterait le libéralisme élargi qui pourrait faire pièce aux critiques dirigées contre cette dernière. Il n’est en particulier pas très disert sur les contours de ce projet d’émancipation censé avoir caractérisé le libéralisme des Lumières et les rares moments où il s’y essaie sont ceux où son propos devient le moins convaincant.
Les thèmes qui surgissent dans ces occasions sont en effet à la fois imprécis et risqués.
Moyn a manifestement un faible pour les théories de la liberté positive et il parle à plusieurs reprises de l’auto-création de soi-même et de l’idée que la société devrait être un outil de perfectionnement des individus. Remarquant la contradiction qui existe chez Isaiah Berlin entre sa fascination pour le romantisme et sa théorie de la liberté négative, il conclut que Berlin est en quelque sorte tombé du mauvais côté en se faisant finalement le chantre de la seconde et en paraissant oublier ce qui lui paraissait faire la valeur du romantisme, à savoir l’idée que l’individu a pour destin de cultiver son originalité, de se créer lui-même comme un être différent, de s’affirmer par rapport à une communauté qui tend à le réduire à la conformité.
Affranchir le libéralisme du carcan qui lui a été imposé pendant la guerre froide exigerait donc que l’on y réinjecte des impulsions qui existaient en lui au XIXe siècle, en particulier un engagement en faveur de l’émancipation de nos facultés, de la création de soi comme forme supérieure d’existence, et l’idée que la réalisation de ces deux éléments dans le cours du temps historique est envisageable. D’après Moyn, c’est l’abandon de cette forme d’émancipation qui laisse derrière lui des vies en lambeaux, incapables d’unité et de vigueur, livrées à un conformisme gris, dominées par les préjugés et les appétits de consommation.
Arrivé à ce point de l’analyse, le lecteur est pris d’un doute et se demande si vraiment les critiques formulées par les intellectuels de la guerre froide contre un projet d’émancipation conçu en ces termes sont aussi dépourvues de fondement que Moyn veut nous le faire croire, sans d’ailleurs jamais affronter directement les arguments sur lesquels elles reposent. La référence constante au libéralisme tel qu’il existait avant la guerre et aux potentialités émancipatrices qu’il recelait ne suffit en effet pas à expliquer au lecteur quelles étaient les lignes de force de ce libéralisme « authentique » ni quelles sont les bonnes raisons que nous aurions de le préférer à celui qui a été mis en avant après la guerre par le groupe d’intellectuels auquel ce livre est consacré.
Pour pallier ce manque, il faudrait affronter deux tâches.
La première tâche consisterait à montrer que la conception de la liberté qui est l’objet de tous les soins des intellectuels de guerre froide n’est pas une conception viable de l’autonomie individuelle. Cette conception est, pourrait-on dire, proto-libertarienne puisqu’elle affirme que la liberté réside dans le fait de ne pas subir d’interférence indue de la part des tiers, que ce soit de manière individuelle ou sous la figure collective de l’État et de la volonté majoritaire.
Le qualificatif « indue » ou « illégitime » est indispensable car il est évident qu’il est légitime de faire obstacle aux actions des tiers qui seraient elles-mêmes des interférences indues dans la vie et les actions d’autrui. Mais, dès lors, la circularité de la définition apparaît immédiatement : être libre c’est ne pas subir d’interférence indues de la part d’une personne privée ou de l’État. Qu’est-ce qu’une interférence indue ? C’est une interférence qui viole la liberté de la personne qui en est l’objet. Ce raisonnement revient à recourir à la notion de droit – l’interférence légitime – pour définir la liberté, et à recourir ensuite à la notion de liberté pour définir la notion de droit.
Pour sortir de ce cercle, il faut distinguer l’indépendance de l’autonomie. La première notion renvoie à une absence d’interférence en un sens purement descriptif, tandis que la seconde renvoie au fait de ne pas être empêché d’agir comme nous avons le droit d’agir et comporte par conséquent une référence normative à ce que nous nous devons les uns les autres en notre qualité de personnes humaines, à ce à quoi nous avons droit. Le libéralisme des origines ne pouvait hésiter sur la manière dont il convenait de répondre à cette question normative : ce que nous nous devons les uns aux autres, ce sont les conditions juridiques et matérielles qui permettent à chacun de demeurer le maître de l’orientation qu’il veut donner à son existence.
La seconde tâche consisterait à montrer que les transformations du milieu économique, technique et social dans lequel les individus sont placés ont pour conséquences que ces conditions ne peuvent demeurer stables au cours du temps. C’est la raison pour laquelle il y a bien une histoire de la liberté, bien que celle-ci n’ait pas grand-chose à voir avec le déploiement d’une irréfragable nécessité objective.
Moyn semble en effet penser qu’il est possible d’attribuer au libéralisme d’avant-guerre cette idée que l’homme est perfectible au cours du temps, et que le passé doit être vu comme une pâle esquisse d’un avenir éclatant. Il se peut que certains penseurs libéraux se soient réclamés de cette forme de perfectionnisme moral mais ils ne font certainement pas partie de ceux qui ont porté la réflexion sur les conditions de l’autonomie individuelle dans le monde complexe de la société industrielle à un degré qui permettrait d’avoir des regrets touchant le voile de pessimisme anthropologique et politique qui a recouvert la réflexion libérale après la Seconde Guerre mondiale.
Au nombre des promoteurs de la dynamique intellectuelle qui a animé le libéralisme sous l’impact des transformations sociales et économiques du XIXe siècle, on peut ranger les socialistes français qui, de Louis Blanc à Jean Jaurès en passant par les solidaristes, ont tenté de concevoir – grâce à la promotion des droits sociaux – la conciliation du salariat et de la liberté, de la propriété privée et de l’autonomie individuelle. Des réflexions semblables et fondées sur des prémisses du même ordre – le double refus de l’individualisme radical et de la collectivisation de la société – se sont développées en Angleterre grâce aux nouveaux libéraux[17] et aux États Unis au sein du mouvement progressiste et de ses prolongements, en particulier dans l’œuvre de John Dewey[18].
Aucun des théoriciens de cette vaste constellation n’est à proprement parler perfectionniste et aucun ne pense qu’il existe une loi de l’histoire qui mène de manière infrangible vers l’égalité et la liberté. En revanche tous ont compris que la liberté ne pouvait se figer dans une forme abstraite et que les conditions de sa réalisation sous la forme de l’autonomie étaient tributaires de caractéristiques de la société dans laquelle elle devait s’inscrire[19]. En l’espèce, ils ont compris que la jouissance de droits égaux ne pouvait être la condition suffisante d’une autonomie égale dans une société où l’accès à la propriété et les puissances de négociation qui en résultent sont marqués par une très forte asymétrie.
Vulnérables à la puissance de pression de la propriété concentrée, les salariés ont donc besoin de droits sociaux publiquement institués pour résister à la domination, et ces droits sociaux eux-mêmes exigent que soient contenus et limités des droits de propriété et de contrat dont le caractère absolu entraînerait nécessairement leur fonctionnement comme autant de moyens de domination. C’est ce nécessaire appel à une promotion publique des moyens de l’indépendance pour les exclus de la propriété qui est dans le droit fil du libéralisme des origines, et c’est lui qui a été délibérément mis sous le boisseau par les intellectuels de la guerre froide.