Chemsex : sous des désirs chimiques, l’ultramoderne solitude
Le chemsex, apparu il y a une vingtaine d’années, est l’usage sexualisé de nouveaux produits de synthèse. Il convoque un ensemble de tabous : du sexe, homosexuel, avec des drogues, potentiellement en groupe. L’ampleur qu’a pris le chemsex est indissociable des révolutions amenées par le numérique.
Les applications de rencontres géolocalisées donnent ainsi l’illusion d’une disponibilité permanente et instantanée de nouveaux partenaires sexuels. Des sites de commerce en ligne vendent et livrent ces nouvelles drogues, ouvrant ainsi de nouveaux marchés sans l’intermédiaire de dealeurs.
Le succès du chemsex repose aussi sur un culte de la performance dans la sexualité : toujours plus, plus longtemps. Les substances utilisées ont des propriétés entactogènes, c’est-à-dire qu’elles amplifient la capacité d’empathie et le désir de contact avec autrui. Les usagers décrivent ainsi un sentiment très fort, semblable à de l’amour, déclenché sur commande par des substances, envers littéralement n’importe qui. Cette promesse, qui explique la fascination autour du phénomène, a pourtant un envers, à commencer par la difficulté à avoir une sexualité non augmentée. Avec des conséquences médicales et psychiques qui vont toucher prioritairement les plus vulnérables.
La pratique du chemsex a le plus souvent lieu dans des espaces privés, ce qui la différencie des usages festifs de substances dans des espaces publics ou commerciaux (bars, boîtes de nuit…). Ceci explique l’invisibilisation du phénomène, resté jusqu’à il y a peu sous les radars médiatiques, politiques et sanitaires.
Ouvrir une consultation hospitalo-universitaire spécialisée à destination des usagers problématiques du chemsex en 2017 répondait à un enjeu de santé publique, communautaire, mais aussi scientifique. Car si la pratique du chemsex reste à ce jour majoritairement circonscrite aux hommes homosexuels, ce nouvel usage, hybride biologico-technico-sociétal, a une portée universelle. On peut y voir le symptôme de solitudes urbaines – qui explique l’explosion de la pratique pendant les confinements – et d’injonctions sociales, transformant les relations humaines en actes de consommation.
Un énigmatique tableau clinique
Interne de médecine en formation pour devenir psychiatre dans les années 2010, j’ai été interpellé à plusieurs reprises par un énigmatique tableau clinique. On notait une discordance entre le profil des patients (hommes blancs, cisgenres, quadragénaires, professions intellectuelles / CSP+) et les symptômes constatés aux urgences : épisode délirant avec hallucinations et agitation, tentative de suicide avec traces d’injections sur les avant-bras, overdoses inexpliquées par les prélèvements toxicologiques.
Après une période d’observation et une réhydratation, on observait une rémission complète des symptômes de délires et d’idées suicidaires. Ne subsistait qu’un embarras, nimbé d’incertitudes, autour des circonstances de l’admission à l’hôpital. Au pas de course, les patients retournaient à leurs vies. Avec, pour seul point commun, leur orientation sexuelle. Pour nous, psychiatres comme urgentistes, le mystère restait donc entier. Ce n’est que quelques années plus tard, à l’occasion d’un travail de recherche avec Dr Serge Hefez, que j’ai entendu pour la première fois le terme de chemsex. Et a postériori, prenais conscience que ma méconnaissance et les tabous autour de la sexualité avaient empêché ces patients d’expliquer ce qui les avaient menés aux urgences.
Définitions d’un phénomène récent
La définition scientifique du chemsex (contraction de « chemical sex ») est l’utilisation de certaines drogues spécifiquement pour le sexe, pour désinhiber et augmenter le plaisir sexuel, par des hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes. Une définition qui, d’emblée, en amène d’autres : la notion d’hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH) vient de la recherche en santé sexuelle. Il distingue le caractère comportemental du sexe homosexuel de l’identification à une orientation sexuelle. Le terme de HSH est imparfait et fait l’objet de débats mais il a l’avantage d’être inclusif. À titre d’exemple, une étude française montre qu’entre 2 et 3% des personnes qui s’identifient comme hétérosexuelles ont déjà eu des rapports homosexuels. Il est difficile d’avoir des chiffres précis mais en 2023, environ 10% des HSH avaient déclaré un usage du chemsex au cours des 12 derniers mois.
Les substances spécifiques les plus utilisées sont les cathinones de synthèse (3-MMC, 3-CMC, 2-MMC, méphédrone et des dizaines d’autres), le GHB/GBL (acide γ-hydroxybutyrique/γ-butyrolactone), la méthamphétamine, ou plus rarement la cocaïne et la kétamine. Consommer de l’alcool ou du cannabis avant d’avoir une relation sexuelle n’est donc pas considéré comme du chemsex. Prendre de la 3-MMC dans un contexte festif puis, au gré d’une rencontre, avoir un rapport sexuel n’est pas non plus considéré comme du chemsex. La spécificité vient bien de l’usage prémédité d’une substance pensée comme particulière à la sexualité. Il y a le plus souvent une consommation de plusieurs substances lors de la même session, appelée plan. La combinaison de plusieurs substances vise à en potentialiser les effets, elle se fait aussi par opportunité. En effet, une autre spécificité du chemsex vient du fait que la consommation a lieu le plus souvent avec autrui : un partenaire peut proposer un ensemble de substances, et de pratiques. Les produits sont consommés le plus souvent en sniff, ou en injection : on parle alors de slam.
Usages à risque
L’usage du chemsex peut avoir des conséquences négatives à plusieurs niveaux : liés aux substances (risque cardiaque, coma par overdose, notamment avec le GHB) ou à la prise de risques sexuels (infections sexuellement transmissibles – IST telles que le VIH, l’hépatite C, l’hépatite B et la syphilis). La disponibilité de la prophylaxie pré-exposition (PrEP), utilisation d’un traitement antirétroviral chez des personnes séronégatives exposées à un risque afin de bloquer la transmission du VIH, a permis une diminution importante des infections par le VIH au cours de la période 2012-2022 chez les HSH. Il existe cependant une hausse des autres IST, qui peut être mise en lien avec la diminution de l’usage du préservatif et de l’essor de cette pratique.
Enfin, beaucoup d’usagers du chemsex sont à risque du point de vue psychique. Comme pour tout usage de substances, tous les consommateurs ne vont pas développer d’addiction, ni de trouble psychique. On définit donc un usage problématique du chemsex, par opposition à ceux qui ne nécessitent pas de soins. Près de la moitié des usagers de chemsex décrivent des conséquences négatives liées à cet usage. Cet usage problématique peut prendre la forme d’une addiction, caractérisée par une perte de contrôle, mais aussi d’un ensemble de conséquences sur la santé mentale. La saturation actuelle des consultations spécialisées au niveau national indiquent bien que, si tous les usagers ne sont pas problématiques, les usagers problématiques sont bien trop nombreux face aux moyens mis en œuvre par le système de soin.
À la recherche de sentiments perdus
Trois quarts des patients qui consultent pour usage problématique du chemsex à l’hôpital Saint-Antoine ont un trouble psychique avant le début de la prise en charge. Dépression et troubles anxieux sont les plus fréquents. Les substances utilisées ont un fort potentiel addictif, ce qui peut provoquer une dépendance, avec un usage de produits au quotidien et non plus seulement dans des situations sexuelles.
La rencontre avec le produit est souvent très forte. La désinhibition est l’un des effets recherchés dans le chemsex : se libérer de contraintes morales et de l’anxiété de performance. Parfois, c’est un moyen pour vivre une sexualité réprouvée pour des raisons morales ou religieuses. Les produits ont aussi des vertus entactogènes: un sentiment de fusion, voire amoureux, est déclenché par un sniff ou une injection, peu importe le partenaire. Les produits permettent aux rapports de s’étirer pendant des heures. Souvent, ils empêchent la jouissance et l’éjaculation. Cela explique les temps parfois très longs de recherches insatiables de nouveaux partenaires. La notion de performance, calée sur la quantité (de temps, de partenaires, de pratiques) devient la mesure d’appréciation de la sexualité.
Le début du chemsex peut marquer la fin de la sexualité non augmentée. L’impossibilité d’avoir des rapports sans produits est fréquente chez les usagers (4 patients sur 10 dans notre étude). Les patients en demande de soins décrivent plus souvent une péjoration qu’une amélioration de la qualité de leur vie sexuelle depuis qu’ils pratiquent le chemsex.
Contrairement aux idées reçues, les patients racontent aussi les plans chemsex comme des temps d’échanges, suspendus. Les substances psychoactives induisent un temps long, et pas centré uniquement sur la sexualité. Ces espaces de paroles et de socialité, dont la complicité est renforcée par la chimie, apparaissent comme particulièrement attractifs pour les plus isolés. Certains hommes privilégient le chemsex par rapport aux rencontres sexuelles éphémères et furtives, parfois vécues comme frustrantes et violentes. Pour ces derniers, la culture du sexe sans engagement est génératrice de stress, que les substances viennent abraser. Mais les lendemains de consommation peuvent être difficiles, la détresse initiale et le sentiment de solitude se retrouvant décuplés sous l’effet de la descente (symptômes de dépression brefs mais intenses dans les 24 à 48 heures après la consommation). Aussi, il ne subsiste parfois pas grand-chose de ces rencontres faites dans un état de conscience modifié.
Dark side of the Rainbow
Le discours des usagers cherchant des soins dresse un tableau sombre, loin de l’image d’un espace de liberté idyllique, révélation du soi, souvent associée à l’usage des psychoactifs. L’expérience des usagers non problématiques, qui ne nécessitent donc pas de soins, est tout autant légitime, et fait l’objet d’études et travaux en sociologie[1]. Certains dénoncent dans les alertes sanitaires une emprise biomédicale d’une santé gay post-épidémique. Cela peut se concevoir pour ceux qui gardent le contrôle sur leurs pratiques. Ils n’ont souvent pas de vulnérabilité psychique ni familiale face à l’addiction et une socio-démographie qui éloigne du risque de développer un trouble addictif. À l’inverse, les hommes les plus vulnérables sont les plus à risque de payer un lourd tribut au chemsex. Ces derniers peuvent cumuler des facteurs de fragilité : la précarité, le niveau d’éducation, le fait d’être racisé, isolé ou d’avoir des antécédents psychiatriques. Leurs discours, minorisés, ont moins de chances d’être entendus. C’est aussi en cela qu’essayer d’aider les plus vulnérables, et faire de la prévention, est un véritable sujet politique.
Les violences sexuelles ne sont ainsi pas rares parmi les usagers. L’usage des substances vient brouiller les repères du consentement. Souvent, agressions sexuelles et viols sont vécus avec honte voire déni, du fait de la consommation. Les barrières à un dépôt de plainte sont nombreuses : comment être cru et pris au sérieux, alors qu’il y a eu prise de substances, intentionnelle de surcroît. Les témoignages révèlent parfois une identification au partenaire/agresseur : lui aussi avait consommé, avait-il conscience de ce qu’il a fait ? Cela vient rejouer des traumatismes parfois anciens : parmi les patients de Saint-Antoine, un tiers rapporte des violences sexuelles dans l’enfance.
Les fantasmes de libération sexuelle permises par les produits viennent aussi se heurter à une réalité plus prosaïque. Le sexe augmenté chimiquement est souvent le lieu de réalisation d’une sexualité performative. Régulièrement, les patients expliquent prendre des produits pour être « plus performants » dans leur sexualité : des rapports durant plusieurs dizaines heures, et bien plus que ce que la physiologie ne leur permet généralement. Cette quête du toujours plus – de sexe, de partenaires, de pratiques – accompagne une vision ultra-capitaliste des rapports. Le corps est vécu comme un outil permettant d’accéder au marché de la sexualité. Un capital sexuel élevé, pour reprendre la notion de la sociologue Eva Illouz[2], est attribué aux physiques jeunes, musclés, blancs, avec un sexe de taille conséquente. Pour les autres, le chemsex est aussi un moyen d’accéder à la sexualité et à des corps considérés comme plus attractifs. Un usage transactionnel « du sexe contre des produits » n’est pas rare, par exemple entre jeunes hommes racisés précaires et hommes plus âgés, blancs, avec plus de revenus. Pour les travailleurs du sexe, la prise de produits peut se faire à la demande du client.
On peut se demander comment le chemsex a pu se répandre aussi rapidement à travers une communauté, avec la banalisation de l’injection, auparavant réprouvée car associée à une grande marginalité (injecteurs d’héroïne). Certains font l’hypothèse qu’une part de la détresse psychique lié au chemsex vient du stress minoritaire, concept en sociologie pour définir le stress ressenti par les personnes LGBT exposées à des discriminations, situation de harcèlement ou de rejet, voire agressions[3]. Aujourd’hui encore, être LGBTQ+, c’est avoir plus de risque de développer un trouble dépressif ou une addiction.
En consultation, beaucoup de patients rapportent une adolescence marquée par des violences homophobes et du harcèlement scolaire. C’est encore plus marqué pour les personnes ayant dû migrer en raison de la pénalisation de leur orientation sexuelle, ou pour celles dont la culture ou la religion n’autorisent pas à la vivre. Un des stigmates de ces violences, et du mal-être qu’elles engendrent, est qu’un quart des hommes qui viennent consulter ont déjà fait une tentative de suicide.
All of Us, Strangers ?
Le désir de s’évader de pensées et d’émotions négatives, appelé escapisme, est l’un des effets recherchés dans les produits. Cette volonté de s’extraire de ruminations qui font mal ou peur explique pourquoi, pour beaucoup, l’initiation au chemsex a lieu lors d’un moment de vie difficile, un deuil, une rupture. Ces évènements, et la difficulté à les vivre, vont faire chercher un soutien communautaire. Pour certains, passer une soirée ou un week-end à prendre des produits et avoir du sexe est aussi un moyen de ne pas être seul, de se sentir accepté, valorisé, désiré. La solitude est un point commun souvent retrouvé parmi les patients. Ses effets sur la santé mentale et physique sont désormais bien connus, et répandus au point qu’on parle aux États-Unis des ravages de l’épidémie de solitude.
Le confinement lors de la pandémie de Covid 19 a été pour beaucoup de patients un moment de bascule dans la consommation, déclenchée par l’anxiété et l’isolement. L’usage des applications de rencontres, conçues pour la consommation de la rencontre et la rétention de l’usager, peut paradoxalement renforcer le fait de se sentir seul. Ce sentiment de solitude urbaine est particulièrement bien mis en scène dans le film Sans jamais nous connaître d’Andrew Haigh (2023). La recherche d’un soulagement rapide dans la sexualité, augmentée par les produits et médiée par des nouvelles technologies répond à des maux particulièrement contemporains. Et si, à date, le phénomène du chemsex reste communautaire, rien ne garantit qu’il ne prenne pas une forme plus universelle tant ces questions concernent toutes et tous.
L’amour chimique, sans issue ?
La prise en charge des patients ayant un usage problématique du chemsex a pour objectif une réduction de la détresse engendrée par la pratique. Les soins proposés sont donc sur mesure, et passent souvent par une réduction ou un arrêt complet des substances. Pour les personnes qui ne souhaitent pas arrêter le chemsex, un accompagnement à la réduction des risques est proposé (vis-à-vis des IST, de l’injection, des surdoses…). Lorsque le patient a un trouble psychique associé, comme une dépression, un trouble bipolaire ou anxieux, la prise en charge de celui-ci permet souvent une nette amélioration de la santé mentale, et une diminution voire un arrêt de la consommation. Lorsque les substances sont prises au quotidien, une hospitalisation pour sevrage est proposée, étape parfois indispensable qui doit être prolongée par un suivi. Une prise en charge en psychothérapie est aussi souvent nécessaire – et efficace. Travailler sur les traumatismes passés et la manière dont la personnalité s’est structurée permet souvent de grands changements. Plusieurs centres proposent à Paris une psychothérapie en groupe spécifique au chemsex. Un soutien communautaire associatif comme AIDES et les structures type Narcotiques Anonymes sont des ressources importantes. Un suivi en sexologie est aussi utile pour certains patients. Tous ces soins, lorsqu’ils sont possibles et investis, permettent une amélioration, voire un rétablissement parfois spectaculaire.
Enfin, la reprise d’une sexualité sans produit peut être complexe : longtemps, il existe une nostalgie des expériences vécues sous chemsex. Se pose aussi une question vertigineuse, celle du désir, qui n’est plus convocable chimiquement. « Je peux à nouveau avoir du sexe sans produit » me disait la semaine dernière un patient, « mais uniquement avec des garçons qui me plaisent vraiment… Ou alors, lorsque j’ai des sentiments. » Sa phrase, prononcée avec embarras, avouait un désir fragile, incertain et touchant, résolument humain.