Roman (extrait)

Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau

Écrivain

Un jeune Portugais revient chez lui, après vingt-sept mois de guerre en Angola, avec un petit garçon noir, un orphelin. Quarante ans ont passé et, comme tous les ans, cet homme, sa femme, son fils adoptif, sa bru, sa fille se retrouvent au village pour la tue-cochon traditionnelle. On le sait dès le prologue, le même couteau servira à tuer et le cochon, et le père. Comme une sorte de tombeau pour des milliers de soldats, un flot de paroles dense et fragmenté, une coulée d’images diffractées et cruelles donnent corps à cette guerre sans fin. Le père, le « fils nègre » et la fille racontent tour à tour ; c’est sous forme polyphonique qu’António Lobo Antunes, dont l’œuvre sera bientôt publiée dans la Pléiade, a construit son roman (à paraître chez Christian Bourgois). Le premier chapitre clôt notre série d’avant-premières de littérature étrangère promise en cette rentrée d’hiver.

Et cette nuit, comme tant de fois depuis quarante-trois ans, j’ai encore rêvé de l’Afrique, pas des attaques qui commençaient toujours avec la mitrailleuse que les soldats appelaient la petite couturière et qui se mettait à chanter au bord de la piste, c’est-à-dire les cent mètres de terre battue sur laquelle l’avionnette rebondissait, ni des embuscades ni des mines, juste de moi devant les barbelés en train de penser à Lisbonne, voyant le fleuve, les bateaux, les maisons
(des toits et des toits)
depuis la fenêtre du salon chez mes parents, les pigeons tournoyant autour de l’église, ma mère dans la cuisine
— Mon grand
pour que je vienne lui ouvrir le pot de compote
— Tu veux bien m’aider je n’y arrive pas
et le bac à laver le linge dans la véranda, la bassine remplie de chemises laissées à tremper, une de ses robes, deux, sur l’étendoir, l’atelier de M. Abílio, des mouettes tout là-bas et c’est alors, en Angola rien qu’un milan immobile dans les airs, et c’est alors que je me suis réveillé
— Où est-ce que je suis ?
j’ai mis un moment à comprendre qu’ici et que la guerre est finie, la guerre est finie, ma femme tâtonnant sur la table de chevet jusqu’à ce que le réveil
— Si tard déjà ?
surgisse dans sa main, pas la fille à qui pendant vingt-sept mois j’ai adressé des lettres énamourées mais celle avec qui je me suis marié et qui n’était pas tout à fait la même, avec des restes de maquillage implorant
— Ne me laisse pas
sur ses joues privées de la protection de ses lunettes, tristes, dans un rien de temps je vais retrouver du coton avec des traces de fard oublié sur le lavabo à côté du tube de dentifrice tout aplati
(je n’ai pas souvenir d’un tube de dentifrice à inaugurer, dont on transperce l’opercule avec une petite pointe, dans le verre avec les brosses à dents, la tienne, la mienne et une autre, à moitié chauve, qui a certainement dû être à toi vu que les miennes je les balance à la poubelle, j’adore appuyer sur la pédale chromée et voir ce truc s’ouvrir avec une én