Cinéma

Comment faire mentir le réel ? – sur la seconde partie de Cannes 2024

Critique

Cronenberg, Trueba, Romano et Sabatier, Guiraudie, Trueba, Poggi et Vinel : en cette deuxième partie de festival, le réel se cache derrière le numérique, l’imaginaire, les théories complotistes ou philosophiques, et encore la foi religieuse, comme si le réel n’existait que par les croyances et les récits qu’on en fait.

Les linceuls virtuels de David Cronenberg en compétition officielle, la foi de l’abbé de Miséricorde qui transfigure les péchés à Cannes Premières, l’errance d’un père endeuillé à la recherche de la vérité dans Fotogenico à l’ACID, le jeu théorique de Jonas Trueba sur le récit démultiplié d’une rupture et sa mise en scène dans un film dans le film et le refuge du jeu vidéo pour fuir un réel terne et violent dans Eat The Night de Poggi et Vinel, tous deux à la Quinzaine des cinéastes : en cette deuxième partie de festival, le réel se cache derrière le numérique, l’imaginaire, les théories complotistes ou philosophiques, et encore la foi religieuse, comme si le réel n’existait que par les croyances et les récits qu’on en fait.

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Théories dévitalisées

« Le manque physique est une chose dont on ne se remet jamais. » confiait David Cronenberg dans une interview aux Inrockuptibles après la projection de The Shrouds. Hanté par la mort récente de sa femme, le cinéaste canadien livre sur le deuil un film aussi bavard que l’était le précédent, Les Crimes du futur, déployant des hypothèses et théories à l’envi dans des décors aussi dépouillés que l’appartement de son protagoniste redécoré façon feng shui pour moins penser à sa femme défunte. Vincent Cassel endosse le costume du veuf Karsch, et celui de sosie de David Cronenberg, adoptant sa diction lente et son économie de gestes ainsi que son inimitable brosse grisonnante. Producteur vidéo de profession, Karsch est à l’origine d’un cimetière futuriste dans lequel les corps sont enveloppés dans des linceuls connectés qui permettent de voir en temps réel l’état de décomposition du cadavre sous terre. Découvrant le saint lieu profané, Karsch s’en remet pour retrouver les coupables à son beau frère dépressif et à l’assistante virtuelle que ce dernier lui a programmée. Le manque physique est donc mâtiné des vieilles obsessions du cinéaste pour le morbide, le virtuel et le complot. De fait, le réel n’existe presque plus dans ces deux derniers films de Cronenberg, où les personnages, vidés de tout autre affect que le souvenir amoureux, déambulent dans des décors aux tons grège, dans des voitures qui isolent les bruits du monde et où la parole tient lieu d’action principale. Une séquence en forêt vient nous rappeler de façon incongrue la possibilité de la sensualité tant le quotidien de Karsch n’est rythmé que par de l’immatériel issu de calculs algorithmiques. Dans les retransmissions en temps réels du squelette de sa femme, il perçoit une dégénérescence dont il ne sait dire si elle est organique (des traces laissées par le cancer) ou numérique (des mouchards disposés par des concurrents chinois qui aimeraient épier le monde occidental jusque dans la tombe). Comme son couple dévitalisé au propre et au figuré, The Shrouds est désincarné comme si une intelligence artificielle avait mis en scène platement les idées si vibrantes de Cronenberg sur le corps et la machine.

Gagner du territoire sur l’ennui

Le passage entre virtuel et réel, c’est aussi la grande affaire du cinéma impur de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, coupé depuis toujours à l’esthétique du jeu vidéo. Eat The Night, le deuxième long métrage du couple, reprend à Jessica Forever sa quête de refuges à l’ennui de la classe moyenne pavillonnaire. Cachettes où se lover dans le monde imaginaire du jeu vidéo. Utopie de trouver en l’Autre, qu’il soit une sœur ou un amant, un allié avec qui faire corps. Pablo (Théo Cholbi) et sa sœur Apolline (Lila Gueneau remarquée dans le court métrage Massacre) prennent soin l’un de l’autre en l’absence de leur père. Depuis l’enfance, ils s’évadent dans les aventures virtuelles de Darknoon, jeu vidéo de dark fantasy (créé spécifiquement par les cinéastes pour le film) dont ils apprennent qu’il va cesser d’exister 100 jours plus tard. Ce décompte annonce explosion d’exultation dans le monde virtuel qui va contaminer le réel. Il se superpose à la fin de leur enfance et à l’échappée hors d’un sentiment de captivité devenu insupportable. Violence et hypersexualisation habitent le monde réel de Eat The Night autant que sa doublure. La lutte pour conquérir de l’espace, principe ontologique du jeu, se dédouble dans la banlieue triste où Pablo, dealer autoentrepreneur, fabrique son propre produit qu’il vend au mépris de toutes les règles territoriales en vigueur dans ce type de commerce. Le jeu vidéo, la drogue et enfin l’amour servent d’exutoires à un réel terne et sans issue.

La belle idée du film, c’est de faire se transformer à vue le corps de Théo Cholbi en celui d’un personnage de jeu vidéo. Rendu fou par la perte de son amour, il se jette contre le mur de la cour de promenade de sa prison comme le ferait un avatar virtuel ou percute en voiture la bande rivale et la petite boutique qui tient lieu de couverture au trafic de drogue. Dans Darknoon, les créatures se mettent à ressembler à leurs créateurs. On regrette que la greffe entre le monde réel et son double ne prenne que trop tard. Il y a chez le couple de cinéastes une sincérité touchante à représenter la pureté très enfantine des sentiments de leurs personnages au point qu’une scène de sexe torride (ce à quoi ils ne nous avaient pas habitués, leur incursion dans le found footage porno avec Notre héritage en 2015 utilisait l’accumulation des images crues comme un déluge de postures incongrues) est mise en scène comme une liturgie religieuse.

Polar biblique

Taraudé depuis toujours par le lien entre mort et amour, Guiraudie a lui l’audace de filmer la confession d’un curé à l’un de ses paroissiens (oui oui, dans ce sens) comme une déclaration d’amour, puisque ce septième long métrage sera marqué par la chasteté. Miséricorde reprend le fil et les obsessions de ses précédents films, comme un long monologue ininterrompu. Depuis Ici commence la nuit qui soldait les frustrations du Roi de l’évasion, Guiraudie fait de son œuvre littéraire (trois romans à ce jour) le terreau dans lequel il puise la matière de ses films, créant des passionnants échos de l’un à l’autre et poussant son style direct à la première personne de célinien campagnard au bout de l’ivresse d’un flot de pensée qui tourne en toupie. Le motif de la boucle est bien celui de Miséricorde, dont la première moitié s’acharne à former un cyclone infernal qui ne peut mener qu’à la catastrophe. Après Damien Bonnard ou Jean-Charles Clichet récemment, c’est au tour de Felix Kysyl de prêter son visage inconnu et enfantin à l’alter ego fictionnel du cinéaste. Il joue Jérémie (prénom biblique pour un personnage pas très catholique) qui revient dans le village de St Martial à l’occasion des funérailles de son ancien patron boulanger dont il était amoureux. Malgré la demande insistante de la veuve (jouée par une Catherine Frot plutôt sobre qui se dissout sans peine dans cet univers) qu’il reprenne la boulangerie où il a jadis officié, Jérémie ne multipliera pas les pains. C’est plutôt en Judas qu’il va se comporter. Comme toujours chez Guiraudie, l’arrivée de cet homme venu de nulle part (on l’attrape directement sur un long travelling dans les causses, pris depuis l’habitacle de sa voiture) va susciter une ronde de désirs désordonnés et sans cesse contrariés. Jaloux et envieux de la libido que son ami d’enfance déclenche dans le village, Vincent, le fils du boulanger, (joué par Jean-Baptiste Durand, réalisateur du rural Chien de la casse à la verve toute guiraudienne) a pour idée fixe de le traquer, de jour comme de nuit. En se retrouvant après une longue absence dans la chambre où ils jouaient enfants, décorée comme dans ses années de lycée, les deux amis sont habités par leurs gestes d’adolescents faits de bagarres viriles et caresses maladroites. Ce territoire d’une jeunesse qui ne voudrait pas grandir, Guiraudie ne l’avait jusque-là jamais exploré et le fait culminer dans le geste maternel qui clôt le film.

Miséricorde est l’envers de L’Inconnu du lac, son négatif. La noirceur hivernale de ses bois, l’inquiétant mystère de Jérémie n’a pas la séduction vénéneuse de celui de Christophe Paou jadis. La religion qui occupe actuellement la rumination littéraire de Guiraudie (dans Pour les siècles des siècles, son avatar fictionnel est prisonnier du corps d’un prêtre dont il est amoureux) vient déjouer les codes du polar et le métamorphoser. La confession de l’abbé Grisolle retourne comme un gant le récit policier. Jérémie mentait jusque là aux gendarmes et aux villageois sur ce qu’il avait fait la nuit de la disparition de Vincent. En lui avouant qu’il sait le jeune homme coupable et qu’il ne le dénoncera pas, Grisolles inverse la courbe du mensonge. Il transforme la dissimulation du meurtrier en foi en l’humanité de l’homme d’église, le geste crapuleux en allégorie biblique.

Marseille bébé

C’est un récit de rédemption, punk et sous acide, que proposent Marcia Romano (scénariste entre autres de Revoir Paris de Alice Winocour) et Benoît Sabatier avec leur premier long métrage Fotogenico présenté à l’ACID. Christophe Paou n’est plus le mystérieux et séduisant meurtrier de L’inconnu du lac. Il est désormais Raoul, hirsute quinquagénaire qui boit au goulot pour noyer un gros chagrin, celui de la mort brutale de sa fille. Installée à Marseille, elle avait concocté sur sa vie une fable faite pour rassurer son père, s’inventant en assistante d’un avocat, adepte assidue d’arts martiaux et vivant maritalement avec une disquaire. Ce gros mensonge n’était que la façade d’une vie dédiée à l’héroïne dans le salon crado d’un vieux dealer mégalomane se rêvant en grand écrivain. Un tas de feuilles A4 haut jusqu’au plafond forment son roman monstrueux et inachevé, qui décrit minutieusement dans le style le plus ampoulé qui soit sa vie réelle. C’est par cette fiction que Raoul va accéder à la vérité que sa fille lui cachait et lui dire adieu après une plongée sans dormir dans la jeunesse du Marseille alternatif.

Célébrer ce qui finit

Par une nuit d’orage, un couple à l’automne de sa relation après quinze ans de vie commune, décide pour de bon de se séparer. Septembre sans attendre va filer la métaphore de la météo des sentiments, reportant sur le climat les atmosphères amoureuses. C’est surtout par une dissonance cognitive que s’ouvre le nouveau film de Jonas Trueba qui filme une fois encore sa compagne Itsaso Arana. Si l’on se quitte pour toujours, il faut fêter ce renouveau appelé à durer, décident Ale et Alex, à qui le mimétisme conjugal fait porter le même nom. Plutôt que d’être attristés par leur rupture, ils organiseront une grande fête joyeuse pour célébrer la fin de leur amour. Ils suivent ainsi la théorie énoncée par le père d’Ale (joué par Fernando Trueba, père de Jonas), philosophe nourri aux théories de Stanley Cavell sur la comédie de remariage et de Kierkegaard sur La Répétition.

Le cinéaste décrit les libertés nouvelles que permet la rupture, comme une part d’intimité que l’on reprend à l’autre (Ale s’achète le pyjama en soie dont elle avait toujours rêvé sur lequel il n’aura pas le droit de poser les yeux maintenant qu’ils font chambre à part) ou les gestes anciens qui vont perdurer malgré la séparation (Alex montre le geste qui permet de déboucher l’évier, acquis par des années de pratique et qu’Ale ne maîtrise pas).

Minutieux et juste à l’excès sur l’observation de ce qui s’échange de dons et contre dons dans la relation conjugale, Septembre sans attendre fait l’inventaire des sentiments contradictoires qui cohabitent, des gestes, des souvenirs, c’est à dire du fait qu’un couple dépasse les simples sentiments amoureux pour devenir aussi un agrégat de faits pragmatiques et sociaux. Le drame conjugal sort de son cadre bourgeois par la grâce de l’exercice de style qui lui rend son charme. Dans une structure ludique de thèmes et variations, le couple apprend successivement aux amis et à la famille la nouvelle de la rupture et celle de la bamboche, déclenchant des réactions aussi variées qu’épidermiques. Ce que le film saisit à merveille, c’est combien le couple pour intime qu’il soit, est un aussi fait social qui, appartient au collectif.

La théorie peut-elle servir de modèle à la vie ? C’est la question que se pose le couple finissant et qu’il met à l’épreuve du réel dans une mise en abyme vertigineuse. Alex, comédien, joue dans les films que réalise Ale. La préparation de la fête se confond avec le tournage de celle-ci et le démontage de l’histoire d’amour coïncide avec le visionnage des rushes par Ale et son monteur. Comédie de démariage et de démontage, Septembre sans attendre, après la répétition de sa ritournelle d’annonce de non mariage, conclut que cinéma ou amour sont des fictions en lesquelles on décide pour un temps, par une suspension momentanée de l’incrédulité, d’avoir la foi.


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