Politiques du dancefloor
« La fête, si elle est autre que célébration d’une puissance collective,
n’est que pure mascarade. »
C’est à partir de ce tag anonyme trouvé sur les murs de La Station – Gare des Mines que s’est déployée, en 2016, une recherche au long cours nourrie par l’expérience de la fête, lectures et entretiens, rencontres avec des formes et des pratiques artistiques dans le champ des arts visuels, de la danse et de la littérature.
La fête est-elle apolitique, sans fonction sociale, générant ses propres codes au-dehors du monde[1] ? Ou, au contraire, agrège-t-elle des formes transgressives et subversives du social qui en font un espace éminemment politique ? Quelles seraient, alors, les coordonnées d’une politique du dancefloor ?
De 2016 à aujourd’hui, la question est toujours d’actualité, si ce n’est plus brûlante. De fait, dans une séquence marquée par les retours démagogiques et réactionnaires, l’amplification de la crise environnementale et un climat géopolitique marqué par l’essor des conflits armés, le durcissement législatif, dans nombre de pays, contre les droits des femmes et des communautés LGBTQI+ et le refoulement partout en Europe des exilé.es et migrant.es, la pratique de la fête peut paraître insouciante, inconsciente voire nihiliste confrontée à un monde qui se désagrège.
Pourtant, la proximité de la fête avec les luttes contemporaines et les espaces de transformation sociale, ainsi que la recherche par des communautés marginalisées de refuges, safe space, et espaces désirables dans et par la fête, remotive cette question de son caractère politique.
En parallèle, les signes d’une criminalisation progressive de la fête, actualisée depuis la crise sanitaire, sont à explorer comme la projection sur celle-ci, par le système dominant, du potentiel de déviance de ce territoire propice aux alliances intersectionnelles, à la réflexivité collective et au renforcement de la puissance d’agir des communautés.
Enfin, la fête contemporaine est cernée d’une part, par les tentatives d’instrumentalisation du pouvoir et la célébration de l’identité nationale (résurgence des fêtes républicaines, événementialisation, métropolisation), de l’autre, par l’aliénation de toustes pris.es dans une société du spectacle[2] annihilant le potentiel critique de la vie collective, enfin l’encaissement de son potentiel critique par le capitalisme cognitif[3] par des logiques cosmétiques et commerciales, œuvrant ainsi à la dépolitisation de la fête.
C’est sur la cartographie de ces paradoxes festifs que s’était conclue une première séquence des recherches : l’ambivalence carnavalesque d’une fête scénarisant le travestissement des conventions sociales et le renversement des hiérarchies dans une logique événementielle jouant le rôle de soupape sociale et intégrant le retour à l’ordre établi, les paradoxes du club contemporain né des avant-gardes architecturales européennes mais déviant vers une infrastructure de service et un design totalitaire, organisant l’expérience utilisateur.ice jusqu’à l’aliénation du corps collectif, les ruses de géométries sociales alternatives naissant au dancefloor et tendant de déjouer l’UX du club depuis ses marges et les composantes d’une sociabilité festive (versatilité, mouvement, fluidité, disponibilité, don de rien, pacte sensible renouvelé…) à même de dire l’artificialité des conventions sociales du jour comme d’inventer d’autres manières de faire monde.
L’idée n’est pas d’adresser frontalement la question du caractère politique de la fête mais d’y déceler – à partir d’expériences vécues – les formes d’une politique à l’oblique en présence dans le festif. Une tentative s’articulant à trois vertébrales progressant de l’intime au collectif.
La fête : une politique de l’intime par la découverte des potentialités affectives et la déconstruction des mécanismes cognitifs du jour
Comme une première fête. Manchester. Une techno martiale dans un entrepôt vide de Salford. La danse qui me prend soudainement. La nuit durera trois jours[4]. Comme quelque chose en moi qui casse. Quelque chose qui libère. Un corps qui s’extrait de ce qui l’a construit et accède à d’autres mondes. Seconde naissance. La fête peut être ce territoire de la découverte – épiphanique – de soi dans la sensualité et la corporéité qui se déclare d’un coup brusque, libérées d’attaches invisibles. En corollaire, ce sentiment de puissance de muscles qui d’un coup servent le beau, disent ce qu’ils ressentent et le traduisent dans la nuit en l’éphémère d’un geste lancé sur une ligne de basse.
Dans le vrombissement des hauts-parleurs, je découvre du même coup l’infini de mon corps dans les potentialités expressives qu’il recèle et les limites de celui-ci lancé au corps-à-corps avec une musique machine qui, de chicanes en montées, m’épuise. À la pulsion de vie répond celle de mort et je fais un jeu de chercher les limites, d’aller chercher la tangente où mes jambes, mon cœur, mon souffle capitulent dans la joie au seuil de la rupture. La fête permet cette expérience de la perte de contrôle au travers de l’expression d’un corps agissant, sensible, affecté par les autres et les ambiances. Le corps qui se laisse toucher et touche, ce corps enfin vulnérable, surpris de sa propre performativité, capable d’affecter ceux des autres comme il s’ouvre à elleux qui dansent autour de lui. Un corps tout à la joie.
Nuit et fêtes ont été les révélateurs d’un continent jusqu’alors inexploré, à la lisière duquel je m’étais tenu des années – homme blanc cis hétérosexuel ou socialisé comme tel, à qui la question d’autres désirs, d’autres possibles n’était pas parvenue. Au-delà du désir, ce sont tous les possibles du genre, des sexualités et des modes relationnels qui sont apparus. La fête comme révélateur d’autres rapports à l’autre étrangement insoupçonnés, de corps et de corps ensemble se mouvant d’autres manières, au-delà des limites de mon monde. La fête comme espace-temps de déconstruction. Le vertige d’un monde nouveau qui dit l’étriqué de l’ancien, des croyances et des certitudes. Des postures, des gestes. Des hanches.
Il y a eu cette possibilité de devenir un autre, d’abord dans la nuit puis dans la lumière du jour. La fête comme interstice qui permet de changer, grandir ou être cet enfant pour qui le genre n’est encore pas encore un construit. La possibilité, à rebours, de remonter le cours d’un corps trop sûr d’être lui, qui a répété à l’envi ce qu’on attendait de lui et qu’il s’est mis à attendre de soi, dans le peu d’horizon d’une adolescence où les filles aiment les garçons et les filles sont des filles. Par la fête j’ai appris à désapprendre. Recommencer. À l’écoute d’autres corps, genres, sexualités, pratiques au-delà des canons connus. Des corps fiers. Des corps étranges à moi mais déjà familiers. Des corps qui existent. Qui acceptent le mien dans la ronde sans le définir.
La fête comme une fissure, d’abord infime, qui fait craqueler l’édifice au fil des nuits de danse, qui m’affecte au long cours jusque dans le jour, dans mes muscles, mes gestes et mes pores. Le début d’un long voyage. La fête a été une école alternative, où l’on apprend au contact du collectif, sur soi, sur les mondes qu’il reste à connaître et ceux encore inaccessibles mais que nous saurons accueillir au moment venu.
La fête : un commun en train de se faire qui révèle les possibles d’autres géométries sociales
Le spectre de la free-party comme forme organisationnelle spécifique à la fête peut nous éclairer pour penser la fête comme commun en train de se faire. DIY, gratuité, spontanéité sont les principes d’action de la free-party, espace d’auto-détermination d’un collectif qui échappe au devenir infrastructure des lieux de fête institutionnalisés (festivals, bars, clubs…) et refuse le déport de la responsabilité individuelle sur une tierce personne – ou structure[5].
La free consacre la responsabilité individuelle et collective à prendre soin d’un espace, de ses ambiances, des corps qui le traversent et des ressources qui la rendent possible (approvisionnement, eau, alimentation du sound system…). Celleux qui refusent de dormir pour communier ensemble dans le son, sont des veilleur.euse.s, habité.es par le soin que chaque composante de la fête soit sécurisée, de manière circulaire, sans rôle attribué. Se faisant safe space, la fête de la free est une hétérotopie qui se joue sur le mode d’une territorialité étanche aux lois du jour, territoire édictant ses propres règles le temps d’une nuit ou plus, au sein d’un espace social désiré, concrétisé et entretenu collectivement.
De par son caractère éphémère, la fête proche de la free – fêtes en squat, tiers-lieux, fêtes communautaires, safe space – est moins une zone à défendre (ZAD) qu’une zone autonome temporaire (TAZ) telle que contourée par Hakim Bey[6] : la possibilité d’un espace-temps interstitiel mu par d’autres normes que le jour, vécu comme la reconquête éphémère d’une spatialité pirate. La free ne joue pas le bras de fer contre le système mais assume un jeu d’apparition / disparition – le jeu du chat et de la souris avec les forces de l’ordre, les leurres à celles-ci, les indices aux sien.nes – générant ça et là des parenthèses de possibles dans une territorialité diffuse. Elle est une « insurrection » en dehors du temps et de l’histoire, une tactique de disparition. Mais tout ne disparaît pas au démantèlement ou à la fuite d’une free-party.
La fête peut en effet se lire comme un bien commun singulier, au même titre que des bâtiments délaissés gérés par les habitant.es d’un quartier (L’Asilo à Naples), le code source d’un logiciel libre (Wikipédia) ou un fleuve (le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande). Dans la lignée des res communis des Romains – la mer, l’air, le rivage, considérés comme insaisissables –, des communaux médiévaux – pâturages, champs et forêts sans propriétaire et gérés collectivement par la communauté – et les communs issus des mouvements ouvriers aux XIXe et XXe siècles, la fête est un espace d’autonomie, soit le lieu et l’enjeu d’une lutte face aux configurations sociales dominantes[7] et un travail perpétué collectivement pour que cet espace perdure.
Prix Nobel d’économie, Elinor Ostrom pense les communs autour de trois entités : une ressource (un lieu, un code source, un fleuve…), une communauté (locale, identitaire, d’intérêt…) et le commoning comme l’ensemble des règles, formelles ou tacites, que la communauté va mettre en place pour préserver cette ressource dans le temps, anticiper les conflits d’usage, garantir sa non-appropriation par un groupe réduit[8].
Le triptyque dessiné par Ostrom nous outille pour penser la fête comme un commun singulier. La fête est avant tout une ressource : un lieu (friche, espace en plein air, club…), une temporalité (une nuit ou plusieurs, une après-midi…), du matériel (système son, parc lumière, bar…), des compétences (son, lumière, régie…) mais aussi des ambiances et une énergie propre à chaque fête. Elle est une communauté qui peut être autant fondée sur une appartenance identitaire (fêtes queer, LGBTQI+), géographique (fête de quartier…) ou une communauté d’intérêt et de désirs (pour la fête elle-même).
Elle est enfin et surtout un commun en train de se faire, un processus par lequel la communauté va créer, organiser et prendre soin de cette ressource. Dans la fête, ce commoning est spécifique dès lors qu’il repose en grande partie sur des règles tacites, non-formalisées, infra-langagières – bien que de nombreux espaces festifs mobilisent des chartes sur site et en amont pour en expliciter les principes – circulaires, en recomposition constante, pris en charge à tour de rôle par les fêtard.es.
Ainsi, si la fête comme ressource et comme communauté est éphémère, les modes d’organisation informels qu’elle infuse ont le potentiel de se sédimenter en l’intime de chaque membre de ces communautés momentanées. Ce commoning festif dessine pour chacun.e un ethos durable esquissant des modes relationnels alternatifs, une plus grande ouverture, une propension au care et une responsabilisation individuelle dans la préservation du caractère fragile de la fête et, au-delà, des géométries sociales nouvelles auxquelles, le temps d’une nuit, elle ouvre.
Cette possibilité, remodelée par l’expérience du commoning de la fête fait de celle-ci un espace politique qui dépasse ses propres bornes spatio-temporelles de sorte que défendre ce territoire festif revient pour les fêtard.es à défendre un mode de vie et une organisation collective, comme le suggère Kristin Ross dans La Forme Commune. La lutte comme manière d’habiter : « Défendre le territoire dans une guerre prolongée revient à défendre le projet de vie collectif qui y a pris forme pendant sa défense. Nous faisons notre communauté en la défendant. »[9]
La fête : la joie comme berceau des luttes et son possible débordement au dehors
Dans son premier roman, Rétine, Théo Casciani fomente une scène où l’une des personnages danse à corps perdu sur le dancefloor d’un club, aveuglée par les gazs lacrymogènes qui filtrent depuis la rue. Au-dehors, une manifestation matée par les forces de l’ordre. À l’intérieur, une fête qui n’en finit plus et cette femme qui continue de danser, larmes aux yeux, sous le regard du narrateur. Une fête étanche au dehors. L’image forte d’une jeunesse coupée du réel, préférant dilapider ses forces dans une danse qui tourne le dos au monde ? Symptôme du fatalisme d’une époque, voire traitement décadentisme d’une impuissance à influer sur le cours des choses ?
Cette scène prend à rebours l’imagerie d’une fête comme terreau de la transgression et de la subversion, et sa possibilité de déferler au-delà de l’espace-temps borné du club, de la rave ou de la friche. Peut-être que la proximité morphologique entre les corps rassemblés sur un dancefloor et les rassemblements d’une procession, d’une manifestation ou d’une émeute contribue à nourrir cet imaginaire.
Entre ces deux bornes, les images filmées par la télévision allemande de la Love Parade de 1996, réunissant plus de 600 000 ravers dans les rues de Berlin, à la suite de quarante camions, peut plaider par exemple pour ce rapprochement formel. D’où la peur des gouvernant.e.s d’une fête comme creuset d’énergies collectives potentiellement anarchiques[10] n’attendant que de déborder et corrompre la bonne marche du jour. Les mesures prises par l’Angleterre de Thatcher dans les années 1990, allant jusqu’à interdire tout rassemblement de plus de 10 personnes autour de la « musique répétitive » ou, quelques années plus tard, avec l’amendement Mariani en France (2001) pour encadrer et normaliser le phénomène free-party en sont les symptômes comme, plus contemporains, les exemples de la répression brutale de la rave-party de Lieuron le 31 décembre 2020 ou l’interdiction du carnaval de la Plaine à Marseille en 2024.
Cette croyance est également partagée et entretenue par le peuple de la fête lui-même, que ce soit dans le titre de la vidéo Forward the Revolution de Spiral Tribe en 1992, les mots du collectif Pas-Sage dans le film Quand tout le monde dort de Jérôme Clément-Witz en 2020 appelant de ses vœux l’explosion de l’énergie festive comme force révolutionnaire ou les tags retrouvés à Lieuron le lendemain des affrontements (« Rien n’arrête un peuple qui danse »). Performativité de cette croyance quand la fête, attaquée et réprimée, s’insurge et se métamorphose en émeute (Stonewall, États-Unis, 1969) ou en occupation (Bassiani, Géorgie, 2018).
Les slogans respectifs de la première Gay Pride de 1970, commémorant les événements de l’année précédente (« Out of the bars into the streets ») et ceux chantés par les fêtard.es rassemblé.es pacifiquement devant le Parlement géorgien au lendemain d’une rafle de la police (« We dance together, we fight together ») vont dans le sens de cette translation d’une grammaire de la nuit dans celle du jour, portant un débordement – des corps en coprésence, de l’énergie festive, d’identités plurielles – du dancefloor à la rue.
La fête peut se faire le creuset de l’énergie des luttes, un terreau insurrectionnel par et depuis la joie. En 1991 en Grande-Bretagne naît le mouvement Reclaim The Streets fondé par l’organisation Earth First ! Autour de la défense de l’idée de propriété communautaire de l’espace public, et notamment un mouvement de résistance opposé à la voiture comme mode de transport dominant. Mobilisant action directe, invasion de voies de circulation et organisations de fêtes sauvages sur l’espace public, les activistes libèrent momentanément la rue de la présence de la voiture et ouvrent à des nouveaux usages et imaginaires. Banquets spontanés, jam sessions, concerts et jeux d’enfants sont au cœur du mouvement dont les actions culminent en 1996 sur un pan de l’autoroute surélevée M41 à Shepherd’s Bush à Londres avec une procession festive au son de nombreux sound systems où, cachés sous les grandes robes à armatures de circassiens montés sur échasses, des militants armés de marteaux piqueurs pilonnent le tarmac et plantent sur la voie des arbustes.
En 2019 à Valparaiso au Chili, le collectif féministe Lastesis présente la performance Un violador en tu camino en écho aux manifestations contre les violations des droits des femmes et la recrudescence des féminicides dans le pays. Sur les places publiques partout au Chili, des femmes, en ligne, les yeux bandés, réalisent une chorégraphie en scandant des paroles devenues slogan fédérateur pour les féministes du monde entier. Une ligne de basse en sourdine s’adosse au dispositif, évoquant la puissance du dancefloor et laissant suspendue la possibilité que le son déferle (ce qu’il ne fait pas). L’énergie de la fête techno est mobilisée pour une cause féministe, hybridant la joie, la danse à la dénonciation des féminicides. Grâce à une vidéo YouTube expliquant la chorégraphie, la performance se diffuse – en Allemagne, Argentine, Belgique, Canada, Colombie, Espagne, États-Unis, France, Italie, Portugal ou Tunisie – signe du caractère viral de l’énergie de la danse.
En France, l’activiste écologique Mathilde Caillard, aka MC danse pour le climat, mobilise l’imaginaire de la fête techno pour repenser les luttes collectives depuis l’énergie du dancefloor. Le caractère contagieux de la fête et de la danse lui permet de faire rayonner les causes écologiques vers des publics moins convaincus, tandis que le morceau « Planète Brûlée » contamine les pistes de danse du pays. Une manière pour la militante de diffuser la joie dans les mouvements sociaux, susciter l’envie de collectif et la volonté de retrouver du pouvoir d’agir hors des constats fatalistes et ainsi « réenchanter les luttes » par les corps ensemble, le chant, la danse et l’expérience d’une même bande son.
Dans d’autres manifestations, le collectif TPG communiste Les Inverti.es inventent les Pink Bloc rejoignant les grandes causes sociales des années 2020 en visualisant les enjeux de communautés queers au sein des luttes. Là encore, sound systems, chars, paillettes et slogans tapent à l’œil sont au cœur de l’identité visuelle du collectif qui organise à la fin de chaque procession de grandes fêtes dans des lieux alliés de Paris ou de Seine-Saint-Denis pour communier ensemble et générer de nouvelles alliances. Deux échos au texte Grèves et joies pures de Simone Weil évoquant les fêtes, les chants et les danses des femmes ouvrières durant les grèves de 1968, ou la fête comme stimulant aux joies militantes.
L’année 2023 voit la publication, à deux semaines d’intervalle, de deux essais qui éclairent le potentiel de la fête dans les luttes. Avec 3. une aspiration au dehors, le philosophe Geoffroy de Lagasnerie positionne l’amitié comme principe révolutionnaire et posture subversive dans la manière de se rapporter au monde et aux autres. Forme non instituée – contrairement au couple ou à la famille – l’amitié réclame le soin réciproque et quotidien de celleux qui se rapprochent en une famille choisie. Costanza Spina, journaliste et rédacteur.ice en chef du média transféministe Manifesto XXI, publie quant à iel Manifeste pour une démocratie déviante. Amours queers face au fascisme et désigne l’amour et la sororité comme moteur des luttes, endroit de force collective face aux durcissements des sociétés.
Ces deux livres instaurent des modes relationnels comme terreaux des luttes, en capacité d’instaurer des registres alternatifs dans les imaginaires de celles-ci, faisant écho à l’essai, paru en 2017 aux États-Unis et publié en version française en 2021 aux Éditions du Commun, de Carla Bergman et Nick Montgomery : Joie militante : Construire des luttes en prise avec leurs mondes. Dans ce texte fondateur, les auteur.ices n’imaginent pas de luttes sans joie et suggèrent que nous avons besoin de joie et d’un désir retrouvé pour nous rendre puissants et capables de changer le cours des choses. Il s’agit d’être vulnérable, en capacité d’affecter et d’être affecté pour prendre part à des transformations collectives, accepter les bouleversements, pour pleinement habiter nos mondes là où les luttes peuvent avoir la tendance à se rigidifier dans des formes d’austérité.
La fête se fait la synthèse de ses modes relationnels moteurs des luttes et des transformations sociales en intensifiant notre sentiment d’existence, individuel et collectif. Elle est un espace de découverte de soi, de ses limites comme de sa puissance, de l’expression d’un corps agissant, agi par les autres et les ambiances, d’un corps en capacité d’agir sur le monde et de performer d’autres possibles. Un espace de déconstruction, de désapprentissage, de découverte de mondes inconnus.
Un espace d’amitiés immanentes, de rapprochement dans un pur présent, débarrassé du capitalisme cognitif de la productivité, de la posture et de la performance sociale. Un espace de fictions partagées, de rumeurs et de récits fomentés collectivement. Un espace agissant où toustes sont acteur.ices. Un espace d’enfance sociale scénarisant l’artificialité des normes et conventions. Un espace de fictions partagées, de rumeurs et de récits fomentés collectivement. Un espace archipélique rejetant les centralités et polarités habituelles. Un espace océanique de réconciliation avec le monde, de compréhension à l’oblique de sa complexité, de régénération de nos puissances d’agir.
Un rapport au monde renouvelé d’un être en fête qui écoute, se décentre, s’en remet à d’autres sens, assume la vulnérabilité dans le recommencement des nuits. Et si celles-ci finissent avec l’arrivée du jour, la permanence d’un ethos festif éprouvé collectivement peut transformer ce jour. Parce que la fête est capable des plus grandes métamorphoses au-delà de son propre espace-temps. C’est avec cette énergie festive qu’il s’agit de lutter depuis les dancefloors, cabanes[11] ou terres d’insurrection par et depuis la joie. Il nous faut savoir préserver la fête comme une zone à défendre, comme une grammaire pour laquelle il n’est pas une fatalité qu’elle soit colonisée par le jour.
NdA – Cet article est issu d’une recherche initiée en 2016 autour des motifs de la fête techno dans la création contemporaine ayant donné lieu à des publications pour TRAX, Tsugi, Vice et Slate, et synthétisée une première fois en 2019 dans la conférence « Politiques du dancefloor », dans le cadre du colloque « Existe-t-il une culture électro ? » à l’occasion de l’exposition « Electro. De Kraftwerk à Daft Punk » à la Philharmonie de Paris (commissariat : Jean-Yves Leloup).