Roman (extrait)

Walla Walla

Écrivaine, théoricienne

Dans Walla Walla, roman du même nom qu’une petite ville du Nord-Ouest des États-Unis, il est beaucoup question de ravages. Ravages dans le monde, ravages intérieurs des personnages, de leurs relations conjugales ou filiales. Ravages projetés sur tous les types d’écran, comme ceux placés derrière Janet, la journaliste télé. À plusieurs reprises elle interviewe l’évangéliste dit « le pasteur ». C’est ici la première fois et ça ira ensuite crescendo. Saturation plasmatique et mentale, surprésence médiatique, indigestion trumpienne : la prose non figurative d’Elsa Boyer, qui confie aujourd’hui à AOC un extrait de son prochain roman (P.O.L.), génère un effet zoom particulièrement sensible.

Pasteur mais pas seulement. S’il faut encore le présenter. Orateur atypique, homme spectacle, millionnaire, propriétaire de chaînes dans tous les domaines, hôtels de luxe, industries agroalimentaires, casinos, assurances, fonds de pension, universités. Des tours dorées, des tours où les étages s’entassent lisses, qui dominent vertical. Le pasteur est à lui seul un empire. Depuis des décennies. On connaît son visage, ses moues. Il fait rire. On dit de lui qu’il est un personnage. On assure aussi qu’il peut prêter à confusion. Parce qu’il est désagréable de penser qu’il pourrait être clair. Toutes les semaines il leur parle depuis une scène, se fige immobile ou la traverse, il baisse le dos et secoue les bras à chaque pas, défile raide, arpente et se balance en zigzags. On ne sait jamais exactement ce que le pasteur fera. Il fait rire. Toutes les semaines il se montre, chair et os, investit un lieu en plein air, terrain vague, chantier, stade, parking, complexe aquatique aux eaux croupies, généralement dans une petite ville car le pasteur aime la proximité. L’organisation des événements du pasteur est millimétrée et sauvage. Janet reçoit le pasteur dans les studios. Walla Walla TV News espère capter l’audimat, l’émission sera un show et le show doit être délirant, le pasteur doit en dire le plus possible, le pire, si possible, elle fera en sorte. Janet baby, c’est ce que susurre le patron des studios. Walla Walla TV News veut laisser les téléspectateurs la gueule décomposée, criant que jamais ils n’auraient espéré ça, criant que jamais ils n’auraient cru ça possible, de telles atrocités dans les oreilles, suffoquant, que ce soit la joie ou la panique. L’un ou l’autre, la même chose, ils seront prostrés devant leurs écrans, la réalité dérapera et les images tiendront leurs cerveaux. Le visage de Janet, la ligne nette d’implantation de ses cheveux en haut du front dégagé suffiront à rassurer les téléspectateurs, son sourire sans faille jamais, son regard qui n’essaie pas


Elsa Boyer

Écrivaine, théoricienne, Enseignante à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Lyon et à l'École nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris