En quête d’amitié – sur Casca la couronnée de Quentin Leclerc
Dans Casca la couronnée de Quentin Leclerc, chaque phrase semble dotée d’un étrange pouvoir. Celui de nous faire avancer, comme si nous appuyions nous-mêmes sur une touche, pris dans un mouvement continu et imprévisible. Avancer vers un mur perméable, une barre de snickers ou un tutoriel spécial « sortir d’une pièce inondée ». Vers le futur, le passé ou le présent, peu importe, on avance, on se laisse guider vers l’action suivante, le personnage suivant, le texte d’un forum, une tempête de neige ou une attaque mortelle avec la même surprise et le même plaisir.
Car si ce roman d’aventures se déroule dans un univers qui ressemble à s’y méprendre au nôtre – l’auteur excelle d’ailleurs à décrire avec un humour féroce le plus banal de nos environnements et de nos objets – c’est tout de même à quelques nuances près. Dans la réalité de Casca tout le monde a un aura (à condition de savoir le déclencher), les petites filles peuvent se téléporter et le nom des Pokémon, s’il est bien prononcé, crée des attaques meurtrières. Le monde s’ouvre à de nouvelles possibilités d’aventures, en dépit de toutes les lois de la physiques. Des aventures qui semblent toutes droit sorties des fictions grands publics, films, séries et jeux vidéo qui constituent nos mythologies contemporaines et sont au cœur de Casca la couronnée. Les fictions semblent alors s’échapper de leurs médiums pour offrir aux personnages de Casca de nouveaux dons. Le livre avance ainsi, affecté par des glitchs, ces failles de programmation qui créent des effets de distorsion parfois burlesques dans les jeux vidéo, entre réalité et fictions.
Quentin Leclerc ne s’encombre pas des seuils qui créeraient des frontières. Ainsi, même si les clins d’œil aux jeux vidéo et aux films sont constants, la porte d’entrée de ce roman d’aventures n’est logiquement pas un écran. C’est une plage. Le livre s’ouvre par cette phrase qui pourrait aussi être le début d’un mélodrame : « La plage de Portobello est grise à cause des nuages qui cachent le soleil. ». Le déclencheur de la quête est un banal – du moins en apparence – sac de sport Nike qu’a récupéré l’héroïne de cet opus, Casca, dans le bar du golf où elle travaillait, après une fusillade.
Signalons ici que, bien qu’indépendant, Casca la couronnée est le deuxième tome d’une trilogie nommée Miami=Paradis dont le premier opus, Rivage au rapport (2020, toujours aux Éditions de l’Ogre) mettait en scène une enquête sur le meurtre d’adolescents qui avaient tous une couronne tatouée sur le corps.
Dans ce premier livre, qui empruntait ses codes au polar, Casca n’était qu’un personnage secondaire. On la rencontrait à vingt-trois pages de la fin du tome. Elle nous était présentée par Copperfield, l’un des héros du premier livre, comme un personnage banal : « Le feeling est vraiment bien passé entre eux. Elle s’appelle Casca, mais ne vit pas à Myriad Pro. Elle n’a pas du tout entendu parler des meurtres qui amènent Copperfield par ici. Elle dit : mon travail au golf me prend tout mon temps.»
Casca la couronnée est définitivement un roman du lien où l’amitié est au cœur du récit.
Dans ce deuxième opus, Casca va radicalement changer de statut. Le sac de sport qui lui a été remis est rempli de billets, mais il contient surtout une couronne qui émet une lumière divine lorsque Casca la porte. Confrontées à cette anomalie, le premier réflexe de Casca et de Trish, sa colocataire, est de faire une recherche Google, tapant « couronne or brilla magique », ce qui les oriente seulement vers des sites de papiers peints. C’est Upamecano, ancien gardien de la couronne, débarqué dans leur petit appartement, qui va tout leur apprendre de leurs nouvelles responsabilités, qui ne sont pas référencées sur Google : Casca a été choisie pour être la nouvelle gardienne de la couronne, un artéfact magique qui « capture celui qui s’obstine à croire en des rêves qui ne se réaliseront jamais ».
La quête peut commencer : il s’agit pour Casca, Trish et Upamécano – qui n’a pas de corps mais une enveloppe et des New balance 992 – de mettre la couronne en sécurité. Seulement, une pléthore de personnages vont tenter de les en empêcher. Les aventures qu’ils vont traverser vont les mener jusqu’à d’étranges espaces liminaux qui rappellent les cercles de l’Enfer de Dante. Chaque étape du trajet a ses particularités, mais la quête de Casca est ainsi définie par le narrateur, nous renseignant une nouvelle fois sur les péripéties du livre par un jeu de références à d’autres fictions : « Comme la quête de Casca est de type action-aventure et survie, et pas de type tir à la première personne ni battle royale, il y a des caisses à ouvrir plutôt que des caisses à fouiller. C’est une quête du même type que des jeux comme Résident Evil, The Last of Us, Silent Hill, Subnautica, No Man’s Sky et The Callisto Protocol»
Et cette quête va nous entraîner dans de multiples aventures, découpées en soixante et onze parties et une scène post-générique. La structure du livre, depuis son chapitrage jusqu’au découpage de ses paragraphes, est marquée par la vitesse et le discontinu. L’ellipse est la règle : l’initiation des personnages se fait par à-coups.
Chaque phrase est isolée sur la page : un point marque presque systématiquement le début d’un nouveau paragraphe. Chacune occupe son espace propre, entourée par le blanc du papier. Ainsi découpé, le livre paraît avoir été construit par chronophotographie : il ressemble à une succession d’instantanés décomposant chronologiquement les phases d’un mouvement, d’une exploration. Casca la couronnée se présente alors comme une carte au trésor dans laquelle chaque phrase nous déplace.
Ce découpage crée une étrange sensation d’arrêt sur image en même temps que de vitesse extrême du récit. La langue de Quentin Leclerc avance ainsi entre fulgurances et descriptions méticuleuses de détails du quotidien. Et, quand un chapitre se termine, on ne sait jamais où l’on va arriver, comme si le lecteur était lui-même téléporté.
Surtout, ces choix typographiques créent une suspension de la logique. Une action n’en engendre pas une autre, et chaque geste semble doté de la même importance, que ce soit : « il tend la main » ou « une planète explose », redéfinissant les frontières entre le banal et l’extraordinaire.
Pourtant, malgré cet accent mis sur le discontinu, Casca la couronnée est définitivement un roman du lien. C’est que l’amitié est au cœur du récit. L’aventure est toujours collective, et, plus que la force d’un pouvoir, ce sont les relations entre les personnages qui décident de l’issue d’un combat ou d’une quête. L’aventure toute entière naît d’ailleurs d’une amitié déçue entre deux amis, Bryan Vega et Tim, qui se sont rencontrés au lycée. Ils nouent leur amitié contre tous, grâce à des références communes, à leur amour pour la Nintendo 64 et leur recherche de nouveaux niveaux de conscience. Ce qui les sépare, c’est que Vega ne parvient plus à faire la différence entre la fiction et la réalité. Il voit dans le meurtre d’adolescents un rituel pour parvenir à créer son royaume de fiction. Le souhait de Vega peut se résumer dans ce message qu’il lit dans un forum :
« HunterAyaya dit :
Pour le moment l’objectif c’est d’arriver à shifter
Quelques minutes dans ma réalité rêvée
La plupart des gens commencent par des mini-shifts ensuite
Ils prennent confiance et font des expériences plus longues
new__era dit :
Prenez du recul pour comprendre que ce sont
Des niveaux de conscience
Il existe des niveaux où personne n’est jamais allé » (p.69)
Pour shifter, Vega va inscrire dans le réel tous ses fantasmes et devenir violent dans la « vraie vie ». Et Tim tenter de l’en empêcher. À partir de là, et c’est ce qui déclenche le récit tout entier, ils se livreront à une guerre sans merci pour posséder les artéfacts qui leur permettraient de gagner en pouvoir – dont la couronne héritée par Casca. Ce sont les références communes qui créent l’amitié, mais celles-ci ne suffisent pas. On peut devenir ennemi en les manipulant différemment. Ce qui compte c’est ce que l’on vit ensemble, le fait d’avoir à protéger un objet commun.
Un mantra qui pourrait s’appliquer au livre : le récit est construit sur des références qui sont comme les fondements du roman, mais l’important est ailleurs. Il se trouve dans le plaisir des explorations – d’aventures et de langages – qu’il nous propose et dans lesquelles il parvient à nous transporter.
Si dans ce roman l’extraordinaire est constant, cela ne fait qu’accentuer la valeur de l’anodin.
C’est là une des qualités de Casca la couronnée, d’arriver à faire un grand roman sur l’amitié, un roman sensible malgré son apparente sérendipité. Car ce qui compte à la fin, c’est comment les personnages s’activent par leur complémentarité. Même le plus rigoureux des combats peut donner lieu à un moment d’émotion. Les pouvoirs ont beau être illimités, ce qui les déclenche c’est la volonté de protéger l’autre, de faire groupe malgré tout. Ainsi de Safia Sofi qui renoncera à son désir de pouvoir pour sauver son petit frère Gon; de Davenport qui change de camp par amitié, et bien sûr de Trish qui aime tant Casca.
Cette tension entre un récit à la forme très fragmentaire et des sentiments exacerbés rappelle parfois La Couleur des Choses de Martin Panchaud, Fauve d’or au festival d’Angoulême 2022. Cette bande-dessinée mettait en scène un mélodrame dont l’action était entièrement vue de haut, sans perspective. Les personnages étaient représentés comme des petits ronds bicolores. Et pourtant, bien que défiant nos codes habituels de l’identification, la bande-dessinée parvenait à nous émouvoir à chaque page.
Quentin Leclerc ne fait jamais les présentations avec ses personnages : ils arrivent dans le cœur de l’action et c’est par leurs gestes et habitudes qu’on les reconnaît, leurs tics et leurs goûts en matière de séries. On a parfois l’impression de collectionner les personnages comme des cartes Pokémon, jusqu’à ce que tout fasse sens lorsque les personnages se relient. Chacun a comme un vide à combler et ce n’est que dans la relation aux autres qu’il pourra trouver sa place et se « réparer ». Tous les personnages se complètent comme les Lego des espaces liminaux qui permettent d’accéder à la fin de la quête.
Plus que de maîtriser un pouvoir ou de conquérir le monde, c’est peut-être là la quête cachée du livre. Même si dans ce roman l’extraordinaire est constant, cela ne fait qu’accentuer la valeur de l’anodin. Tous les combats, tous les pouvoirs ont un fond sentimental. Le Chapitre 8, « Ce qui fait un bon dresseur Pokémon » renseigne sur cette imbrication alors que Pantone, un des premiers personnages du livre, livre un long monologue sur Pokémon, que l’on pourrait également lire comme un méta-discours sur le livre. Il dit ainsi : « (…) quand Dracaufeu a perdu son combat contre Tartare sur les îles Orange, il a enfin compris que Sacha tenait à lui, et qu’il ne l’abandonnerait jamais. C’est à partir du moment où Dracaufeu a vu Sacha comme un ami et non plus comme un maître que leur relation s’est améliorée. (…) Il dit : c’est la plus belle preuve d’amour. ».
Oscillant entre ces pôles, le livre est alors un espace de jeu, offrant un monde aux possibilités infinies : il explore côte à côte toutes les péripéties, des plus quotidiennes aux plus impossibles (« c’est complètement interdit par les lois de la gravité » signale ainsi le narrateur au moment où un de ses personnages parvient à courir dans un mur). L’intertextualité, qui est reine dans le livre, n’est là que pour servir le plaisir de la fiction, l’augmenter. Créer de nouvelles portes et revitaliser la langue. Si les références aux fictions grand public des années 1990 et 2000 qui innervent le texte nous sont étrangères ou lointaines, qu’importe : c’est le plaisir du jeu, de la citation, du partage, que l’on retient, grâce à une langue qui est elle-même une aventure et nous emporte. Comme si nous connaissions tous les raccourcis du monde.
Quentin Leclerc, Casca la couronnée, Éditions de l’Ogre, mars 2024.