Le mythe de l’immunité des démocraties à l’autoritarisme
Il est haut fonctionnaire, il travaille au Parlement. Il a soutenu Macron avec enthousiasme en 2017, puis à nouveau cinq ans plus tard. En se rendant au bureau de vote, il avait peut-être moins d’allant cette seconde fois, mais il n’a pas trop hésité non plus. C’est que, « au vu des alternatives », il n’y avait « pas trop de doutes à avoir ». Le choix dans l’isoloir fut vite fait, mais restait une hésitation. Dans son esprit, ses votes répétés pour la majorité devaient constituer un barrage contre l’extrême droite. Un gouvernement allait enfin prendre les mesures qui l’empêcheraient d’accéder au pouvoir, qui la feraient reculer même.
Or, non seulement le premier quinquennat n’a pas atteint cet objectif, mais la digue prend de plus en plus l’eau. Pire, il remarque que personne dans « son » camp ne semble pressé de la colmater. Il est bien placé pour le savoir. Il travaille avec des élus chaque jour, et chaque jour il voit le Rassemblement national occuper des positions de pouvoir, travailler, échanger avec la majorité « de façon tout à fait normale ».
Quand je le rencontre, à l’automne 2023, il exprime donc une gêne. Le barrage, clairement, n’a pas marché, et demain « ils » pourraient bien être au pouvoir. L’embarras est toutefois de courte durée. Pour lui, l’opposition de gauche est largement responsable de la situation. Il suffit de voir dans l’hémicycle : La France insoumise « crie », « s’agite », « insulte » quand les députés du Rassemblement national sont « calmes » et « polis ». Il poursuit, prospectif : « Et au fond, est-ce que ce serait si grave ? »
L’idée, impensable hier, s’est répandue, et cela bien au-delà du milieu politique dans lequel j’enquête. Elle a des versions différentes. Pour certains, à travers le pays et les milieux sociaux, l’extrême droite est la dernière chose qu’on n’a pas essayé, l’ultime recours d’un jeu politique auquel on ne participait déjà plus beaucoup. « Plutôt que de s’abstenir, pourquoi ne pas essayer ? », entend-on chez ces électeurs interrogés. Pour d’autres, moins déçus que résignés, la démocratie est suffisamment solide pour survivre à cette épreuve. La Pologne et le Brésil en seraient la preuve, car les transitions y ont eu lieu dans le calme. Même en Italie, où la descendante en ligne à peine brisée d’un parti fasciste dirige désormais le pays, elle semble le faire sans trop de vagues. La démocratie est suffisamment forte pour tolérer des expériences politiques alternatives, elle est auto-immune.
Mais est-ce vraiment le cas ? Les expériences étrangères montrent qu’au contraire l’arrivée de partis d’extrême droite modifie les règles du jeu politique, installant leurs idées et leurs pratiques dans la longue durée.
La démocratie rejette ceux qui la brutalisent
Il est étrange de penser, et plus encore de dire, qu’on n’a pas essayé l’extrême droite. Il suffit de regarder un peu plus loin qu’aujourd’hui pour se rendre compte qu’elle a déjà été aux affaires. Mais admettons : l’histoire appartient par définition au passé, et nul n’est obligé de croire à ses spectres. L’affirmation devient par contre franchement étonnante si on se tourne cette fois-ci vers le présent, puisque plusieurs gouvernements de cette couleur politique sont au pouvoir aujourd’hui, ou l’ont été récemment. Ils permettent d’éprouver l’idée, elle aussi souvent évoquée, que les démocraties sont immunes à l’autoritarisme.
Une première version de cet optimisme démocratique soutient que la démocratie rejette ceux qui la mettent en danger, soit en expulsant le corps étranger, soit en bâtissant des défenses pour que l’agression ne se reproduise plus. Établissant un parallèle entre le corps social et le corps biologique, une telle approche mise sur les défenses immunitaires propres aux sociétés libérales – entendues au sens de respectant l’État de droit et la séparation des pouvoirs. Or, rien ne dit que l’analogie fonctionne.
Si l’on ne peut mobiliser l’histoire au motif qu’elle est forcément passée, pourquoi ne pas se tourner vers la géographie. De ce point de vue, le cas des États-Unis de la dernière décennie invite à la plus grande prudence. L’élection de Trump en 2016 fut suivie d’une série de protestations, d’appels à la mobilisation ou à la résistance. Et puis rapidement, pour une majorité de la population, le quotidien a repris le dessus. Pendant la campagne, à de multiples reprises, des personnes se sont émues de ses propos, de ses idées, ou simplement de son comportement.
Trump s’était ainsi publiquement inquiété des « invasions de Mexicains » qui tentaient de traverser la frontière, amenant avec eux leurs « problèmes ». « Ils viennent avec des drogues, ils importent la criminalité, ce sont des violeurs. Et quelques-uns sont sûrement des gens bien », avait-il lancé lors d’un meeting, déclenchant des protestations nationales et une protestation diplomatique. Dès son arrivée à la Maison Blanche ensuite, où son premier acte présidentiel fut d’imposer un moratoire sur l’entrée sur le territoire national de voyageurs en provenance de pays à majorité musulmane. En cette fin janvier 2017, l’annonce du décret présidentiel 13769 avait déclenché des manifestations dans tout le pays, où des milliers de personnes avaient afflué vers les aéroports en signe de protestation contre la mesure.
De là, on est toutefois vite passé à la sidération. Durant les quatre années de son mandat, les épisodes se sont succédés avec une telle régularité que l’un venait chasser l’autre sans que les opposants puissent reprendre leur souffle. Une telle frénésie a inspiré un genre en soi aux médias étasuniens : ils ont publié des listes de transgressions du président Trump. Du New York Times à People, l’accent fut mis sur des aspects différents. Certains ont produit une collection de déclarations pour le moins incongrues, comme cette phrase lancée devant un parterre de soutiens juifs : « Comme vous, je suis un vrai négociateur. » Ils ont aussi recensé tous les gestes inappropriés du président, comme lorsqu’il a lancé un paquet de serviettes en papier à une foule de rescapés assemblés dans un gymnase après le passage d’un ouragan dévastateur à Porto-Rico.
Les listes ont pu se faire plus techniques, comme la recension des entorses aux pouvoirs. Elles ont pu avoir une tonalité plus outragée, telle celle qui dénombrait ses prises de positions en faveur de groupes normalement honnis. Ce fut, par exemple, le cas avec l’affirmation que chez les suprémacistes blancs autant que chez leurs opposants, « il y a des gens très bien ». L’intention des journalistes restait la même : se remémorer de ce que l’on a, par vertu même de l’accumulation, oublié.
Car c’est exactement ce qu’il se passe : la répétition ne condamne pas en soi. Parfois, elle anesthésie. La meilleure preuve en est qu’après un mandat de scandales, après une tentative de coup d’État, après une litanie de menaces, Trump parvient à faire la course en tête des sondages depuis le début de l’année. Qu’il soit simplement un candidat plausible à une élection après avoir tenté de faire invalider les résultats de la précédente (jusqu’à l’émeute), voilà qui devrait mettre en perspective la thèse selon laquelle le système politique finit par rejeter les « extrêmes ». L’État de droit peut se protéger, il n’est pas intrinsèquement faible, mais il n’est pas non plus intrinsèquement fort.
Quant aux contre-pouvoirs officiels, ils n’ont pas réussi ou voulu utiliser leurs prérogatives. Au cours des deux procédures d’impeachment qui se sont succédées, les sénateurs Républicains ont très majoritairement voté contre la censure du président. Le fait est qu’il se trouve toujours suffisamment de personnes intéressées à ce qu’un leader reste en place car elles imaginent pouvoir en bénéficier est là encore un principe de raison humaine qu’il faut avoir à l’esprit quand on imagine que la démocratie vaincra.
La démocratie canalise les pulsions autoritaires
« Mais s’il n’accepte pas les règles, au moins est-il contraint par les cadres existants. » Voici ce que pourraient objecter ceux qui, voulant défendre l’idée d’une immunité des démocraties à l’autoritarisme. Ils invoquent alors un second argument : la modération imposée par le fonctionnement quotidien du régime et des institutions. Donald Trump lui-même ne s’est-il pas plaint régulièrement qu’il ne pouvait mener ses politiques du fait des contraintes omniprésentes qui lui furent opposées ? Le deep state (ou « État profond ») qu’il a si souvent dénoncé permettrait-il une forme d’inertie ?
Là encore, l’argument est audible, mais il a ses limites. Allons cette fois-ci en Italie. Là-bas, la présidente de Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni, dirige depuis octobre 2022 une coalition de partis de droite et d’extrême droite. Or, si Meloni a mené une campagne radicale, sur le fond comme sur la forme, elle a depuis son arrivée au pouvoir changé de ton. Après avoir répété qu’elle prendrait des mesures sans précédent contre l’immigration, elle a récemment autorisé 450 000 étrangers à obtenir un titre de séjour afin de pourvoir aux besoins en emploi de la péninsule. Il faut dire qu’une première vague avait immédiatement trouvé preneurs, et que les experts estiment à au moins 800 000 le nombre d’emplois non pourvus.
Dans un pays affecté par sa très faible natalité, c’est une question de fonctionnement de l’économie, mais aussi de financement des retraites, qui l’aurait incité à changer de position. Elle aurait, en d’autres termes, été contrainte par la réalité de l’exercice du pouvoir, et elle aurait aussi été domestiquée par les institutions. N’est-elle d’ailleurs pas régulièrement mise en avant par la présidente de la Commission européenne, celle-là même qu’elle dénonçait ardemment dans ses discours passés ? Au contraire, depuis plus d’un an, Ursula von der Leyen l’emmène régulièrement dans ses déplacements.
A-t-elle changé, contrainte ou forcée ? De fait, la pratique du pouvoir de Mme Meloni est différente de son style de campagne. Elle ne communique plus de manière aussi enflammée que pendant la campagne – elle avait par exemple tweeté les images extrêmement dures du viol d’une jeune femme italienne par un immigré clandestin. Mais elle n’agit pas moins, et pas forcément avec plus de tempérance. Ainsi de la répression des mouvements sociaux.
Dès novembre de la même année, la nouvelle Première ministre a signé un décret-loi qui instaurait des peines de prison ainsi que de lourdes amendes pour les organisateurs de rave parties. L’objectif était de faire disparaître de l’espace public ces manifestations décrites comme des « invasions » dans le texte de la loi. Il était, plus largement, de déployer les outils destinés à réprimer toutes les formes de ce qui apparaît aux autorités comme un désordre social. Quelques mois plus tard, ce sont les militants écologistes du collectif Ultima Generazione, un collectif qui menait des opérations de désobéissance civile, qui ont vu leurs actions publiques réprimées.
Le changement est net, et ce n’est pas le seul domaine dans lequel il se produit. Il est simplement plus discret. C’est le cas des multiples remplacements qui se sont produits à la tête des institutions culturelles italiennes à la suite de l’élection de Meloni. D’abord à la RAI, le service italien de l’audiovisuel public, où les directeurs comme les présentateurs ont été successivement remplacés – soit par des personnes moins critiques, soit par des soutiens du régime. Ces mouvements de fond ont aussi eu lieu dans les théâtres et dans les festivals. À la tête de la Biennale de Venise, c’est Pietrangelo Buttafuoco qui a été nommé. Intellectuel reconnu, il est aussi un ancien journaliste qui a travaillé dans différents périodiques ouvertement partisans, dont celui du Mouvement social italien (MSI), le parti post-fasciste créé dès l’après seconde guerre mondiale ; et dans un hebdomadaire très conservateur possédé par Silvio Berlusconi.
Avec la nomination d’autres soutiens à la direction des principaux festivals – dont La Mostra, le plus ancien – c’est une autre politique qui vise à se mettre en place. Il s’agit là de « cambiare la narrazione », comme l’a dit Giorgia Meloni elle-même, de changer le récit dominant. Les changements, car il y en a eu, ont été faits dans un État où l’exécutif est relativement faible. Et en France ?
La forteresse de nos institutions
« Mais nos institutions sont solides. » Cette phrase, le haut fonctionnaire cité plus haut ne l’a pas prononcée. C’est que, travaillant chaque jour à l’Assemblée nationale, il connaît bien nos institutions, il a maintes fois eu l’occasion de vérifier leur robustesse. Mais il sait tout autant que celle-ci peut être mise au service quasi-exclusif de l’exécutif, et cela quelle que soit sa couleur politique.
De fait, les institutions françaises sont une forteresse… pour ceux qui sont dedans. Les contre-pouvoirs à l’exécutif y sont en effet plus faibles, voire bien plus faibles, que dans la plupart des démocraties européennes. Cela confère au gouvernement une marge de manœuvre importante pour mener à bien sa politique. C’est bien entendu vrai du côté législatif, avec tous les outils qui permettent de contraindre les parlementaires. Certains sont connus : l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. D’autres le sont moins et font les délices des professeurs de droit parlementaire : réserve de vote, votes bloqués, seconde délibération ou encore temps législatif programmé afin de mettre fin à l’obstruction. Tout ce qu’on appelle le « parlementarisme rationalisé » donne un pouvoir démesuré au gouvernement qui dispose d’une majorité, fût-elle relative.
C’est, par ailleurs, loin d’être le seul aspect où l’exécutif dispose de moyens contraignants. L’exécutif a aussi le pouvoir de procéder à des dissolutions administratives, on l’a vu avec celle prononcée à l’encontre de l’association écologiste des Soulèvements de la Terre. Il peut aussi conférer ou retirer des agréments à des associations – ce fut récemment le cas pour Anticor, qui traque la corruption dans le secteur public. Dans d’autres lieux, les contre-pouvoirs peuvent théoriquement s’exercer en démocratie. C’est le cas du Conseil constitutionnel ou de la magistrature. Mais l’emprise de l’exécutif y est plus marquée chez nous qu’ailleurs. Pour la seconde, tout une partie de ses membres sont placés sous l’autorité du gouvernement. Les procureurs ont en effet un lien organique avec le ministère de la Justice.
Surtout, les contre-pouvoirs actuels seraient probablement d’autant moins opérants que la majorité a largement utilisé ces outils au cours des dernières années. Parce qu’il a multiplié le recours à ces outils, l’exécutif actuel en a légitimé l’usage pour son successeur. Il sera d’autant plus aisé pour le parti au pouvoir de récuser les accusations de « coup de force » ou d’«atteintes à la démocratie » en disant qu’un gouvernement qui se revendique du libéralisme politique a eu cette pratique des institutions.
Il existe, en France, plusieurs autres manières pour l’exécutif de s’accaparer des pouvoirs. On peut espérer qu’ils ne tomberont pas entre les mains d’une personne souhaitant, selon le mot de de Gaulle, commencer une carrière de dictateur. Mais on peut s’inquiéter de savoir qu’ils soient disponibles.