Les États-Unis, future colonie crypto ?
Apparus il y a quinze ans, bitcoin et cryptomonnaies ont dès leurs débuts été loués par les libertariens et l’alt-right pour leur aspect automatisé, hors régulation bancaire et étatique. D’après ses partisans, le futur des paiements géré par blockchains et algorithmes serait à notre portée.
En 2020, Elon Musk, dirigeant de SpaceX (entre autres), déclarait : « Je ne sais pas si Mars aura sa propre cryptomonnaie mais c’est quelque chose de probable. Ce serait une monnaie numérique localisée sur Mars. » On sait que le milliardaire aimerait coloniser et terraformer la planète rouge, mais en attendant ce moment, on a le sentiment que c’est l’économie nord-américaine qui est en passe d’être « cryptoformée ».
De fait, ces instruments au départ alternatifs occupent une place de plus en plus centrale dans l’économie et la politique nord-américaines. Les déclarations de Donald Trump, cet été, à la Bitcoin Conference de Nashville promettaient de faire de l’économie US un « superpouvoir du bitcoin ». De leur côté, les démocrates, à l’origine plutôt hostiles vis-à-vis de ces instruments, ont lancé l’initiative Crypto4Harris pour définir une stratégie en la matière et (surtout) ne pas braquer les électeurs sensibles à ces questions.
Au-delà de l’effervescence de la campagne présidentielle, les changements réglementaires de 2024 aux États-Unis octroient un poids de plus en plus déterminant au bitcoin, à l’ether et aux autres crypto-actifs pour les transformer en supports d’épargne « grand public ».
Depuis que l’autorité boursière nord-américaine a permis la commercialisation de fonds indexés sur le bitcoin en janvier 2024, son prix unitaire a doublé. L’autorisation a ensuite été étendue aux fonds en ether et la deuxième crypto a suivi un mouvement similaire. A priori, cette jonction entre des cryptos hautement spéculatives et des fonds gérés de manière « patiente » semble contre nature : comment des notables de la finance tels que BlackRock ou StateStreet vont supporter le comportement de cryptos à l’adolescence turbulente (15 ans d’existence pour le bitcoin) ? Alors que Larry Fink, dirigeant de BlackRock fustigeait le bitcoin, « machine à blanchir l’argent sale » en 2017, il est désormais un de ses plus fervents partisans…
Pour bien saisir le mariage actuel entre des fonds indiciels réputés prudents et des cryptos très inflammables, l’approche de la macro-finance est éclairante. Ces travaux aident à comprendre comment des stratégies au départ divergentes peuvent finalement se rejoindre au cœur du « consensus de Wall Street »[1]. Revenons sur ces logiques qui expliquent comment, en finance, des parallèles peuvent se rencontrer.
La faillite de Lehman Brothers et ses effets
Pour comprendre pourquoi ces deux univers antagoniques ont fini par partager des intérêts convergents, il convient de remonter à la crise financière de 2008-2009, qui a modifié profondément le comportement des acteurs. En effet, c’est à ce moment que naissent les crypto-actifs et que la montée en puissance de la gestion « passive » s’affirme.
Jusqu’aux premiers craquements dans les crédits subprimes à l’été 2007, le secteur des hedge funds (fonds spéculatifs) était florissant, avec une croissance des flux sous gestion de 20 % annuels depuis 2000. Initialement destinés à une clientèle privée fortunée, ces fonds proposaient des services taillés sur-mesure et promettaient des rendements nettement supérieurs à la moyenne. Progressivement, certains grands groupes bancaires étasuniens devinrent clients de ces fonds[2]. Grâce au savoir-faire de leur gérants et à des placements téméraires (subprimes, notamment), l’objectif consistait à « sur-performer » les rendements du marché. Il s’agissait de pratiquer une accumulation intensive du capital en se portant sur les segments risqués, grâce à l’endettement.
Mais la succession de défauts dans les crédits structurés et la raréfaction des liquidités ont mis à jour la dangerosité et le court-termisme de leurs stratégies. Au moment où les symptômes de la crise commencent à se manifester, les premières grandes victimes sont les hedges funds de Carlyle et de Bear Stern, avant que la banque d’investissement Lehman Brothers ne fasse faillite le 15 septembre 2008. Katharina Pistor montre comment des institutions traditionnelles telles que Lehman Brothers avaient délibérément mis en place un système d’externalisation de leurs opérations afin d’échapper aux réglementations prudentielles[3]. À partir de cet échec du shadow banking, les stratégies « patientes » des géants de la gestion d’actifs tels que BlackRock ou Vanguard vont devenir plus attractives.
Au même moment, dans les limbes d’internet se prépare une insurrection virtuelle : le 31 octobre 2008, un document de 9 pages est posté sur un forum de passionnés de codage informatique par un certain Satoshi Nakamoto (un pseudonyme). En pleine tourmente bancaire et boursière, l’inconnu fustige le système bancaire traditionnel. Il propose un système de transferts d’information totalement décentralisé : si chacun devient vérificateur des transactions par un système de blockchain, on pourrait se passer des banques et des États dans le domaine des paiements[4]. Ancrées dans l’effort informatique nécessaire à leur création, des unités numériques (bits) créées en quantité limitée (à l’instar des espèces métalliques–coins) sont générées par un algorithme. Le bitcoin est né.
Cette innovation prend racine dans la mouvance crypto-anarchiste des années 1980-1990 dans laquelle on trouvait des hackers, des cryptographes, des défenseurs de la vie privée[5]. En ce qui concerne l’ancrage économique, le libéral autrichien Friedrich von Hayek est couramment présenté comme inspirateur des monnaies cryptographiques. De fait, Hayek proposa en 1976 un modèle fondé sur la concurrence de monnaies privées, de sorte qu’aucune institution supérieure (banque centrale ou État) ne serait nécessaire à la stabilité monétaire. La régulation monétaire par les mécanismes vertueux de la concurrence et du marché aurait suffi à contenir les désordres, notamment inflationnistes. Pourtant un examen précis des thèses hayékiennes conduit à mettre en doute les liens entre les processus d’émission de bitcoin (automatisé) et la théorie autrichienne du crédit bancaire[6].
En tout état de cause, le bitcoin déborda bien vite les cercles militants pour bénéficier après 2015 d’une offre diversifiée (ether, ripple…) et d’une demande croissante, qui finira par intéresser Wall Street. Porteuses de nouveaux principes (rejet des banques et des États, plafonnement de l’offre), les cryptos ont semblé porter à leurs débuts des espoirs d’alternative monétaire. Mais ces instruments au développement autonome vont rapidement être phagocytés par le capitalisme financier et gagnés par une logique spéculative basique.
L’essor de la gestion passive : vers un « socialisme furtif » ?
Dans le domaine de la gestion d’actifs, la faillite de Lehman Brothers (et la dépression financière qui a suivi) a, selon Benjamin Braun, « précipité le passage d’une gestion active par des fonds coûteux (hedge funds) vers une gestion à bas coût (low cost) par des fonds indiciels »[7]. De fait, alors que les fonds spéculatifs s’appuyaient sur des stratégies à haut risque, les fonds de gestion State Street, Vanguard et BlackRock déployaient une gestion beaucoup plus paisible en apparence. Stimulés par les dérégulations entamées par Reagan et les encours croissants des retraites par capitalisation, cet oligopole de la gestion sous mandat a dessiné un nouveau type de capitalisme, celui des gestionnaires d’actifs (« asset manager capitalism »)[8].
De fait, au moment de la crise, les difficultés encourues par les banques ont permis à des fonds d’acquérir à bas coût certaines de leurs activités (iShare de Barclays par BlackRock en 2009, par exemple). Ainsi, le krach de 2008-2009 a bénéficié aux Big Three en leur permettant d’attirer plus d’investisseurs. Non seulement les détenteurs de patrimoine se tournèrent vers des solutions moins exposées au risque, mais la puissance publique fit appel à leurs services pour restructurer des entités en difficulté[9].
Du point de vue de la stratégie d’investissement, le cartel des Big Three affiche une approche modeste en apparence : plutôt que d’essayer de « battre le marché », viser la performance médiocre, celle du rendement moyen (benchmark). Le PDG de Vanguard, John Bogle résumait ainsi son objectif : « On ne cherche plus l’aiguille dans la botte de foin, on achète la botte ». Les racines théoriques de cette stratégie dite « passive » peuvent être trouvées dans la théorie d’Harry Markowitz qui prônait au milieu du XXe siècle une diversification maximale des portefeuilles boursiers. Dans son sillage, le Modèle d’Equilibre des Actifs Financiers (MEDAF) de Sharpe proposa une méthode très éloignée des méthodes financières éprouvées : abandonner le savoir-faire de l’investisseur instinctif pour lui préférer la passivité de l’épargnant suiviste.
Certes, les gains seront moins fastueux pour les investisseurs, mais le comportement moutonnier consistant à miser sur une multitude de titres permettra de faire aussi bien que le(s) marché(s) et nécessitera bien moins d’attention (coûteuse en temps). Une approche vantant le « prêt à porter » plutôt que la coupe « sur mesure »… Au début des années 1970, Wells Fargo se lance dans l’aventure de la gestion indexée, suivie par le fonds Vanguard. L’économiste Paul Samuelson prédit alors la fin des investisseurs actifs/instinctifs et les premiers Exchange Traded Fund (ou fonds indiciels) voient le jour au début des années 1990.
Ces ETF ont pour rôle de répliquer les évolutions d’un ou plusieurs actifs au profit de leurs clients : sans détenir directement le(s) titre(s), le souscripteur peut bénéficier des hausses (ou baisses) des instruments financiers (représentés par un indice). Cette invention permet de « démocratiser » la finance un peu à la manière de ce que proposait le Reader’s Digest dans l’après-guerre : proposer à des novices le résumé d’une œuvre trop longue ou complexe (en l’occurrence le marché boursier). Grâce aux fonds indexés, les firmes de gestion d’actifs constituent pour leurs clients un panier de titres financiers et celui-ci peut goûter aux plaisirs de la bourse sans mobiliser le temps nécessaire pour saisir ses arcanes.
On peut se demander où se retrouve Karl Marx dans ce panorama ? Le lien entre les ETF et l’auteur du Capital a d’abord été évoqué dans une publication des très sérieux analystes de la firme Bernstein il y a quelques années. Il s’agissait d’une critique : on pouvait lire dans cette note que la gestion passive était « pire que le marxisme » pour le capitalisme financier. L’argument consistait à dire que si l’on prolongeait la courbe de croissance des investissements indexés, les Big Three détiendraient une part décisive des droits de vote des sociétés cotées dans les décennies à venir. De là à anticiper un développement de l’esprit moutonnier, une perte d’information dramatique et, finalement, une collectivisation des marchés financiers, il n’y a qu’un pas…
Les analystes de Bernstein craignaient « une nouvelle route de la servitude » tracée par des cohorte de réplicants ETF, bien éloigné des visées de l’entrepreneur innovant[10]. La même année, l’hebdomadaire The Economist renchérissait en qualifiant les stratégies d’investissement passives de « socialisme furtif »[11]. D’après l’auteur de l’article, les régulateurs américains n’auraient pas pris la mesure de la position monopolistique acquise par quelques gérants d’actifs surpuissants. Pour ligne d’horizon, un reniement de la créativité et de la prise de risque ainsi qu’un alignement sur des position anti-concurrentielles.
Ainsi, l’essor de la gestion passive pilotée par BlackRock et consorts dans les dernières décennies rompt à la fois avec le capitalisme financier de la fin du XIXe incarné par des grandes figures d’activistes tels J. P. Morgan, mais aussi avec la dissémination des actionnaires des Trente glorieuses. Pourtant, l’appétit de gestionnaires réputés « passifs » pour des crypto-actifs tels qu’un bitcoin ou ether très volatils peut intriguer.
Fonds indiciels et crypto-actifs au cœur du « consensus de Wall Street »
Fin 2023, pour la première fois, les montants sous gestion passive dans le monde ont dépassé ceux gérés activement. Désormais, le « cartel des trois » géants du secteur contrôlent plus de 20 000 milliards de dollars et détiennent des participations dans 90 % des sociétés américaines (les trois possèdent environ 5 % du capital des entreprises du CAC 40). Ces montants sont le fruit d’une stratégie de déploiement tous azimuts. Pour exemple, BlackRock a reçu en 2020 un accès très convoité : celui de pouvoir proposer ses services « aux 27 000 milliards de dollars d’actifs financiers détenus par les ménages chinois »[12].
Dans cette stratégie de conquête, après la Chine, les cryptos… Pourquoi cet intérêt pour un bitcoin qualifié il y a quelques années de « machine à blanchir l’argent » par Larry Fink, PDG de BlackRock ? Car la stratégie des gérants d’actifs consiste à élargir constamment l’éventail de leurs produits, dans une logique d’accumulation extensive[13]. Peu importent les soubassements réels de l’investissement, puisqu’il s’agit avant tout de proposer de nouvelles catégories d’actifs pour maximiser le volume global de rente. D’où l’impatience des gérants d’actifs quant à l’autorisation de proposer des fonds répliquant les variations de certains crypto-actifs.
Si certains produits à terme sur le bitcoin étaient cotés depuis 2017 à la bourse de Chicago, ils demeuraient circonscrits aux initiés. Depuis cette date, la commercialisation de fonds indiciels investis au comptant sur la « reine des cryptos » était interdite, par crainte des autorités de voir les excès spéculatifs s’emparer d’une part importante des investisseurs. En conséquence, les usagers de cryptos avaient recours à des plateformes mal régulées et domiciliées dans les paradis fiscaux pour accéder à ces actifs risqués. La faillite fin 2022 de la deuxième plateforme mondiale, FTX, a douché le moral des utilisateurs et plongé l’univers crypto dans une dévalorisation brutale.
Deux ans plus tard, le revirement de la Securities and Exchange Commision (SEC), qui a autorisé les placements indexés en bitcoins, a pour conséquence de « démocratiser » ces instruments extrêmement volatils. L’épargnant non initié peut désormais dynamiser les rendements en faisant appel aux services de Blackrock ou State Street (Vanguard n’a pas sollicité l’autorisation et préfère rester à l’écart de produits qu’elle considère encore comme dangereux). En quelques mois, le feu vert accordé a provoqué l’afflux de près de 20 milliards de dollars vers ces nouveaux produits, provoquant mécaniquement un envol des cours.
On peut être surpris par l’attitude de la SEC et l’intérêt qu’il y a à élargir la sphère des acquéreurs de cryptos. De fait, cette décision tourne radicalement le dos au système productif, puisque les milliards transférés préfèrent un instrument numérique au caractère très vague (ni monnaie, ni action, ni obligation) aux placements en titres traditionnels. Depuis janvier, les ETF sur bitcoins dupliquent les variations d’un avatar ; produits synthétiques élaborés à partir de dérivés… Marx et Hayek, héritiers des théoriciens classiques, avaient au moins pour point commun de se préoccuper de la valeur et de l’origine du profit au sein des processus de production ; ici les gains ne proviennent que de la revente en boucle de produits artificiellement rationnés.
Le revirement de l’autorité boursière nord-américaine est a priori difficilement lisible : pourquoi exposer une part croissante des investisseurs, notamment retraités, aux variations des cryptos tels que bitcoin ou ether ? Les fonds indexés sur ces actifs incontrôlables risquent en effet de connaître des fluctuations erratiques. Mais l’appétit de BlackRock ou State Street qui voient dans ces produits un simple moyen d’élargir leur catalogue, rend logique l’alliance entre cryptos et fonds indexés. On assiste à une nouvelle étape du « dérisquage de la finance privée » par les autorités. La fortune des épargnants est désormais indexée sur les fluctuations d’un ensemble toujours plus vaste d’actifs[14].
Même si la valeur ajoutée du bitcoin est nulle et si les milliers d’unités achetés quotidiennement par les fonds encouragent une dépense énergétique gigantesque, la SEC a donné son blanc-seing à l’annexion d’une nouvelle portion du territoire financier. L’autorité boursière a fini par valider la stratégie de « propriétaire universel » déployée par les gérants d’actifs[15]. La crypto rebelle rejoint les notables au cœur du « consensus de Wall Street ». Désormais, rien n’empêche de plus en plus d’assurances-vie et de plans de retraite de suivre passivement les embardées des cryptos.
Aux États-Unis, républicains et démocrates semblent se rejoindre sur les avantages d’une économie cryptoformée. Tant que l’illusion d’une hausse infinie du cours des cryptos sera entretenue, elle pourra contribuer à l’effacement du fossé entre générations : pour l’instant, épargnants du troisième âge et gamers technophiles ont un sujet de conversation commun (« bientôt 100 000 $ l’unité ? »). Avant de devenir un sujet d’inquiétude, lorsque tous ces investisseurs accrochés aux pointes du bitcoin seront saisis par le vertige qu’offre une vue imprenable sur le néant.