Petits travaux pour un palais
(…) il était facile, du moins pour moi, de penser que les déambulations imaginaires de Woods ne cessaient de croiser ou de longer les chemins autrefois empruntés par Melville, puis par Lowry, et c’est ainsi qu’au bout d’un certain temps, peut-être un an après ma première marche, je me suis mis à emprunter ces chemins avec la certitude de suivre les traces de Melville, de Lowry et de Woods, et aujourd’hui je peux affirmer que j’étais convaincu que la route de Melville, que j’avais établie pour moi-même, était celle où le génie de Melville, celui de Lowry et celui de Woods s’étaient exercés, et que je n’avais plus qu’à inscrire mes pas sur ce tracé pour attester que ces trois génies étaient bien passés là, et je me suis attelé à cette tâche avec le plus grand sérieux, non pas, comment dire, que je me sois comparé à eux, non, absolument pas, cela n’a rien à voir, en fait, à travers ma marche, une fois par semaine je rendais hommage à Melville, qui – tout comme Lowry avec son adoration et Woods avec ses réflexions sur Manhattan –, dès qu’il pouvait s’extraire des soucis du quotidien, ce qu’il parvenait toujours à faire à un moment ou à un autre, s’intéressait exclusivement à l’universel, et maintenant je vais tenter d’expliquer la nature de cet hommage, et pourquoi je devais rendre hommage à Melville, Lowry et Woods, et plus généralement pourquoi nous devons tous rendre hommage, ou, mieux encore, témoigner notre profond respect, non pas envers eux, mais envers ce que ce trio, je dirais presque cette sainte Trinité, composée de Melville, Lowry, Woods, a accompli, en attirant notre attention, l’attention de toute personne sensible à notre rapport à l’universel, sur là
OÙ NOUS SOMMES.
Je ne suis pas sûr que ce soit suffisamment clair.
Mais nous sommes à Manhattan.
Et Manhattan s’étend sur un rocher.
Et ce rocher est un géant qui, par sa taille, sa masse, et son poids, exprime la plus nette interconnexion entre nous et les forces monumentales de la nature.
Et la situation actuelle, et je dois hélas l’écrire, l’inévitable situation future de Manhattan, occulte cette interconnexion.
Elle est occultée par l’architecture de Manhattan.
L’architecture qui s’est développée dans les métropoles modernes occulte notre sempiternel rapport à la question OÙ SOMMES-NOUS.
Non, pas seulement l’architecture, dans les métropoles modernes, tous les courants de pensée artistiques, scientifiques et philosophiques l’occultent également.
Et certains de ces courants artistiques, scientifiques et philosophiques l’occultent précisément en s’employant à la mettre en évidence.
Ils occultent l’interconnexion la plus vitale pour nous. La seule qui soit vitale pour nous. Et lorsque cette interconnexion est occultée, nous ne savons plus OÙ NOUS SOMMES.
Nous vivons dans un espace factice, par exemple ici, à Manhattan, tout comme dans les autres métropoles, et la responsabilité en incombe en premier lieu à l’architecture. Ainsi qu’à l’art, à la science, à la pensée.
Mais d’abord et avant tout à l’architecture. D’abord et avant tout à tout le reste.
Mon Dieu, par où pourrais-je commencer pour clarifier tout cela ?
Melville était en connexion permanente avec l’univers, ce qu’il faut comprendre, c’est du moins ce que j’ai compris, c’est que, ayant échoué à trouver la personne de Melville après avoir lu toutes ses œuvres majeures, de Moby-Dick à Clarel, ainsi que toute la littérature le concernant, je me suis littéralement mis à marcher dans ses pas, et cette marche m’a fait brusquement comprendre qu’il refusait de s’intéresser à autre chose que ce que nous appelons l’universel, si je suis connecté avec l’universel, pourquoi donc irais-je m’occuper d’autre chose ?! lui disait une petite voix intérieure, et ce en dépit des milliers de choses qui le tourmentaient dans la vie, par exemple, comment avait-il eu la force de supporter ces près de vingt années passées au Customs Office ? il les avait supportées tout en restant au plus profond de lui-même constamment connecté avec l’universel, même lorsque personne n’avait compris ce qu’il voulait dire avec Moby-Dick, et The Confidence Man, et Clarel, et ainsi de suite, bien sûr qu’il en avait souffert, qu’il s’était senti humilié de voir que ses écrits n’intéressaient personne, de tomber dans l’oubli, de ne pas profiter de la place prépondérante qu’il occuperait un jour, et cetera, et puis il y avait sa femme Lizzy, ses sœurs, ses filles, ses parents lointains, les amis qu’il avait perdus de vue, en particulier la disparition de Hawthorne, et, bien sûr, le suicide de son fils Malcolm, la mort de son père et, pendant la période qui nous intéresse, le décès de sa mère, et naturellement le manque d’argent permanent, je ne vais pas poursuivre l’énumération des milliers de drames quotidiens, puisque, comme je l’ai déjà souligné, des milliers de choses le tourmentaient et le torturaient, mais dans le même temps, face à la Vacuité de l’Existence, à laquelle il était sans cesse confronté, il se sentait désarmé, parce que DANS LE MÊME TEMPS, il restait connecté, il ne pouvait pas se déconnecter, malgré les mille tourments qui pesaient sur ses épaules, en outre, je n’ai pas mentionné le fait que nous ne savons quasiment rien de sa vie au Customs Office, or, moi, j’ai oublié de le préciser, mais le Melville qui m’intéressait était celui qui était devenu inspecteur des douanes au Customs Office en 1896, j’avais le sentiment que ce qui s’était noué en 1896 constituait un tournant majeur dans sa vie, Moby-Dick était déjà loin derrière lui, et son échec était sans appel, ce qui, de mon point de vue, est une aberration, comment peut-on connaître un échec avec un Moby-Dick ?! c’est un peu comme si on disait que l’Iliade ou La Divine Comédie avaient été des échecs, et je me suis dit, pendant que je feuilletais les ouvrages de Parker et de Jay Leyda à la bibliothèque, voici un homme avec, derrière lui, Moby-Dick, et, devant lui, l’humiliation infligée par les critiques et le nombre d’exemplaires vendus, et une grande bouteille de brandy, c’est ce Melville-là que j’ai observé et, très rapidement, j’ai considéré comme une évidence que, sous cet éclairage, Melville était plus visible, un peu comme Venise en hiver, car Venise se révèle mieux en cette saison froide, brumeuse et pluvieuse, on ne sait pas pourquoi mais c’est comme ça, et il en va de même pour moi avec Melville, à partir du moment où il a commencé à se rendre au Customs Office, je l’ai compris, oui, bien sûr, affirmer, ou même penser cela est un peu présomptueux de ma part, sans doute vaudrait-il mieux dire que Melville était là, oui, c’est mieux, non seulement c’est moins présomptueux mais c’est plus juste, la façon dont il marchait jusqu’à Broadway, prenait l’omnibus jusqu’à la 13e Rue, puis parcourait à pied Gansevoort Street jusqu’à son Baraquement, ou bien, plus tard, descendait de l’omnibus quelque part dans West Side, et remontait en longeant l’Hudson jusqu’au Baraquement, et le même trajet au retour, six jours sur sept, a fait émerger qui était Melville, et ce qui l’animait, avec cette connexion, cet universel, ce trajet régulier, etc., après cela, il n’était guère difficile de le raccorder à Lowry, qui, de fait, était toujours présent, tout comme Woods, lequel, sur la base des visions époustouflantes que j’avais observées sur ses croquis, n’avait pas eu un gros effort à fournir pour se connecter avec l’universel, dès que je l’ai imaginé se rendant au bar, ou au magasin de fournitures artistiques, j’ai su qu’il était déjà connecté, voilà comment ça s’est passé, j’ai simplement observé leur parcours, et je me suis efforcé de marcher sur leurs traces, d’avancer méticuleusement dans leurs pas, et ainsi de les suivre, en guise d’hommage, et, d’une certaine façon, de marcher avec eux, autrement dit, après avoir effectué une série de marches, je me suis retrouvé, à ma ô combien modeste façon, là où ces génies avaient pu exprimer leur génie, le premier (Melville) en osant bombarder le Rocher de questions, des questions cruelles et douloureuses martelées de façon lancinante, jusqu’à en perdre la raison, sur la Vacuité de ce Monde gouverné par Satan, le deuxième (Lowry), en ressentant sur ce même rocher, en fait via Melville, qu’il pouvait puiser dans sa force autodestructrice l’immense courage de poser le même genre de questions, c’est-à-dire autant de questions tout aussi atrocement douloureuses, et enfin le troisième (Woods), qui d’une part avait identifié, dessiné, et représenté le Rocher de Manhattan dans ses carnets de croquis, et avait par ailleurs eu le courage de revisiter de façon totalement inédite les concepts de catastrophe et de dévastation, expliquant que les catastrophes (abstraction faite des désastres provoqués par la malveillance humaine), et les dévastations qui en résultent, ne sont pas des actes meurtriers provoqués par des forces hostiles dirigées contre les hommes, qu’il faudrait balayer d’un revers de main puis dissimuler et faire comme si elles ne s’étaient jamais produites, mais des moments dramatiques de la vie naturelle, et donc logiquement satanique, dans laquelle l’homme, plutôt que de réparations, est en attente d’une claire révélation, celle par laquelle Woods condamne l’homme, et la culture que cet homme a créée, à une dignité subversive, Woods pensait en effet que l’existence de l’univers se manifestait en toute autonomie, nul besoin de forces intermédiaires pour attester de sa présence, puisqu’il était spontanément présent, lorsque la terre tremble et se déchire, c’est spontané, lorsqu’une simple bombe à hydrogène provoque des millions de morts, c’est spontané, et Woods déclare que tout ce que nous déployons pour dissimuler cette spontanéité n’est que mensonge et supercherie, car l’univers, soit de lui-même, soit par l’intermédiaire de la race humaine, fonctionne selon une logique destructrice, voilà ce que Woods affirme, et si l’on en croit ce que disent ses croquis, c’est au cours de ses déambulations dans Manhattan, lorsqu’il était assis, entre 3 et 5 heures de l’après-midi, dans un coin tranquille de son bar, ou bien lorsque, à court de carnets de croquis, il faisait l’aller et retour jusqu’au magasin de fournitures artistiques situé sur la Troisième Avenue, qu’il en est arrivé à cette conclusion : il faut dire la vérité aux gens, et toute création artistique, qu’elle soit architecturale, poétique, musicale, scientifique ou philosophique, doit s’inscrire dans cette perspective, il faut franchement dire aux gens la vérité sur l’univers dans lequel nous vivons, il faut les regarder droit dans les yeux et leur dire que l’univers est en état de guerre, qu’il n’y a pas de paix, que l’univers n’est que danger, risque, tension et destruction, que rien ne peut y demeurer intact, l’expression même « demeurer intact » est mensongère, toute forme de paix, de tranquillité, de stabilité, de repos, est une illusion, bien plus dangereuse que la vérité, la vérité sur l’univers est bien le danger, le risque, les tensions, la destruction, le nier est soit insensé, soit un mensonge délibéré, soit repose sur un argumentaire dénué d’intelligence, voilà ce que disait Woods tout au long de ses carnets de croquis, lorsqu’il était assis dans son bar, tout comme l’avait dit, avec toute sa fougue, Melville, son grand prédécesseur, le grand prédécesseur de chacun d’entre nous, nier cette réalité nous empêche de nous préparer à ce qui est et à ce qui sera, d’affronter notre destin, d’affronter le véritable sens de la souffrance, de l’illusion, de la dignité, c’est-à-dire du véritable drame de l’humanité, ouille ! je me suis encore une fois laissé emporter par mon élan, et je vois à quel point j’ai donné libre cours à l’encre de mon stylo, un stylo que j’utilisais déjà à la bibliothèque, et dont je me sers encore aujourd’hui, j’ai en effet commencé à écrire et j’écris toujours au stylo, un vieux stylo à bille bleu de la marque Parker avec lequel, n’ayant rien trouvé de plus sûr, je remplis mes carnets de notes, je n’utilise jamais d’ordinateur à des fins personnelles, et je me suis rarement servi des ordinateurs de la bibliothèque, à propos desquels on racontait pour plaisanter que, trêve de plaisanterie, chacun de nos mots, rétrospectivement, et ce jusqu’à notre naissance, y était scruté, et à ce propos, je me sens obligé de faire une petite digression, car je ne peux taire le fait que, alors que je ne cesse d’évoquer la grande communauté démocratique des bibliothécaires, j’ai jusqu’ici gardé le silence sur la gouvernance de ces bibliothèques, une gouvernance épouvantablement hiérarchique, archaïque, et tyrannique, je n’ai rien dit sur la clique de directeurs, de sous-directeurs, de présidents et vice-présidents, de conseillers et d’assistants, sur les réunions avec les donateurs, où chacun place ses protégés aux postes de directeurs, de sous-directeurs, etc. jusqu’aux assistants, sur les comités de financement, avec des boutiquiers véreux qui déversent de l’argent sale par millions, des malfrats qui, selon moi, sont naturellement de mèche avec les promoteurs immobiliers, ceux qui ont transformé les bibliothèques en établissements de prêt, et n’ont eu de cesse de les désacraliser, ils parlent d’institutions au service du public, des habitants, des citoyens, alors qu’en réalité ils tiennent d’une main de fer, avec des méthodes rappelant les pires moments de l’époque coloniale, toutes les rênes du pouvoir afin de mettre la bibliothèque au service de la vulgarité, et ils ont mis en place une bureaucratie horrible, froide, rigide, répugnante, fonctionnant à la perfection, capable de déceler la moindre petite attaque susceptible de menacer son fondement, même lorsque celle-ci émane de son environnement immédiat, en l’occurrence ici, au sein de la communauté des bibliothécaires, par exemple, si tu te trouves dans les toilettes du personnel et que tu te parles à toi-même, que tu marmonnes quelque chose à propos, disons, du Palais Bibliothèque Éternellement Fermé, ou de choses du même genre, tu es fichu, si jamais tu évoques ce genre de choses ici, même à voix basse, tu te retrouves illico presto à la rue, et sans assurance maladie, autrement dit condamné à mort, on est en Amérique, mec !!!
László Krasznahorkai, Petits travaux pour un palais, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, © Éditions Cambourakis, 2024.
En librairie le 4 septembre 2024.