De la mauvaise foi de l’enseignement privé catholique
« Mais je vous le dis, il n’est pas concevable, pour l’avenir de la nation, qu’à côté de l’édifice public de l’éducation nationale, l’État participe à l’élaboration d’un autre édifice qui lui serait en quelque sorte concurrent et qui marquerait, pour faire face à une responsabilité fondamentale, la division absolue de l’enseignement en France. »
Michel Debré, Assemblée nationale, 23 décembre 1959.
L’histoire nous enseigne que lorsque le pouvoir temporel est faible, le pouvoir spirituel prend le dessus. Nous le constatons aujourd’hui encore, dans le domaine de l’éducation, où l’enseignement privé catholique, par la voix de son secrétaire général, sans aucune légitimité sauf celle octroyée par la conférence des évêques de France, se permet de remettre en cause les orientations nationales sur la mise en œuvre des groupes de niveaux[1], sous prétexte qu’il ne dispose pas des moyens (publics) nécessaires.
Personne, au plus haut niveau de l’État, ne s’en émeut. Or, le secrétariat général de l’enseignement catholique (SGEC) n’est pas une entité juridique reconnue par l’État : seuls le sont les établissements privés qui ont signé un contrat avec la puissance publique, comme le rappelle très justement le rapport parlementaire du 4 avril 2024.
Rappelons aussi que ce secrétariat général, qui tient sa place de la conférence des évêques de France, est chargé de « mettre en œuvre la politique définie par le comité national de l’enseignement catholique en accord avec la conférence des évêques de France ». Les établissements sont d’ailleurs loin de lui reconnaître une quelconque autorité, sauf quand cela les arrange. Et personne ne s’émeut non plus quand cet autoproclamé représentant du privé sous contrat, sans mandat électif, affirme que le coût moyen d’un élève dans l’enseignement privé est moindre que celui d’un élève dans l’enseignement public, alors que, selon le même rapport parlementaire, la dépense totale est « difficile à évaluer » et « probablement sous-estimée[2] ».
De plus, une telle comparaison n’a aucun sens. Tout spécialiste de l’éducation sait bien que les ressources humaines dans le premier degré et les dotations horaires dans le second sont inégalement réparties au niveau territorial et ce, au détriment des quartiers socialement défavorisés[3], puisque, selon la direction des affaires financières du ministère, la composition sociale des écoles et des établissements ne rentre que pour 30 % dans la détermination de la répartition des moyens entre académies. Par ailleurs, en raison du principe de parité, toute dépense consentie à l’éducation prioritaire contribue de fait à augmenter les moyens accordés au privé, alors que ce dernier choisit ses élèves. Aujourd’hui, même la Cour des comptes n’est pas sûre que « certains établissements privés plus défavorisés ne disposent pas de moyens plus importants que des établissements publics comparables. » Cherchez l’erreur.
Le mieux est quand même ceci : « Il est insupportable d’entendre que nous pratiquerions une sélection sur le niveau social ! Et d’ailleurs la difficulté scolaire n’est pas le monopole des pauvres ! La majorité de nos établissements ont un niveau scolaire bien plus hétérogène que ce que l’on imagine quand on se focalise sur l’image élitiste de certains autres ! » Il est sûr que tous ces points sont sensibles pour une communauté catholique qui, prônant le souci des plus faibles, se retrouve accusée de favoriser la ségrégation sociale et scolaire. Et pourtant après le rapport de la Cour des comptes de juin 2023, peu suspect d’être « idéologique », le rapport parlementaire récemment publié, mais contesté par le SGEC parce qu’il serait « à charge », vient confirmer les constats établis sur ce point par l’institution de la rue de Cambon. Et affirmer le contraire, comme continue de le faire ce dernier, relève au mieux de la mauvaise foi au pire du dogme.
Sur le premier point avancé par le secrétaire général de l’enseignement catholique : « Les établissements privés sous contrat “ne pratiquent pas une sélection sur le niveau social”. » D’abord, ces derniers ne sont pas intégrés à la carte scolaire[4], qui constitue, il faut le rappeler, une première ligne rouge pour l’enseignement privé catholique qui l’a réaffirmé au moment des discussions concernant la manière dont il « pourrait faire mieux » dans le domaine de la mixité sociale et scolaire (protocole du 17 mai 2023). En fait, on lui demande juste de respecter ses obligations, telles qu’elles découlent du code de l’éducation et de la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République. Ensuite, les établissements privés sous contrat sélectionnent leurs élèves sur dossiers, et ils le font sur des critères scolaires et sociaux lorsqu’ils pratiquent des tarifs prohibitifs. Le secrétaire général de l’enseignement catholique avait d’ailleurs fait de ce principe de sélection une seconde ligne rouge au-delà de laquelle il voulait dénoncer le retour de la guerre scolaire.
Les données de la DEPP indiquent nettement que l’indice moyen de positionnement social (IPS) des collégiens est bien plus élevé (121) dans le privé que dans les collèges publics (101), et mieux encore que ceux labellisés « éducation prioritaire » (74 en REP+ et 85 en REP). De manière convergente et sans surprise, la proportion des élèves de milieu social défavorisé est de 16 % dans le privé, 35 % dans le public hors éducation prioritaire et de 70 % en REP+. Par ailleurs, à peine 1% des établissements privés accueillent au moins 60 % d’élèves issus de catégories défavorisés, contre 90 % des collèges REP+ et 45 % des collèges REP (4 % hors éducation prioritaire). Tous ces chiffres convergent pour démontrer l’accueil insuffisant de la difficulté sociale et scolaire par les établissements privés sous contrat, alors que la loi Debré de décembre 1959 les institue comme « collaborateurs du service public ».
Bien sûr, ces derniers ont aussi « leurs pauvres », mais des pauvres un peu moins pauvres que chez leurs voisins publics. D’abord, il y a un écart très net entre les taux de boursiers : 11 % des collégiens scolarisés dans le privé sont boursiers, contre presque un tiers dans le secteur public (29,1 %) et presque la moitié en éducation prioritaire (48,5 %). Ensuite, il faut préciser que la moitié des boursiers scolarisés dans les collèges privés sont à l’échelon 1 (105€/trimestre), soit un foyer qui perçoit un SMIC, alors que plus d’un tiers des boursiers scolarisés dans les collèges publics se situent à l’échelon 3 (458€/trimestre), soit un foyer qui ne dispose d’aucun revenu ou presque[5]. Ce qui signifie que les enfants des milieux populaires scolarisés dans le privé appartiennent aux fractions salariées des catégories populaires qui sont qualifiées et qui connaissent des conditions d’emploi stable.
Le ministère est incapable d’évaluer l’application de sa politique éducative dans des établissements privés qu’il finance à 75 %.
Deuxième point : « la difficulté scolaire n’est pas le monopole des pauvres ! » Certes, mais dans un système scolaire français régulièrement mis à mal, notamment dans les évaluations internationales, parce qu’il enregistre, plus qu’il ne les corrige, les inégalités scolaires liées à l’origine sociale – le dernier rapport de France Stratégie sur l’éducation vient encore de le confirmer, soit plus d’un demi-siècle après les travaux de Bourdieu et de Passeron –, il est délicat d’affirmer que la difficulté scolaire n’est pas le privilège des pauvres. Toute exception confirme malheureusement cette règle. Mais prenons au mot le secrétaire général de l’enseignement catholique et regardons le niveau scolaire du privé à partir des évaluations de ses élèves.
Que disent là encore les statistiques publiques ? « Les évaluations nationales exhaustives de début de sixième démontrent un niveau supérieur de 15 points en français et en mathématiques des élèves des établissements privés sous contrat [en regard de ceux] des établissements publics, hors éducation prioritaire. En fin de troisième, pour la période 2018-2022, les élèves scolarisés dans le privé sous contrat obtenaient 1,5 point de plus à l’épreuve de français au brevet que les élèves scolarisés dans un établissement public. Pour l’épreuve de mathématiques, cet écart s’est même renforcé sur la période étudiée, allant de 2,5 points de plus dans le privé sous contrat en 2018 à 3,2 points en 2022. » À contrario, seuls 0,6 % des élèves accueillis en collège privé suivent un enseignement en section d’enseignement général et professionnel adapté contre 3 % en collège public. Ainsi, quand les familles recourent au privé, en cours de scolarité, pour des raisons liées aux difficultés d’apprentissage, on constate que ce n’est pas pour des difficultés scolaires de même nature, puisque l’enseignement privé accueille très peu d’élèves ayant des difficultés « graves et persistantes » caractéristiques d’une orientation en enseignement général et professionnel adapté.
Troisième point : « La majorité de nos établissements ont un niveau scolaire bien plus hétérogène que ce que l’on imagine quand on se focalise sur l’image élitiste de certains autres ! » C’est au nom de cette hétérogénéité que le secrétaire général de l’enseignement catholique a demandé, avec succès, au ministre de l’éducation de l’époque, Jean-Michel Blanquer, de bénéficier des moyens alloués aux établissements publics qui concentrent les élèves les plus pauvres, sorte de solidarité à l’envers. En regard de ce que nous savons compte-tenu des données sociales et scolaires disponibles, les établissements privés sous contrat ont en général un IPS supérieur à celui des collèges publics voisins et leurs caractéristiques sociales (taux de boursiers échelon 3) et scolaires (taux de retard à l’entrée au collège) sont toujours plus favorables. Pour autant, certains de ces établissements peuvent connaître des résultats aux évaluations des élèves en sixième en français et en mathématiques moindres, mais sans commune mesure avec ceux des collèges classés en éducation prioritaire. De plus, est-on sûr que leurs besoins passent par plus de dotations, et pas plutôt par une amélioration des pratiques pédagogiques de leurs enseignants, dont la formation échappe à l’État depuis les accords Lang-Cloupet de 1992[6] ?
Donc, sur ces trois points, l’enseignement privé catholique, par la voix de son secrétaire général, porte-parole des évêques de France, est de bien mauvaise foi, d’autant qu’il sait que la loi du marché scolaire le condamne, parce que c’est ce que les parents attendent de lui, à entretenir les inégalités sociales, c’est pourquoi il ne souhaite pas intégrer la carte scolaire ni renoncer à sélectionner ses élèves. Et le SGEC veut apparaître de moins mauvaise foi quand il demande à l’État de respecter ses obligations en matière de contrôles. En effet, cette manière de mettre ce dernier devant ses responsabilités légales, pour montrer sa bonne foi devant l’opinion publique, est habile, car le privé catholique sous contrat ne risque pas grand-chose. Au vu du rythme actuel des audits notamment financiers, soit cinq par an pour 7 500 établissements selon le rapport des députés Vannier et Weissberg, la fréquence des contrôles le concernant s’élève à une fois tous les 1 500 ans.
Néanmoins, il est vrai qu’en contrepartie du financement public du privé sous contrat, la loi Debré impose un ensemble de contrôles : un financier par les directions départementales et régionales des finances publiques, un pédagogique par les inspecteurs d’académie-inspecteurs pédagogiques régionaux au niveau académique et un administratif par l’inspection générale de l’enseignement, du sport et de la recherche (IGESR). Or, selon le rapport de la Cour des comptes de 2023 après celui de 2010, ces contrôles sont peu, voire pas du tout, exercés – ce que vient encore de confirmer le rapport parlementaire du 4 avril 2024. Il faut ainsi un reportage de Médiapart sur le collège Stanislas pour que le ministère diligente une enquête administrative et que le rapport de l’IGESR fasse état de manquements graves en matière de liberté de conscience. Et il semble bien que cet exemple ne soit pas isolé, mais comme aucun suivi, aucune vérification ne s’exerce, le ministère est incapable d’évaluer la façon dont sa politique éducative est mise en œuvre dans des établissements privés qu’il finance à environ 75 % selon le rapport parlementaire cité.
L’État a délégué, à une organisation non élue, sans contrôle, la gestion des établissements privés sous contrat.
D’ailleurs, il n’est pas sûr qu’il ait la volonté de mettre fin à cette incurie quand on voit ce que pense un haut-fonctionnaire de l’éducation nationale, dont les propos publiés dans L’Opinion ont été rapportés un temps sur le site du secrétariat général de l’enseignement privé catholique : « Il y a quinze ans, on pouvait encore se permettre de taper sur le privé. Maintenant, c’est fini : il est prescripteur, il fait le job, il encadre mieux les élèves, les parents adhèrent. Le réel et le marché donnent raison au privé. C’est au contraire l’État qui est obligé de négocier avec lui. » Mais de quelles négociations parle-t-on quand, à la faiblesse des contrôles évoqués ci-dessus, s’ajoutent les démissions et autres concessions financières successives de l’État accordées à l’enseignement privé depuis des décennies[7], les dernières en date portent sur l’attribution de dotations supplémentaires prises sur les moyens de l’éducation prioritaire, via les contrats locaux d’accompagnement, non évaluées à ce jour, l’affectation annuelle aux communes de 36,2 millions d’euros (2019-2020) à 46 millions d’euros (loi de finances 2024) au titre du financement des maternelles privées à la suite de l’abaissement de l’instruction obligatoire à trois ans ou encore l’octroi de subventions publiques pour la restauration scolaire, les transports scolaires, l’entretien et la rénovation des bâtiments des établissements privés facilitées par le protocole du 17 mai 2023, par ailleurs peu contraignant dans les contreparties demandées. Au fil du temps, non seulement l’État a institué comme partenaire une organisation non élue détenant un mandat de l’assemblée de la conférence des évêques de France, mais en plus il lui a délégué, sans contrôle, la gestion des établissements privés sous contrat, alors que, d’après la loi Debré, cette responsabilité lui incombe.
Une telle situation, désormais connue de tous, ne manque pas d’interroger. Sur quel compte la mettre ? Un laxisme bureaucratique fautif ? Une volonté politique délibérée ? Une connivence sociale coupable[8] ? Ou est-ce le fruit d’un désarmement organisé de l’État depuis des décennies ? Nous plaidons pour ce dernier argument. Affaibli par des années de politiques d’austérité budgétaire menées par des responsables politiques et des hauts-fonctionnaires qui, bien que formés par l’État au sein d’écoles coûteuses, n’ont cessé de le trahir, s’en servant (à des fins personnelles de promotion professionnelle[9]) plus que ne le servant, l’État n’assure plus son rôle de défenseur de l’intérêt général, même a minima[10]. Il est devenu l’allié des intérêts privés. L’augmentation des allers-retours des hauts-fonctionnaires entre le public et le privé depuis 2017, avec la porosité qu’elle engendre et les conflits d’intérêts qu’elle génère, en est une des manifestations les plus délétères, tout comme le recours massif aux cabinets de conseil.
Parallèlement, l’État a été désarmé[11] dans sa faculté à protéger en particulier les ménages les plus vulnérables avec notamment la destruction lente et continue des services publics, la liquidation des droits sociaux issus du Conseil national de la résistance et le démantèlement du droit (droit du travail, droit de la Sécurité sociale, droit de l’environnement, droit des étrangers, droit de l’information, etc.). Alors que le constat dressé par la Cour des comptes et par la mission d’information parlementaire appelle un ressaisissement de l’État pour revenir à une conception plus convaincue du service public face au consumérisme scolaire encouragé, particulièrement en France, par l’enseignement privé catholique, le manque criant de fonctionnaires conduit aujourd’hui à ce que la puissance publique – quand bien même le voudrait-elle ! – ne dispose plus de la capacité de faire respecter la loi ni de contrôler l’usage des fonds publics.
Comme l’écrit Jean-François Collin, cette question de l’enseignement privé, tout comme les orientations actuelles de la politique éducative[12], ne relèvent pas d’une « guerre scolaire », mais d’une « lutte des classes » qui n’a jamais cessé et qui s’exprime aujourd’hui de manière totalement décomplexée partout, et avec plus de force encore à l’égard du système éducatif, sans doute parce qu’il permet d’asseoir la légitimité des élites culturelles, économiques et politiques de ce pays.
Cet article a été publié pour la première fois le 16 avril 2024 dans le quotidien AOC.