Roman (extrait)

Saison toxique pour les fœtus

Écrivaine

Une histoire de famille, entre 1995 et 2013, dans une société russe aussi destructrice que l’alcool dont les hommes sont malades – et les femmes les victimes. Le deuxième roman de Vera Bogdanova, et premier traduit en France, raconte aussi des histoires d’amour, même si elles sont errantes et empêchées, comme celle entre Jénia et Ilia. Et des histoires de femmes. À paraître chez Actes Sud, dans la traduction de Laurence Foulon.

 1

Juillet 2000

Personne, chez les Smirnov, n’aurait imaginé qu’un tel malheur puisse arriver. Tout le monde avait toujours trouvé Jénia un peu spéciale, c’est vrai, comme sa grand-mère, sauf que pour la grand-mère on n’employait ce terme qu’à l’occasion de messes basses – parce que quand même elle travaille en plus de toucher sa retraite et quand on est vraiment cinglé on ne trime pas toute la journée dans un laboratoire de bactériologie et on ne ramène pas d’argent à la maison. Quand il s’agissait de Jénia, à la moindre bourde, sa mère répétait avec une sorte de pitié mielleuse et navrée : « Voilà bien notre Jénia », ou bien « Qu’elle est marrante », ou encore « Elle a son petit grain, mais c’est pas grave, Jénetchka, tu sais. D’un autre côté, tu es intelligente. » Puis elle la regardait du coin de l’œil en demandant aux autres de « ne pas faire attention », bien que rien n’attirât particulièrement l’attention, Jénia était une enfant normale, dans la moyenne des enfants moyens. Ce qu’elle a fait par la suite, par contre – ça a été la honte et le déshonneur de toute la famille, à ne plus regarder les gens en face.

Pour le moment, Jénia n’a pas idée de ce qu’elle va faire par la suite. Pour le moment, elle a seize ans et elle passe ses vacances à la datcha, chez sa grand-mère. Assise dans le chêne près du portillon, elle croque dans une pomme verte pas plus grosse que le poing d’un bébé, toute recouverte de taches dues à la tavelure et de verrues, et plus acide qu’un citron. Rien d’étonnant à cela, les sept vieux pommiers qui poussent sur les terres boueuses de la datcha donnent tous des fruits également acides. Jénia recrache le bout de pomme et le jette par terre avec tous les fruits qu’elle a fourrés dans sa poche, qui tombent en pluie dans l’herbe. Elle s’installe à la croisée de deux branches que la mousse a rendue moelleuse. Le sommet fourchu du chêne la prend dans ses bras, son écorce la réchauffe. Un rayon de soleil traverse le feuillage et glisse sur son nez comme une petite mouche brillante qui cherche à atteindre l’œil. Dans l’herbe, près des racines, Jénia remarque un mouvement discret puis aperçoit un dos tout élastique de couleur grise : c’est le chat du voisin, qui se fraie en silence un passage par chez eux. Voilà qu’il ralentit, à l’affût, prêt à bondir, s’immobilise un instant, mordille les herbes qui lui chatouillent le museau, puis poursuit son chemin dans la chaleur brûlante de la mi-journée, peuplée de bruissements, de bourdonnements et de gazouillis. Un bourdon étouffe un instant sa voix de basse et se pose sur la main de Jénia, comme pour la renifler. Elle se souvient d’avoir attrapé une de ces bestioles quand elle était petite pour caresser son ventre velu dont les bandes colorées semblaient d’une incroyable douceur. Mais le bourdon l’avait piquée. Elle n’était qu’une petite fille, mais elle avait retenu la leçon : plus jamais elle ne s’approcherait des choses belles et désirables.

Le bourdon quitte la datcha, vole vers l’arrêt de bus et le magasin du coin en dessinant une courbe dorée au-dessus des gens qui marchent au bord de la route.

Les voilà enfin.

Tante Mila n’a pas beaucoup changé. Elle s’est un peu élargie, ça oui, ses chairs ont pris leurs aises, mais elle ressemble toujours à la Claudia Schiffer des panneaux publicitaires. Pour mettre en volume ses cheveux décolorés, elle les a attachés, mais ils retombent déjà, inconsistants et sans épaisseur. Son visage rougi par la chaleur s’est un brin affaissé, ramassé sous le menton dans une poche flasque, quelques rides se sont dessinées près de ses lèvres. Pour autant elle est toujours belle, d’une beauté froide et sauvage.

Dacha marche à côté d’elle. Toute fine, elle semble montée sur ressort. Dacha a trois ans de moins que Jénia, elle porte un sac à dos rose et un serre-tête en tissu et elle avance en traînant la patte, ce qui a pour effet de soulever la poussière de la route qui vient se coller sur ses sandales, ses pieds fins et son legging rouge. Ilia lui demande d’arrêter mais Dacha continue en regardant entre ses jambes.

Des trois, seul Ilia est méconnaissable : il a tellement grandi qu’il dépasse tante Mila. C’est vrai qu’il va entrer en terminale, maman en a parlé. Épaules larges, un tantinet raide dans ses mouvements, les cheveux coupés court façon sport. On dirait que du corps de l’enfant, comme d’une chrysalide, a émergé une autre personne, un adulte.

Bizarrement, Jénia pensait voir arriver, avec tante Mila, les enfants qui peuplaient ses souvenirs, ceux à qui deux lits en métal installés au grenier suffisaient pour la nuit. Mais les enfants ont grandi, évidemment. Tous les enfants grandissent, Jénia le sait. La question qui se pose aujourd’hui, c’est de savoir comment s’organiser pour vivre ensemble pendant le congé de tante Mila. La maison de grand-mère semble bien exiguë pour tout ce monde, surtout pour Ilia. Sans doute que ses épaules vont se cogner sur les montants des portes et que son crâne et ses cheveux bruns vont toucher le plafond.

Dans chaque main, Ilia tient un grand cabas à carreaux distendu par un objet anguleux. Il attend patiemment que Jénia descende de l’arbre et vienne ouvrir le portillon.

— Salut, dit tante Mila. Ses paupières sont parsemées de taches noires car le soleil a fait couler son mascara. Voilà Jénia, votre cousine.

— M’man, on se connaît, fait remarquer Ilia.

Sa voix est rugueuse comme l’écorce du chêne et légèrement différente de celle dont Jénia se souvient. Jénia se sent soudain gênée de porter cette salopette aux genoux salis par la terre et ce haut étriqué à l’effigie de Leo, de Kate et du Titanic dont la proue s’enfonce dans les eaux. Gênée par son corps épais comme une saucisse. Ses cheveux sont ramassés en queue de cheval alors qu’elle sait bien que ça ne lui va pas, que ça fait ressortir ses « oreilles de singe », comme dit papa. Elle amorce un geste vers l’élastique, puis se ravise et abandonne.

— Oui. Vous êtes souvent venus.

— Bon D-d-dieu, vous étiez bien trop petits pour vous souvenir de quoi que ce soit !

Tante Mila tend à Jénia un sac en cuir vernis craquelé ainsi qu’un sac en plastique sur lequel est représentée en noir la silhouette d’une femme coiffée d’un chapeau, le tout assorti d’une inscription en lettres latines : Marianna[1]. Tante Mila contourne Jénia – Ilia et Dacha la suivent – et avance sur le chemin qui mène à la maison en décrivant à haute voix les aménagements de la parcelle de terre :

— Avant il y avait des rangées de carottes ici, et maintenant, regardez, on a des orties, elles ont tout recouvert ; avec Sveta, votre tante – vous allez bientôt la retrouver – on avait installé un hamac juste là, et là-bas, c’est les toilettes, on fait tout dehors. À votre âge, je venais souvent pendant les vacances. Y’avait des tonnes de moustiques, c’est toujours le cas d’ailleurs ; je me rappelle quand on s’allongeait là, avec Sveta, le soir…

En douce, Jénia jette un œil dans le sac Marianna à la recherche d’éventuels gâteaux, bonbons ou autres biscuits. Laïlia Ilinitchna, une amie de grand-mère, apporte toujours des chocolats Ptitche moloko[2] quand elle vient. Mais le sac ne semble contenir qu’une vieille serviette éponge à fleurs, quelques produits de beauté et un objet enroulé dans un autre sac en plastique. Sûrement que les bonnes choses se trouvent dans les sacs que porte Ilia.

Sur la terrasse, papa accueille déjà tout le monde. Il demande comment s’est passé le trajet, si ça n’était pas trop fatigant. Tante Mila râle et se plaint de la chaleur dans le train qu’ils ont d’ailleurs failli rater, des places assises en plein soleil parce que toutes les autres étaient prises, que c’était plein à craquer avec ces chariots qui prennent toute la place, et ce type bourré assis à côté d’elle dont la tête n’arrêtait pas de tomber sur son épaule…

Papa écoute et acquiesce. Dès qu’il voit Jénia, il lui fait signe : « Dépêche-toi ».

— Je les mets à l’intérieur ? demande Jénia en parlant du sac en cuir et du sac en plastique.

— Où d’autre ? Pose-les dans ta chambre. Puis il se tourne vers tante Mila et vers Dacha en souriant. Entrez donc, laissez vos chaussures ici, sur la petite étagère…

— Pardon d’arriver les mains vides, précise tante Mila en se déchaussant docilement. On n’a pas eu le temps de passer au magasin, Daria avait très envie d’aller aux toilettes, au mauvais moment comme d’habitude…

— M’man ! répond Dacha sur un ton de reproche.

— C’est pas grave, c’est pas grave… Les pantoufles sont là, prenez celles que vous voulez, juste ici.

— Tant mieux que vous n’ayez rien acheté. On a tout ce qu’il faut. La voix de grand-mère résonne depuis l’intérieur. Vous avez faim ?

— Évidemment qu’ils ont faim, faites réchauffer quelque chose, répond papa à la place de tante Mila, puis il l’entraîne à l’intérieur.

Il ne parle pas… il roucoule. La bonne humeur est venue remplacer le stress qu’il a affiché toute la journée, comme à chaque fois que des invités sont attendus. Maman et grand-mère avaient peu parlé, occupées à préparer le repas et à faire le ménage. Jénia était restée sur le chêne avec son baladeur. « Papa est fatigué, voilà tout, il ne faut pas faire trop de bruit. » Maman répète souvent cette phrase, du moins avant, elle la répétait tout le temps. Désormais Jénia n’a plus besoin d’être prévenue, elle sent la nervosité flotter dans l’air, comme un chien sent les ultrasons, la proximité électrique du prochain esclandre – est-ce que l’explosion va avoir lieu tout de suite ou un peu plus tard ?

Pour le moment, tout est calme. Pas de danger à l’horizon.

Dacha bazarde ses sandales et entre dans la maison en regardant partout, comme si elle pénétrait dans une jungle redoutable. Ilia est resté sur le pas de la porte. Il remarque les sacs de Jénia et lui tend la main :

— Donne, je vais les porter.

Jénia secoue la tête et continue à défaire ses lacets, sauf que ses doigts s’emmêlent dans les boucles ; Ilia s’éloigne, laissant derrière lui une odeur mêlée d’elektritchka[3], d’essence, de déodorant et de lessive en poudre. Jénia approche discrètement le nez de son avant-bras parsemé de piqûres de moustiques : ça sent les égratignures, la crasse, le soleil et l’écorce de bois.

Elle attrape les deux sacs et entre dans la maison.

 

Jénia déteste les repas de famille.

Tout le monde s’agite dans tous les sens, se promène avec des plats dans les mains, Jénia doit surveiller le pirog dans le four, vérifier qu’il ne brûle pas, aller chercher des radis dans le jardin, les laver, faire la vaisselle, préparer le thé, apporter une chaise, un plat, une serviette, aider à agrandir la table, ne pas gêner, montrer aux invités où se changer, où ranger leurs affaires.

Une fois que tout est prêt, les discussions commencent.

Jénia doit s’asseoir sur un tabouret près du poste de télé, se tenir comme il faut, manger en silence et écouter avec un semblant d’intérêt. Aux questions réglementaires des invités : « Comment ça va à l’école ? » ou « Tu veux faire quoi plus tard ? », Jénia répond « Bien » et « Traductrice », puis papa-maman s’empressent de faire leurs commentaires. Jénia se remet à écouter, et ça ressemble à peu près à ça :

— On était en train de marcher quand j’ai vu quelqu’un assis dans le chêne, chez vous, raconte tante Mila avec un petit rire qui sort de sa poitrine et vient s’écraser sur le sol, incapable de prendre son envol.

Papa saisit la bouteille en plastique de kvas Otchakovski et remplit les verres.

— Voilà bien notre Jenka. Toujours à grimper aux arbres comme un singe.

— Elle a tellement grandi ! C’est une belle fille, costaud.

La sensation de ce corps qui a poussé tout d’un coup s’impose de nouveau à Jénia, comme si sa peau la tiraillait, se tendait sous ses aisselles.

— Par contre l’intelligence, c’est pas son fort, elle ne ramène que des trois[4]. Tout ce qu’elle a, c’est des nénés.

— Ioura ! lance maman sur un ton de reproche, puis elle sourit à Ilia : « Tu veux un morceau de pirog ? »

Jénia voudrait remonter dans le chêne au plus vite et se retrouver à l’ombre du feuillage épais, entre les deux branches, pour y rester jusqu’au moment où tous seront couchés.

Sa poitrine, souvent, est au centre des conversations, comme si Jénia ne l’avait pas remarquée. On souligne combien Jénia a grandi en levant les sourcils d’un air entendu. Elle se passerait bien volontiers de cette mimique et de ces insinuations.

D’abord parce que sa poitrine tend le tissu de sa chemise, l’étire et le déforme, et que les ouvertures entre les boutons laissent entrevoir son soutien-gorge. C’est pour cette raison qu’elle porte des vêtements amples à l’école.

Ensuite parce qu’à cause de ces vestes et de ces pulls trop larges, elle semble énorme partout, pas seulement au niveau du buste ou des fesses.

Enfin parce que quand Jénia marche dans les couloirs de l’école, dans la rue ou ailleurs, tous les hommes se retournent sur son passage, les jeunes comme les vieux ; ils la dévisagent, la fixent, observent ses horribles oreilles et sa chemise gonflée comme une voile, ses taches de rousseur et ses hanches rembourrées (elle les a mesurées avec un centimètre) qui l’empêchent de porter des mini-jupes. La honte qui la submerge est si forte qu’elle voudrait se rendre invisible, alors elle rentre chez elle à toute vitesse en prenant les détours les moins fréquentés. Ces conversations stériles concernant sa poitrine et le fait qu’elle avait grossi l’agacent – mais qui ça, elle ? Sa poitrine ? Jénia ? Ses fesses ? De quoi ils parlent ?

— Dachoulia, tu veux une autre boulette ?

— Je m’appelle Daria.

— Et toi, Mila, tu travailles toujours au même endroit ?

— Oui, mes revenus ont un peu augmenté.

— Super !

— Sauf qu’on croule sous le travail et ils nous lâchent pas d’une semelle…

— Ça, c’est pénible, c’est sûr.

— Avec moi, ils font gaffe, ils savent que je fais bien mon boulot. Personne trime autant que moi. Je suis bien la seule…

— Tu veux du gâteau, Dachoulia ? Il sort tout juste du four, il est tout moelleux !

— Je m’appelle Daria !

— … et pourtant je suis fauchée. Quand c’est pas des livres pour Ilia, c’est un nouveau pantalon pour Daria ou des chaussures pour l’école… on paie tout de notre poche, aucune aide de personne.

— Je te comprends, ajoute grand-mère. Là où travaille Lioudka, ma voisine du deuxième, y’a eu des tas de licenciements et…

— … Et la commission des parents d’élèves en veut toujours plus chaque année. Mila continue sur sa lancée sans regarder grand-mère. Avec la cuillère, elle racle le bord du saladier pour récupérer les herbes collées et les déposer dans son assiette. De la mayonnaise, verdie par les cornichons, tombe sur la nappe. Pour la fin de l’année, les mamans veulent amener les gamins au restaurant, mais personne s’inquiète de savoir où on va trouver le fric pour ça.

— Au restaurant, pour quoi faire ?

— Ilia fait ses études dans une école de Moscou, avec pas mal de cours d’anglais. J’ai été obligée d’accepter, tous les profs disaient qu’il avait des capacités, qu’il fallait pas laisser passer cette chance. En plus, il a réussi son examen de sport. Tout ça, c’est grâce à moi ! À tous les efforts que je fais, Svet, tu comprends ?

— C’est super !

— J’ai demandé à l’entraîneur de lui donner des cours supplémentaires et de le prendre pour les compétitions, Svet, rends-toi compte ! J’y ai dit qu’on n’avait pas d’argent, mais il est trop fort ce gamin, il a que des super notes à cette Académie des finances ; et quand il rate le sport, c’est pour aller en cours, il est tout le temps à Moscou, c’est pas qu’il sèche ; mettez-vous à ma place, je suis seule à m’occuper de lui et j’en ai deux sur le dos ; heureusement qu’Ilia se fait un peu d’argent de poche après les cours.

— Ah bon ! C’est vrai ?

— Ben oui ! Il aide les vieux de notre immeuble, il leur fait des courses contre dix ou vingt roubles. C’est mieux que rien, de quoi acheter du pain.

— Quelle perle, dit maman en soupirant, puis elle sourit en posant sur Ilia un regard attendri.

Ilia regarde son assiette et la boulette de viande qu’il vient de couper soigneusement avec son couteau et sa fourchette. Papa acquiesce avec frénésie comme s’il voulait confirmer les dires de Mila.

— Jenka est dans une école bilingue d’anglais, lance-t-il, mais c’est une véritable tête de linotte, on lui répète tout le temps les mêmes choses, on l’accompagne même en cours…

— Comment ça ? Jénia a toujours eu d’excellentes notes en anglais, fait remarquer grand-mère.

Mais papa ne veut rien entendre : tout ça, c’est du vent, le fruit du hasard, Jénia n’y est pas pour grand-chose. La prof d’anglais est trop gentille, qu’il dit, tu travailles pas assez. Depuis que Jénia est petite, il n’a de cesse de répéter que l’anglais, c’est prestigieux, que c’est recherché, et que les personnes comme Jénia seront très demandées, que grâce à elles les gens pourront se parler.

La télé grogne, le générique d’une émission stupide emplit le fond sonore : on y voit deux pianos à queue et Minaïev[5], l’animateur, qui porte un blazer avec des taches de vache trop grand pour lui qui a dû coûter la peau des fesses de plusieurs bovins. Il présente les invités : des chanteurs russes dont Jénia n’a jamais entendu parler. Cette émission est d’un ennui mortel, du début à la fin. Grand-mère l’aime bien sauf que là elle discute, le saladier en cristal dans une main, elle propose de la salade Olivier[6] tout en essayant de rabibocher Dacha, qui s’est renfrognée, et tante Mila.

En regardant Ilia du coin de l’œil (on dirait qu’il s’ennuie lui aussi), Jénia aperçoit la télécommande derrière la petite assiette avec les tranches de saucisson. Elle change de chaîne et met Muz-tv : on entend alors un certain Modjo chanter une histoire de lady et de danses sous le clair de lune, puis on voit deux types à moitié nus sous la douche avec une fille. Jénia a dû voir ce clip mille fois, elle connaît la chanson par cœur mais elle regarde quand même, sa jambe bat le rythme contre le pied de la chaise. Lorsqu’il n’y a personne à la maison et qu’elle entend cette chanson, elle danse en se regardant dans la porte vernie de l’armoire.

Papa jette un œil désapprobateur vers le poste. Alors maman s’empresse de dire : « Jénia, éteins, ça gêne. »

Jénia éteint. L’ennui redouble. Il est midi, les guêpes bourdonnent. Attirées par la confiture, elles pénètrent dans la maison et viennent enliser leurs pattes sur les rebords des coupelles avant de repartir se cogner contre les vitres de la fenêtre. L’une d’elles convulse dans la dentelle froissée du rideau qui assourdit son bourdonnement ; une autre escalade le bec du samovar électrique qui ressemble à un sabot biscornu. Grand-mère sort systématiquement ce samovar pour les invités alors qu’on ne peut pas s’en servir parce que l’eau a un drôle de goût, à cause du tartre.

Jénia observe le front lisse et large d’Ilia et aussi le grain de beauté qu’il a dans le cou. Ses cheveux plutôt foncés sont éclaircis par le soleil qui leur donne un reflet doré ; ils semblent aussi soyeux que les poils du bourdon. Ilia mange tout ce qu’on lui propose, il manie sa fourchette et son couteau avec une grande agilité. Ses yeux sont translucides comme de la glace ; il les plisse légèrement, regarde le saladier et le pain tressé, l’assiette ébréchée au grand bord bleu, le plafond, le tapis aux cerfs accroché au mur, le ruban tue-mouche et sa brochette de victimes, puis papa, maman, tante Mila et Jénia. Qui détourne vite les yeux. Trop tard. Elle triture la purée qui a refroidi. Et attend un peu – que le danger soit écarté – avant de regarder non pas le visage d’Ilia mais son cou bronzé qui sort de l’encolure du T-shirt dont les manches sont tendues par ses biceps ; ses mains sont larges, ses doigts longs avec des articulations épaisses ; une petite cicatrice est visible à l’intérieur du poignet, comme la griffure d’un chat.

Rien à voir avec le jeune garçon au baladeur de l’année 1995.

 

Vera Bogdanova, Saison toxique pour les fœtus, traduit du russe par Laurence Foulon, © Actes Sud, 2024.

En librairie le 4 septembre.

 


[1] Pendant la période post-soviétique, ce dessin était reproduit à l’envi sur toutes sortes de produits. Sa création avait été inspirée par le personnage de Mariana du feuilleton télévisé mexicain Les riches pleurent aussi, un succès phénoménal en Russie, et par l’emballage rayé du parfum Marina de Bourbon. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

[2] Lait d’oiseau.

[3] Train de banlieue électrique.

[4] La notation, dans les établissements scolaires russes, est effectuée sur cinq points.

[5] Émission de variétés intitulée Deux pianos, populaire dans les années 1990 et 2000, animée par le présentateur Sergueï Minaïev.

[6] La salade Olivier, un grand classique de la cuisine russe, a été créée au XIXe siècle par le chef français Lucien Olivier.

Vera Bogdanova

Écrivaine

Notes

[1] Pendant la période post-soviétique, ce dessin était reproduit à l’envi sur toutes sortes de produits. Sa création avait été inspirée par le personnage de Mariana du feuilleton télévisé mexicain Les riches pleurent aussi, un succès phénoménal en Russie, et par l’emballage rayé du parfum Marina de Bourbon. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

[2] Lait d’oiseau.

[3] Train de banlieue électrique.

[4] La notation, dans les établissements scolaires russes, est effectuée sur cinq points.

[5] Émission de variétés intitulée Deux pianos, populaire dans les années 1990 et 2000, animée par le présentateur Sergueï Minaïev.

[6] La salade Olivier, un grand classique de la cuisine russe, a été créée au XIXe siècle par le chef français Lucien Olivier.