Cinéma

Les Désaxées – sur La Prisonnière de Bordeaux de Patricia Mazuy

Critique

Patricia Mazuy prend acte que donner la réplique à Isabelle Huppert n’est pas une mince affaire et en fait l’un des sujets de son 7e long métrage : si on lui adjoint son exact contraire, soit une jeune femme d’origine modeste, qui va prendre sa place et s’imposer dans la maison de son personnage, qu’advient-il de cette interprète vampirisée à son tour ? Histoire de sororité entre deux femmes dont les maris sont en prison près de Bordeaux.

Depuis son plafond orné de miroirs, la caméra décrit dans un mouvement lancinant la boutique chamarée d’un fleuriste dans le rythme indolent d’une guitare blues triste et profonde à la mélodie sifflée avec mélancolie. Une femme seule attend qu’on lui tende son bouquet. Son visage flou apparaît derrière la composition : c’est Isabelle Huppert.

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L’actrice, connue pour, ces dernières années, aller elle-même à la rencontre des cinéastes pour leur demander des rôles, opère depuis le tournant du millénaire une incursion dans des territoires de cinéma surprenants, de Hong Sang-soo à Paul Verhoeven en passant par Serge Bozon.

Théorème

Comment mettre en scène l’actrice star du cinéma français ? C’est cela que met en abyme l’ouverture de La Prisonnière de Bordeaux. Une silhouette bourgeoise et solitaire qui prépare un déjeuner dans sa grande maison : ce n’est pas la Huppert que Patricia Mazuy avait dirigée dans Saint-Cyr en 2000 sous les traits de Madame de Maintenon qui apparaît ainsi, mais plutôt la réminiscence d’une héroïne chabrolienne tendance bovarysme.

Récemment dans Sidonie au Japon sorti en salles ce printemps, Élise Girard jouait déjà avec intelligence de la persona de l’actrice, de son élégance de grande bourgeoise mais surtout de la solitude de celle qui ne peut plus jouer avec personne. Seule en Asie, Sidonie (Huppert, donc), autrice invitée à venir présenter la traduction de son premier roman, replongeait dans les souvenirs de son mariage de jeunesse et partageait l’écran avec son défunt mari dont elle hallucinait la présence, spectre bienveillant rappelant Rex Harrison dans L’Aventure de Madame Muir (1947) de Joseph L. Mankiewicz.

Patricia Mazuy, comme Élise Girard, prend acte que donner la réplique à ce monstre sacré, dont la figure déborde toujours ses rôles malgré sa frêle silhouette, n’est pas une mince affaire et en fait l’un des sujets de son septième long métrage en soumettant ce point de départ à un théorème : si on lui adjoint son exact contraire, soit une jeune femme d’origine modeste, rencontrée par hasard, qui va prendre sa place dans le champ, dans les scènes, et s’imposer dans la maison de son personnage, qu’advient-il de cette interprète vampirique vampirisée à son tour ? Patricia Mazuy orne donc la solitude de l’actrice qui joue Alma d’une compagne de route. Ce sera Mina, interprétée par Hafsia Herzi.

La pièce en trop

Le précédent film de la cinéaste, Bowling Saturne, polar fratricide marqué par l’une des scènes les plus choquantes de l’année cinématographique 2022, prenait l’allure d’un traité de transmission de la violence et de la prédation en milieu masculin. La Prisonnière de Bordeaux en est l’envers : woman’s picture, portrait d’une amitié féminine qui débouche sur la possibilité d’une libération, il prend le contrepied de la rivalité masculine toxique pour imaginer une sororité sans malice. Sur le plateau comme dans la fiction, Huppert et Hafsia Herzi s’apprivoisent, rapprochées par les contingences de leurs existence : leurs maris sont détenus dans la même prison proche de Bordeaux et les femmes se croisent avant une visite à leur époux dans la maison d’accueil qui la jouxte. Opposées en tout (l’une d’origine modeste, l’autre fortunée; l’une mère l’autre pas), leurs trajectoires convergent vers un même lieu où nous sommes propulsés, à la faveur d’une coupe franche collant le romanesque formaliste de la boutique du fleuriste à la veine réaliste de la maison d’accueil.

Inspiré par les beaux documentaires de Stéphane Mercurio consacrés aux femmes de détenus (on trouvait déjà dans À côté la scène d’une femme qui crie à son homme depuis l’extérieur de la prison pour communiquer malgré les hauts murs qui les séparent tout comme Mina qui hurle « Je suis venue » à Nasser le jour où on lui a refusé l’accès au parloir pour une erreur de date), les séquences de parloir et aux abords de la prison, interprétées par des actrices non professionnelles pour la plupart, apportent au film une âpreté qui contraste avec l’indolence vénéneuse de la première séquence.

De fait, l’ouverture va flotter sur le film, incertaine, mystérieuse. Flash forward comme démantibulé du reste du récit, il est une pièce de ce puzzle qu’on peine à positionner au bon endroit quasiment jusqu’à la fin. C’est dans les ultimes séquences qu’il va trouver où se placer dans le dessin général. Si elle semble hétérogène au reste du film, elle lui imprime son mystère, sa beauté, exhale son parfum sur les séquences au dessus desquelles elle plane. Le mystère de ce mur vide dans la grande demeure d’Alma, là où devrait trôner le tableau monumental de Jacques Villeglé, connu pour ses toiles faites de fragments d’affiches lacérées, restera dans notre esprit, comme la retenue d’une addition, signant le grand vide qui va rester à Alma après cette aventure passagère. C’est bien une histoire déchirée que celle d’Alma, danseuse qui ne danse pas, épouse au foyer sans mari et sans compétences pour la domesticité.

Faire comme si

La Prisonnière de Bordeaux ne va avoir de cesse de se dérouter de son apparence première, de dévier de l’image habituelle de l’actrice pour lui en faire incarner d’autres, plus surprenantes. Patricia Mazuy filme quelque chose d’enfantin dans le corps d’Huppert, donnant à son personnage l’émerveillement des premières fois. La cinéaste prend plaisir à glisser dans le corps de son actrice des mots, des gestes, des attitudes inédits : « J’ai une coloc maintenant, c’est cool », lance-t-elle à son mari neurochirurgien, vieux chiffon apathique, lors d’une séance de parloir glaciale. « Les enfants, ça se sort, non ? » demande-t-elle ingénue à sa bonne lorsque, pour dépanner Mina, elle fait son premier baby-sitting.

Alma est l’objet d’un décalage permanent entre ce à quoi sa vie l’assigne et ce à quoi elle joue depuis que Mina est entrée dans sa vie. Avec une candeur d’enfant, elle s’invente des rôles qu’elle n’avait jusque-là jamais incarnés. Comme tous les mythomanes, Alma projette sur ceux qui l’entourent des pensées qui n’appartiennent qu’à elle. C’est ainsi que, jouant de son assurance de notable, elle amadoue la directrice de l’école de son quartier en prêtant à Mina un destin de femme blessée qui est en fait sa propre histoire. Pour faire scolariser d’urgence les enfants de Mina, elle travestit le réel, se jouant de ce qui est vrai pour ne garder que le vraisemblable. Incapable d’admettre devant Mina que son mari la trompait, elle fait le récit frontal de cette infidélité qu’elle attribue au mari de son amie, afin de plaider sa cause.

Duelles

Avec son beau titre fordien et énigmatique (pourquoi le féminin? pourquoi le singulier?), La Prisonnière de Bordeaux flirte avec les grands motifs du western : la question de la loi, transgressée par les maris incarcérés pour des larcins sans profit (l’un a braqué les montres de luxe d’une bijouterie mais le butin s’est évaporé, l’autre, ivre au volant, a renversé deux passantes), mais aussi des arrangements minimes mais plus productifs que vont en faire leurs épouses.

La façon aussi dont ces deux femmes solitaires se retranchent dans une maison face aux agressions du monde : le manoir d’Alma, c’est Fort Alamo. La propriété serait-elle le vol ? Dans une version urbaine, contemporaine et féminine, il s’agit de questionner la valeur de la propriété, du lieu où on habite, des objets que l’on possède. Comment on occupe une maison vide de souvenirs mais remplie de bon placements financiers dont les murs sombres évoquent davantage un tombeau qu’un foyer ? Comment habite-t-on un logement social de la cité Narbonne qui est comme un trésor qu’il faut léguer précieusement à ses proches en le quittant. En associant les deux femmes comme les malfaiteurs d’un casse à venir, le film pose les questions très concrètes de l’apprentissage des gestes mais aussi de l’utilisation du temps et de l’espace quand on est une femme.

La rencontre entre Mina et Alma opère la comparaison entre deux façons de mener sa vie. Mina fait elle-même tout ce que Alma ne sait pas. Sa fonction de lingère pour l’hôpital lui donne un côté discrètement désuet, comme ce chignon de nattes attachées haut sur le crâne qui lui confère un air de princesse, version orientalisante de Cendrillon, sans cesse affairée dans son intérieur. Cette dichotomie dedans/dehors est l’ossature du récit, comme la relation que chacune entretient avec son mari, qui se répondent en miroir dans un drôle de quadrille à la chorégraphie immobile qui unit les deux couples.

Le film est duel, voire duplice. Il danse sur deux pieds, celui du romanesque bourgeois à la française et du documentaire dans les séquences de groupe au parloir. La féminisation d’un motif de western (à laquelle s’essayait déjà Mazuy avec sa policière obsessionnel jouée par Zita Hanrot dans Paul Sanchez a disparu) crée une nouveauté radicale : en volant son amie, Mina lui offre aussi la possibilité de gagner l’essentiel, sa liberté. Être volée constitue pour Alma l’opportunité de se défaire des possessions qui l’entravaient. Avec ses placements défiscalisés dans l’art, Christopher échappe à l’impôt sur la fortune, soit le vol légal des nantis, tandis que Nasser lui, loser de naissance, purge sa peine pour le vol de montres de luxe qui, évanouies après le casse, ne profitent à personne.

On peut voir les deux femmes comme deux versions de Cendrillon, avant ou après la rencontre du Prince : Mina trime, pétrit les pâtes, fait les lits, coupe les poivrons aux couleurs vives (il faut dire quel travail admirable de coloriste effectue le chef opérateur Simon Beaufils), Alma habite le château du Prince absent où elle s’ennuie à mourir. Dans ce quadrille, les liens de tendresse peinent à circuler dans les murs de la prison. L’étreinte la plus amoureuse est celle d’Alma qui se blottit dans les bras de Mina dans sa cuisine, sur la petite chaise honnie de Christopher.

Avec cet alliage de deux femmes que tout oppose, Mazuy subvertit aussi le buddy movie. Le film intègre en ses dialogues que ce mariage de la carpe et du lapin a de quoi surprendre et peine à se voir défini : la directrice de l’école les croit en couple ; Alma prétend face à un propriétaire de paint-ball rencontré sur une plage qu’elles sont sœurs. Les amis d’Alma pensent que Mina a pris la succession de la domestique d’Europe de l’Est.

Au-delà de la valeur réelle des choses, les amis d’Alma qui fêtent la putative libération prochaine de Christopher due à la mutation d’une margistrate qui lui serait favorable, évoquent la chance du médecin d’avoir bénéficié des services de la « Rolls des avocats », tandis que d’autres estiment que l’humilité d’un avoué plus modeste aurait à coup sûr démontré aux magistrats une allégeance. Théorie qui assène que la vie oblige forcément à choisir d’être dans le camp de l’un ou l’autre, tandis que La Prisonnière de Bordeaux tente justement d’opérer ce mariage incongru d’une Rolls et d’une Punto.

La Prisonnière de Bordeaux, réalisé par Patricia Mazuy, en salles le 21 août


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