Politique

Les seconds seront les premiers (ou la grande idée de Micron 1er)

Professeur de littérature française

À l’heure où la question de l’ordre d’arrivée des groupes politiques aux dernières élections législatives se retrouve au cœur de toutes les conversations, il est bon de prendre un peu de hauteur et d’envisager d’autres philosophies du classement des candidats… Une facétie.

L’empereur Micron 1er s’ennuyait dans son palais. La saison des jeux sportifs s’achevait. Le peuple célébrait ses champions partout dans le pays, mais lui se désolait en regardant passer sous ses fenêtres tous ces athlètes magnifiques. À quoi bon courir, sauter, se soulever à l’aide d’une perche, se dépenser pour mettre son adversaire à terre, ou bien nager à perdre haleine pour toucher le bord du grand canal impérial le premier ?, se demandait-il. Et ces règles immuables, qui prévoyaient de récompenser le premier, quel ennui ! quelle routine !

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Et la célébrité des vainqueurs, l’amour du peuple pour ces hommes et ces femmes passés maîtres dans leur discipline à force d’exercice et de concentration, quelle gloire factice à côté de la sienne ! Car quoi de plus admirable, de plus fascinant que le pouvoir de l’empereur ? Et donc aussi l’allure de l’empereur, son visage, ses expressions, sa façon de marcher et surtout sa diction. Quoi de plus admirable, vraiment ?

Parfois, lassé par la remise de trophées, il s’enfermait dans un temple et lisait religieusement ses propres discours devant des bancs vides et il trouvait cela merveilleux. Sa voix l’envoûtait et il revenait vers le balcon rasséréné, prêt à applaudir les champions et les championnes et à remettre une nouvelle volée de médailles. Le soir venu, il profitait à peine des somptueux buffets offerts aux vainqueurs car une chose l’obnubilait. Il se retirait tôt, écartant les boissons délicieuses que lui proposaient ses serviteurs et passant avec la souplesse d’un gymnaste le pyjama en soie que lui tendait son chambellan, qu’il gratifiait d’un viril : « c’est bon, vous pouvez y aller ». Mais impossible de trouver le sommeil.

La joie communicative de ses sujets surtout l’incommodait, car jamais ils n’accueillaient sa venue et ses sublimes discours avec la même ferveur. Et puis tous ces vainqueurs, célébrés parce qu’ils étaient arrivés en tête, tous ces premiers l’agaçaient. Il avait beau revoir leurs exploits et scruter leurs visages, rien, il ne ressentait rien en les voyant et ce spectacle lui paraissait pathétique. Il n’y voyait que vacuité, absence de projet, pour tout dire d’ambition. Lui voyait plus loin et visait plus haut. Comme tout cela lui paraissait vain et puéril ! D’ailleurs, se disait-il, cette agitation, ces élans, ces classements étaient-ils vraiment favorables à la stabilité du régime ? Car la stabilité était sa grande affaire, son obsession.

À force d’être adulés par le peuple, tous ces champions, tous ces premiers ne risquaient-ils pas de prétendre prendre sa place, arguant du fait qu’à la différence de l’empereur, ils étaient arrivés premiers par leurs propres forces, bref qu’ils avaient du mérite et qu’ils bénéficiaient d’un large soutien. Imaginons une ligue des premiers prenant le pouvoir par la force et l’obligeant à se soumettre ou à fuir. Où aller ? Au fond du parc, dans son confortable pavillon de chasse, équipé d’une salle de sport des plus modernes, dans laquelle parfois il lisait ses discours tout en faisant de la boxe devant un gigantesque miroir ? Il ne fallait pas y compter. On ne lui laisserait rien de son ancienne opulence. Il les imaginait tous ces premiers, le couteau entre les dents, prêts à le torturer ou à l’assassiner. On le traiterait d’ennemi du peuple, de tyran et l’affaire serait faite. Tandis qu’il broyait du noir, une prophétie très ancienne lui revint à l’esprit : « les derniers seront les premiers »… La formule ne payait pas de mine, mais pour lui, qui en avait rarement à cette saison, c’était le début d’une idée. Cependant il cherchait un moyen terme, un compromis, une sorte d’en même temps… Et puis il trouva la solution.

Un matin, il se leva de bonne heure et rédigea un décret selon lequel tous les premiers seraient déclassés en faveur des seconds. Leur mérite n’était-il pas plus élevé ? N’était-il pas plus difficile d’arriver second, ce qui supposait de s’interdire de doubler le premier tout en prenant soin de ne pas être rattrapé par le troisième ? Les seconds lui plaisaient. Ils avaient la modestie des perdants bien placés. C’est eux qu’il fallait honorer. Les premiers seraient éliminés ou exilés, c’était selon.

On eut beau, dans son entourage, lui expliquer la complexité de cette réforme, qui supposait de modifier tous les résultats de tous les concours, y compris administratifs, ou encore du choix des membres du Grand conseil, il n’en démordit pas et on reclassa pendant des semaines tous ceux qui avaient un jour été classés premiers.

Quand arriva le jour de la finale des jeux sportifs, la prédiction des juges se vérifia. Les meilleurs coureurs s’évertuant à occuper la seconde position devaient parfois ralentir ou, crime de lèse-compétition, reculer pour ne pas arriver en tête, tant et si bien que le favori, celui sur lequel tous les amateurs de jeux d’argent avaient parié (car la règle des paris, elle, n’avait pas encore été modifiée), arriva second. Scandale du nord au sud et d’est en ouest.

On eût alors l’idée de modifier encore le règlement et d’interdire aux coureurs de reculer ou de se laisser délibérément doubler. Les juges firent savoir que cette nouvelle règle était inapplicable, mais elle fut appliquée avec zèle par leurs numéros deux. Ce qui en résulta ? Un incroyable spectacle : sachant qu’une fois en tête ils ne pourraient plus repasser en seconde position, tous les favoris attendirent qu’un coureur avance d’un pas, et à force d’attendre rien ne se passa, jusqu’à ce qu’un néophyte, sûr de perdre, saisisse sa chance et arrive premier au bout de la piste impériale, donnant ainsi la victoire à tous les autres classés seconds ex aequo.

Au lieu de se réjouir et de louer l’inventivité de l’empereur, les entraîneurs de toutes les équipes déposèrent une plainte auprès de Grand conseil, arguant du fait qu’il était illégal de changer les règles et que cela menaçait l’avenir des jeux sportifs. Gênés d’avoir à trancher un différend qui remettait en question l’autorité de Micron 1er, les membres du Grand conseil, considérant qu’ils étaient eux aussi arrivés premiers en leur temps, démissionnèrent comme un seul homme. Ceux qui étaient arrivés seconds réclamèrent les différents portefeuilles. On aurait pu en rester là si les troisièmes n’avaient pas à leur tour saisi le Conseil en cours de recomposition… Ils déposèrent collectivement un recours au motif que les seconds étant devenus premiers, ils étaient donc en droit, étant désormais seconds, de siéger à leur place…

La situation s’envenima et la crise de régime était proche. Le juge suprême, garant des règles et de la validité de toutes les procédures, jugea le recours légitime et conclut son jugement par cette formule qui déplut à l’empereur : « par contre, le fait de modifier la règle sans examen préalable de sa recevabilité juridique est contraire au droit coutumier, et de mémoire de juge suprême cela ne s’est jamais fait ». Le recours fut rejeté par l’empereur en personne et l’on n’entendit plus jamais parler du juge suprême, qui ne fut pas remplacé. On fut prié de l’oublier, ainsi que sa fâcheuse mémoire. Bientôt, tous les contradicteurs disparurent les uns après les autres et l’on prit l’habitude de ne plus contester. C’était plus commode, et des fêtes extraordinaires réunissant le peuple entretenaient la flamme. Micron second, c’était le titre qu’il s’était choisi pour donner l’exemple, avait accepté de prononcer ses discours à la fin, après le départ du public, et tout allait pour le mieux.

C’est alors que Micron second reçut l’invitation à participer, comme invité d’honneur, à la grande rencontre des autocrates du monde entier, ce qui impliquait d’y prendre la parole devant la plus prestigieuse des assemblées que l’on ait vue de mémoire d’empereur. Il s’y rendit et fut reçu en grande pompe par l’organisateur, au pouvoir depuis un demi-siècle, ce qui ne manquait pas d’impressionner ses invités. À l’heure dite, il débuta son discours devant ses confrères en tyrannie. Il avait encore amélioré sa diction, servie par l’acoustique caverneuse du temple local, le plus grand temple du monde. En l’écoutant, les empereurs les plus proches du maître de cérémonie, à la tête du plus grand territoire et, par conséquent de la plus puissante armée, ne purent réprimer des sourires ou des airs de connivence. Ce ton, dans un temple, leur rappelait furieusement celui du grand prêtre officiant d’habitude dans ces lieux. Après avoir remercié son hôte et salué tous les invités, Micron second commença à expliquer comment il avait inventé un régime supérieur à tous les autres, dans lequel il choisissait lui-même tous les gagnants avant la tenue des concours, en prenant soin cependant de respecter les formes et de célébrer, aussi souvent que possible, la concorde, lors de grandes manifestations : les fêtes de la stabilité.

Il en était là de ses explications, dans une transe toute personnelle, lorsqu’il fut interrompu par une exclamation, suivie de rires, qu’il ne comprit pas tout de suite car son interprète tarda à traduire. Au bout de quelques minutes d’attente, particulièrement gênantes pour lui, son interprète proposa cette traduction, sans doute édulcorée, car l’empereur de l’est était connu pour son langage fleuri d’ancien mauvais garçon : « Quel c… candide ce petit empereur d’un tout petit territoire ! Et il croit nous apprendre quelque chose ! » Et se tournant vers lui, d’un air goguenard : « Mon ami, ta découverte, ton idée géniale, c’est le système que nous appliquons tous ici depuis toujours en nommant nos serviteurs avant d’organiser des élections où tous nos sujets jouissent du plaisir de voter… librement ! Viens à côté de moi, mon petit empereur, mais ne t’approche pas trop, si je t’attrape je te gobe comme une mouche, et ton peuple impuissant n’y trouvera rien à redire. » On considéra unanimement, que l’empereur de l’est était le premier parmi tous les empereurs, et Micron second, le dernier des imbéciles.


Franck Salaün

Professeur de littérature française, Université Paul-Valéry Montpellier