Poésie et images, dispositifs – articulation de cinq œuvres
D’une relation conflictuelle avec l’image à la mise en œuvre de dispositifs où s’accumulent et se traitent les images, la poésie établit des connexions mettant en circulation des espaces où se développe un réseau inventif de propositions. Dans ses énoncés, s’opère le traitement d’images fixes et mobiles issues de la photographie, du cinéma, de la fiction et du document. La poésie entretient, dans ses recherches et pratiques, un rapport ambiguë à l’image.
La question du passage de l’image au texte ou encore le traitement littéral de l’image en texte développé par Jean-Marie Gleize « peut être compris jusqu’à l’annulation de l’image ». L’articulation avec le medium photographique, filmique reste souvent étroite et le questionne. À partir de on displays, de Rien à cette magie et des derniers livres de Marie de Quatrebarbes, il s’agit de mettre en œuvre des dispositifs (Franck Leibovici), d’ouvrir le champ poétique sur l’image fixe et d’en créer sans cesse de nouveaux agencements (Suzanne Doppelt), de réinvestir de manière non surplombante l’art cinématographique dans l’écriture (Marie de Quatrebarbes).
on displays rassemble sous la forme de 10 posters pliés qui sont autant de pièces au format affiche ou de planches les différentes contributions d’un collectif sous la direction de Franck Leibovici. Celui-ci a bénéficié d’une bourse de recherche ADAGP & Villa Vassilieff qui a permis cette publication. Il collabore avec des personnes issues de différentes disciplines et ses collaborations croisent en particulier les domaines de l’art, du droit international, des sciences sociales. En amont de cette publication, un projet mené par Franck Leibovici et Julien Seroussi autour de la cour pénale internationale, de son approche concernant la question des éléments de preuves et du traitement des images qui y est fait. C’est dans la recherche d’une approche plurielle transdisciplinaire et non seulement juridique sur les éléments de preuve que des dispositifs ont été mis en place. C’est d’autre part un rapport actif à l’égard du document que les dispositifs mettent en évidence dans ces différents posters.
Plusieurs types d’images peuvent être mis en situation au sein d’un dispositif : films, photogrammes et photographies. Un même dispositif peut gérer des flux importants de données visuelles et les prendre en compte dans des projections simultanées d’images.
Dans un premier poster plié qui s’apparente à une proposition théorique, Franck Leibovici définit le « display » et ses différentes modalités : « “performer des documents” implique de se placer immédiatement dans un rapport à l’action ». Les dispositifs intègrent différents paramètres : relations, modalités de fabrication et d’exposition, médiations etc. Ils agencent, au sein de leur structure, les documents et les relations que l’œuvre met elle-même en situation. Les dispositifs que met en place Franck Leibovici tiennent d’autre part dans leur capacité à produire d’autres propositions, d’autres dispositifs. En ce sens, ces posters sont selon Franck Leibovici « les premiers éléments d’une boîte à outils appelée à se développer ».
Il s’agit, dans la dimension théorique que revêt chacune des planches, d’expliciter les liens qui se connectent entre les différents éléments d’un dispositif.
Les représentations photographiques des dispositifs sont montrées au dos de chacun des posters pliés. Les plans de montage des dispositifs, des photographies et des schémas, les index des mots-clés utilisés et mis en interaction entrent également dans la composition des planches. Des modes d’emploi listent les actions nécessaires à la mise en œuvre des dispositifs ainsi qu’un inventaire du matériel nécessaire à leur réalisation. Une redéfinition de la question du montage et de ce qu’il produit ainsi que celles des notions théoriques abordées et mots-clés sont mises en connexion et en articulation dans les différents posters. Les dispositifs gèrent des corpus d’images, des flux iconographiques (« archive de documents » ou encore images issues de reproductions d’œuvres d’art et de divers domaines) qui entrent dans leur composition et font l’objet d’un traitement et de multiples actions. Des activités de sélection, de classification d’images tirées de l’archive, d’agencement sont répertoriées. Au sein des dispositifs, des opérations et des procédés cinématographiques sont effectués sur les images : cadrages, modifications des formats et des échelles. Il s’agit, dans la dimension théorique que revêt chacune des planches, d’expliciter les liens qui se connectent entre les différents éléments d’un dispositif.
Dans le matériau textuel que met en place Suzanne Doppelt, les photographies s’introduisent et constituent dans leurs assemblages des dispositifs plastiques. Que le référent soit issu de l’art pictural et d’un patrimoine artistique ou qu’il appartienne à une série de compositions plastiques de l’auteure, le travail de montage s’opère dans des combinaisons plus ou moins resserrées où se pose à chaque livre la question centrale de la connexion entre les deux champs. Rien à cette magie est un dispositif poétique d’où convergent simultanément l’optique, les arts, les références aux lois physiques de la matière. Le texte se construit avec une série de 9 compositions plastiques, des photomontages. Les images elles-mêmes s’élaborent à partir de divers référents, différents types de matériaux s’apparentant ainsi à une suite de propositions, d’unités à caractère hétérogène. Le tableau de J-S Chardin Les bulles de savon dit aussi Le souffleur des bulles de savon (1734) constitue la matrice d’où se forment les énoncés poétiques et où ils convergent dans des mouvements réitérés d’approche et d’écart avec le tableau. Les réglages s’opèrent dans ces cadrages plus ou moins rapprochés sur le référent pictural laissant par endroits le champ textuel vers ce qui pourraient être des bribes narratives, des rêveries aux côtés d’éléments descriptifs dans une écriture distanciée. La circulation des motifs picturaux s’établit dans des combinaisons, des reprises, des interactions.
Les journaux filmés d’Alain Cavalier, Eraserhead de David Lynch, la figure masculine de John Wayne se révèlent et fonctionnent dans le matériau textuel de Marie de Quatrebarbes davantage comme des présences de films que comme des thématiques cinématographiques. Les références sont multiples et hétérogènes : Cavalier, Lynch, Godard, Serge Daney dans un texte sur John Wayne mais également Marcel Duchamp… Si l’onirisme du film de Lynch marque l’écriture de Gommage de tête, le cinéma reste sans faire thématique un élément en amont d’où se développe les énoncés en même temps qu’un élément de structure où les procédures surréalistes sont réinvesties dans le matériau d’écriture.
Dans Voguer (P.O.L, printemps 2019) le texte se construit également à partir d’un film Paris is burning (1991) de Jennie Livingston sur la Ball culture, bals LGBT de New York des années 80, le voguing. Il s’élabore aussi à partir d’installations avec la plasticienne Catherine Beaugrand, collaboration qui a donné lieu à la production de dix textes de Marie de Quatrebarbes et d’une série de performances. L’hétérogénéité se rapporte à la mise en œuvre de ce qui peut relever d’un « baroque » et d’une mise à distance. C’est du coté des perceptions physiques et d’une mémoire visuelle davantage que dans la résurgence d’icônes que se situe la réappropriation du cinéma par l’écriture de Marie de Quatrebarbes.
Franck Leibovici dir., on displays, Villa Vassilieff, 2018.
Suzanne Doppelt, Rien à cette magie, P.O.L, 2018.
Marie de Quatrebarbes, Gommage de tête, Eric Pesty éditeur, 2017 ; John Wayne est sous mon lit, cipM, 2018 ; Voguer, P.O.L, 2019.