Économie

Évaluer la démocratie des entreprises

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Et si une des conditions premières pour transformer le système productif était la démocratisation des entreprises ? La création d’un indice afférent permettrait aux pouvoirs publics de conditionner leurs aides à des critères écologiques, sociaux et démocratiques, et ainsi encourager la transformation organisationnelle des entreprises.

En 1935, John Dewey mettait en garde contre tout discours attisant la violence, en précisant que c’est en conservant les acquis démocratiques que l’on peut faire progresser la démocratie elle-même. La dynamique démocratique n’est en effet jamais figée, elle est constamment en mouvement, mais elle doit faire face aujourd’hui, en France notamment, à un risque de recul sans précédent.

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Pour le politologue Robert Dahl, la dynamique démocratique désignait à la fois l’amélioration de l’inclusion et de la contestabilité. Lutter contre l’affaiblissement actuel de ces deux aspects implique de faire progresser la démocratie dans toutes nos institutions et organisations, et notamment au sein des entreprises.

La question de la démocratisation de l’entreprise semble devenir cruciale, en Europe – comme l’illustre la proposition récente de la Commission européenne de modifier la directive sur les Comités d’entreprise européens pour améliorer « le dialogue social transnational » –, de même que la loi Pacte (2019) en France qui, malgré ses insuffisances pour transformer la gouvernance des entreprises, visait à faire émerger des missions alternatives à la maximisation du profit.

Qu’il s’agisse des décisions sur la répartition de la valeur ajoutée, les salaires ou l’utilisation des profits, de la gestion des rapports humains dans l’entreprise, ou de la prise en compte des impacts de ces décisions sur l’environnement, la démocratisation des entreprises apparaît comme une condition première pour transformer le système productif. C’est ce constat qui justifie qu’on cherche à en mesurer la dynamique.

Évaluer la démocratie d’entreprise, un enjeu pour l’économie publique

Le caractère polysémique de la démocratie d’entreprise pose néanmoins question, puisque pour la favoriser via la réglementation et la fiscalité, il importerait de pouvoir la caractériser de façon précise, en prenant en compte les différents processus de démocratisation et les divers degrés de démocratie d’entreprise. Pensée en tant que processus, la démocratie ne peut jamais être définitivement achevée ou stabilisée. Une conception processuelle et pragmatiste de la dynamique démocratique en général, et de la démocratisation des entreprises en particulier, nécessite donc d’appréhender la diversité de ses formes et de ses avancées, sans exclure d’éventuels reculs démocratiques.

L’idée serait de réfléchir à une évaluation qualitative des entreprises sur le plan démocratique pour permettre aux administrations publiques de conditionner leurs aides à des critères écologiques et sociaux, mais aussi démocratiques. Pour cela, il paraît indispensable de tenir compte aussi des pratiques réelles de gestion, complémentaires aux différents statuts et structures de gouvernance des entreprises. C’est seulement en effet par la mise en place de processus de délibération témoignant d’une certaine démocratisation que l’entreprise sera à même d’adopter des comportements responsables de façon autonome et donc de devenir véritablement redevable de ses actes. Au-delà d’une logique de planification écologique, il s’agirait donc de conditionner les aides publiques à des critères démocratiques, d’où la nécessité de pouvoir mesurer le degré de démocratisation de l’entreprise.

Un tel dispositif contribuerait à pousser les entreprises évoluant sur les marchés à faire émerger des institutions légitimes car démocratiques. Les administrations publiques ne viseraient plus seulement à changer les comportements des entreprises au cas par cas, mais aussi à démocratiser leur organisation, ce qui pourrait in fine transformer en profondeur leurs comportements sur le plan écologique et social. Une entreprise où l’objectif de rentabilité actionnariale et de maximisation des profits ne s’impose plus automatiquement, du fait d’une démocratisation de son organisation, peut plus facilement se fixer des objectifs diversifiés dépendants du choix démocratique des citoyens de l’entreprise. L’objectif serait ainsi de permettre aux entreprises d’atteindre des objectifs sociaux ou écologiques qu’elles se seraient elles-mêmes fixés, et donc de rendre compatible l’échange marchand et la RSE, en limitant et en encadrant démocratiquement l’objectif de maximisation des profits.

Le cadre institutionnaliste en économie, dans lequel s’inscrit la présente démarche, permet de considérer les entreprises comme des institutions en tant que telles et de faire émerger une méthodologie alternative à la logique coût/avantage. Au lieu de l’objectif unique de maximisation quantitative du bien-être, il s’agirait d’impacter, au-delà du marché, l’organisation de l’entreprise, en commençant par évaluer son niveau démocratique pour favoriser une mise en œuvre de la raison pratique de tous ses citoyens, grâce à une évaluation pluridimensionnelle et qualitative de leur organisation. Cette orientation s’éloignerait assez radicalement d’une évaluation selon le seul critère d’efficience parétienne, omniprésent en économie publique, qui vise à ne léser aucun des acteurs en conservant, le plus possible, les « équilibres » existants sur les marchés.

Pour conditionner les aides publiques aux entreprises à des critères démocratiques et pouvoir transformer ces « équilibres » marchands, il importe au contraire d’être en capacité de mesurer leur degré de démocratisation, qui est par construction multidimensionnelle, et n’est donc pas du même ordre que l’efficience marchande. La recherche de critères pour évaluer le niveau démocratique des entreprises permettrait aux pouvoirs publics de les inciter à être efficaces sur le plan démocratique, en conditionnant la recherche d’efficacité économique à des processus de démocratisation.

En utilisant différents travaux de sciences de gestion, de sociologie et d’économie, on pourrait ainsi rechercher des critères d’audit démocratique pour offrir aux pouvoirs publics les moyens d’appliquer aux entreprises le projet d’Elinor Ostrom énoncé en 2009 lorsqu’elle reçut son prix Nobel pour ses travaux sur les Communs. L’économiste proposait alors de faire « ressortir ce qu’il y a de meilleur chez les humains », au lieu de pousser « des individus parfaitement égoïstes à obtenir de meilleurs résultats de leurs interactions ». Cette évaluation pourrait, tout en améliorant le bien-être au travail, contribuer à pérenniser les engagements RSE des entreprises et permettre aux sociétés à mission d’atteindre leurs objectifs.

Un audit démocratique des entreprises sur la base de critères multidimensionnels

Les processus de démocratisation de l’entreprise peuvent être extrêmement divers et ils ne présentent pas tous le même niveau d’aboutissement sur le plan démocratique. De plus, le caractère plus ou moins démocratique d’une structure organisationnelle donnée peut toujours faire débat.

Pour caractériser la démocratie d’entreprise, il importe donc de réfléchir à ses conditions de réalisation pratique, et en particulier à son organisation interne et aux modalités de prise de décision. La dynamique de démocratisation découle d’abord des différentes législations engendrant de nombreux statuts juridiques qui sont plus ou moins favorables à cette dynamique, et recouvrent aussi de nombreuses pratiques de management variables au sein d’un même statut. Elle englobe l’ensemble des processus susceptibles de rééquilibrer les pouvoirs dans l’entreprise et désigne à la fois les structures d’entreprises coopératives dans lesquelles il n’y a pas d’actionnaires et, dans les sociétés par actions, l’approfondissement éventuel de la cogestion et de la codétermination.

Pour appréhender les différentes expériences plus ou moins abouties de démocratisation, et caractériser le niveau démocratique de telle ou telle structure organisationnelle, nous proposons de classer les processus en trois grandes catégories. D’abord, cet audit démocratique peut se centrer sur la gouvernance de l’entreprise, par analogie avec la démocratie représentative. Il peut également porter sur l’organisation de la production en interne, qui peut aller jusqu’à la démocratie directe. Enfin, les processus de « redevabilisation » de l’entreprise vis-à-vis de ses diverses parties prenantes, voire de la société toute entière, sont également des éléments constitutifs de cette dynamique de démocratisation. Ces trois dimensions relèvent de trois façons différentes d’envisager la démocratie et possèdent leurs propres hiérarchies.

Ces trois champs possèdent une certaine indépendance les uns vis-à-vis des autres : on peut ainsi être en partie redevable, ou permettre une réelle autonomie aux salariés, et ne pas avoir encore une gouvernance démocratique. La démocratisation de la gouvernance de l’entreprise constitue néanmoins une condition première pour démocratiser aussi l’organisation de la production en interne et pour la rendre redevable en externe. Sans une gouvernance atteignant un certain niveau démocratique, la mise en œuvre interne ou externe peut sans doute varier sur le plan des deux autres dimensions et elle peut en particulier être plus ou moins coercitive. Mais l’absence de prise en compte des citoyens et/ou des parties prenantes dans les statuts et au sein des instances dirigeantes limite le niveau démocratique de l’entreprise sur les deux autres dimensions.

La première dimension de la démocratisation est donc d’abord celle de la gouvernance de l’entreprise, qui pose la question de la représentation de ses citoyens, voire même de ses diverses parties prenantes, au sein des instances dirigeantes. On peut s’appuyer sur la typologie de Pierre-Yves Gomez caractérisant les divers gouvernements d’entreprise, sur les travaux d’Olivier Favereau qui, s’inspirant du modèle allemand, défendent le principe d’une « codétermination », ainsi que sur ceux d’Isabelle Ferreras qui préconisent la mise en place d’un bicamérisme pour démocratiser les sociétés de capitaux.

Évaluer cette dimension renvoie en premier lieu à la mesure de la participation des salariés à la gouvernance des – grandes – entreprises. Il importe également d’analyser les différentes formes de gouvernance potentiellement démocratiques des coopératives, pour y appréhender la représentation et la participation des salariés (dans les SCOP ou les SCIC notamment), voire des usagers ou des consommateurs, tout en prenant en compte le risque de dégénérescence démocratique en leur sein. On doit enfin envisager la participation dans la gouvernance de l’entreprise de parties prenantes habituellement considérées comme très extérieures à l’entreprise, s’agissant notamment des représentants de la nature, sur la base de l’ouverture potentielle de la citoyenneté d’entreprise.

La seconde dimension concerne les différents types de management interne et d’organisation de la production et du travail au sein des entreprises. Il s’agit de la mise en œuvre en interne de décisions potentiellement démocratiques, vis-à-vis des salariés notamment. On pourrait s’appuyer par exemple sur les travaux de Thomas Coutrot qui montrent la nécessité de remettre en cause la hiérarchie héritée du taylorisme, sur ceux coordonnés par Hervé Charmettant qui montrent les différentes formes d’organisation du travail dans les SCOP, pouvant aller jusqu’à des formes d’autogestion, ou encore sur ceux de sciences de gestion qui montrent des voies alternatives pour des formes de hiérarchie démocratique et questionnent les modalités de diffusion des processus de libération des entreprises. Il importe en effet d’évaluer aussi les formes de management participatif dans les sociétés par actions, lequel est considéré par certains comme une forme de démocratisation, notamment s’il se traduit par une réelle autonomie, mais apparaît à d’autres complètement insuffisant, voire contre-productif.

La dernière dimension viserait enfin à élargir la dynamique de démocratisation de l’entreprise en évaluant la redevabilité de ses actes vis-à-vis de ses parties prenantes, et même de la société, conformément à une certaine conception politique ou citoyenne de la RSE. Dans l’optique d’une réelle contribution de l’entreprise au bien commun, il conviendrait d’identifier les diverses parties prenantes de l’entreprise, de repérer les procédures par lesquelles elle rend compte de ses actes, et d’envisager des façons de mesurer ces procédures. Cela pourrait concerner une grande diversité de parties prenantes susceptibles de suivre les objectifs écologiques et sociaux statutairement fixés, et permettre in fine aux entreprises de se fixer des missions et de les atteindre. Au-delà de ses parties prenantes, cette dernière dimension a donc vocation à caractériser la façon dont l’entreprise rend des comptes à la société toute entière.

Promouvoir la démocratie d’entreprise pour transformer à la fois les politiques publiques et l’audit extra-financier

Cette appréhension complexe et multidimensionnelle du caractère plus ou moins démocratique des divers processus de prise de décision montre qu’il devrait être possible de mesurer le niveau démocratique de chaque entreprise et, à partir de là, de différencier les impôts et/ou de conditionner les aides publiques à des critères démocratiques, au niveau local, national ou supranational (européen notamment).

On pourrait ainsi, sur la base de ces trois dimensions, aboutir à différentes échelles démocratique permettant de mesurer précisément le niveau démocratique de chaque entreprise. La dimension gouvernance, qui conditionne en partie les deux autres, pourrait par exemple être déclinée de deux manières distinctes : les statuts et le fonctionnement des instances dirigeantes, auxquelles on ajouterait des échelles mesurant l’organisation interne et la redevabilité externe sur le plan démocratique. À différents niveaux, les pouvoirs publics pourraient ainsi mettre en place des dispositifs de type bonus/malus en fonction des notes démocratiques multidimensionnelles obtenues et des pondérations choisies entre les différentes échelles démocratiques.

Notre proposition de construction d’échelles d’évaluation du niveau démocratique de chaque entreprise constituerait une réelle inflexion des pratiques actuelles d’évaluation par les pouvoirs publics. Le détour par des travaux d’économie ou de sociologie, comme par exemple ceux de Florence Jany-Catrice, fait en effet ressortir la logique instrumentale de performance qui s’est imposée dans les pratiques d’évaluation des pouvoirs publics.

Pour concevoir des modalités d’audit du niveau de démocratie des entreprises, il importe de s’intéresser également aux audits des entreprises existants, notamment extra-financiers, afin d’envisager la possibilité de s’appuyer sur certaines de ces évaluations pour construire nos différentes échelles démocratiques. C’est de nouveau ici une logique instrumentale de recherche de performance qui domine, jusqu’aux aspects réputés les plus éthico-politiques.

On le voit par exemple dans les réflexions pour évaluer l’entreprise de manière multidimensionnelle sur la base de la notion de « performance globale ». Les notes ESG émises actuellement par des agences de notation extra-financière qui se sont de plus en plus financiarisées, de même que celles émanant des entreprises en vue de s’auto-évaluer, semblent globalement inutilisables dans l’optique de mesurer le niveau démocratique d’une entreprise. Bien que la directive européenne CSRD de 2022 normalisant l’audit extra-financier s’inscrive dans une logique de soutenabilité forte, il n’existe pas – encore – de méthode d’audit visant à mesurer le niveau de démocratie d’une entreprise. Les auditeurs extra-financiers se contentent d’évaluer, entre autres, la gouvernance de l’entreprise sans se référer à des critères démocratiques, et sans même d’ailleurs s’inspirer véritablement de la théorie des stakeholders, popularisée par Edward Freeman.

L’évaluation du niveau de démocratie interne semble cependant assez complémentaire des préconisations pointant la nécessité d’évaluer sur le plan comptable l’efficacité de l’entreprise autrement que par le profit et la rentabilité à court terme, par la prise en compte les impacts écologiques et sociaux de son activité, via une comptabilité écologique. Pour réaliser une évaluation de l’entreprise de manière alternative vis-à-vis de la comptabilité et de l’économie publique standard, il nous semble essentiel de mettre la recherche de processus de démocratisation au cœur des modalités d’évaluation de l’entreprise en interne, comme en externe.

Ces diverses façons de mesurer la démocratie d’entreprise, qui restent encore à approfondir, pourraient permettre aux comités d’entreprise, aux syndicats, mais aussi aux pouvoirs publics et aux cabinets de conseil et d’audit de rendre centrale la recherche de démocratie organisationnelle et de contribuer ainsi à encadrer institutionnellement les divers objectifs d’efficience économique, écologique, et sociale des entreprises.

Remarquons enfin qu’il serait essentiel de s’appuyer sur les syndicats, et plus largement sur la société civile, voire même sur des citoyens tirés au sort, pour construire des normes communes d’une intervention publique cherchant à démocratiser les processus de décision au sein des entreprises. La recherche d’espaces démocratiques de délibération devrait également s’appliquer au niveau des administrations publiques, et plus largement dans toute organisation.


Julien Pharo

Économiste, Professeur agrégé d'économie, docteur en économie, enseignant à Toulouse