Art

Restituer, dès demain, dès maintenant

Historien de l'art contemporain

Lors d’un discours prononcé à Ouagadougou en novembre 2017, Emmanuel Macron annonçait souhaiter que « d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. » Depuis, la question de la restitution des œuvres africaines divise le monde de la culture. Si son versant « création » se mobilise en faveur du retour des œuvres, une partie de son versant « patrimoine » tente de perpétuer le débat sur le sujet.

Il faut restituer les œuvres africaines arrivées dans les musées européens par la violence de la colonisation. En France, cela semble dorénavant une évidence dans le monde de la culture – du moins pour la partie « création » de ce monde : les actrices et les acteurs de « l’art en train de se faire » ont accusé réception du Rapport de Bénédicte Savoy et Felwine Sarr publié le 23 novembre 2018, c’est peu de le dire, et depuis, dans tous les échanges sur le sujet, il est affirmé que ces restitutions doivent avoir lieu sans tarder, dès demain, dès maintenant. Ce mouvement des actrices et acteurs de la création en faveur des restitutions est soudain, comme si une foule se réveillait subitement d’un trop long sommeil.

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Il n’est pourtant pas surprenant : les artistes, les curatrices et curateurs, les directrices et directeurs d’écoles supérieures d’art, de centres d’art et autres structures d’invention, de production et de diffusion de l’art en train de se faire, toutes et tous semblent avoir saisi instantanément de quoi il s’agissait. Elles·ils ont compris ce que sont les objets dont il est question, précisément ; elles·ils ont vu ce à quoi ces objets peuvent servir et ont su par quels territoires et sociétés ils sont appelés.

Il faut dire d’abord que ces actrices et acteurs de la création connaissent mieux que quiconque, grâce à leur travail quotidien, la part « morale » du droit d’auteur qui fait qu’une œuvre reste toujours propriété de son créateur : on n’expose pas une œuvre sans en avertir son auteur ; on ne prend pas la parole pour un artiste sans le consulter ; on ne détourne pas le propos d’un objet artistique ; et, s’il fut pensé pour cela et pour produire ceci, il doit être mis en situation de cela pour produire ceci. Elles·ils savent qu’un objet doté d’intentions artistiques ne peut être banal – réductible à du patrimoine comme on dit « patrimoine » chez le notaire ou dans un cours d’économie, pour indiquer le capital d’un héritier fortuné ou d’un propriétaire des moyens de production.

De nombreux artistes ou théoricien·ne·s des écoles supérieures d’art françaises ont intégré les changements de paradigmes produits par les études post-coloniales.

Toutes et tous savent, même si parfois confusément, qu’il s’agit d’objets actifs, porteurs de potentiels pour le vivant, inscrits dans des narrations et des imaginaires, capables d’influences pour les gestes et les relations au cœur de la cité… Et ces actrices et acteurs de la création le savent parce que toute leur activité de production d’œuvres d’art, d’expositions et projets divers a à voir avec cela : elles·ils ont déjà vu le pouvoir de transformation de ce type d’objets, l’action de l’art, là, sous leurs yeux. Et elles·ils savent à l’inverse ce qui manque, immédiatement, quand ces objets disparaissent ou sont empêchés d’agir.

En France, de plus, dans ce monde-là de la culture, les échanges et collaborations avec les créatrices et créateurs du continent se sont normalisés depuis plusieurs années et les lieux qui appellent ces objets d’art n’apparaissent plus comme d’obscurs lointains. On ne compte plus en effet les curatrices et curateurs africains invités dans les lieux de l’art français, suivant en cela le mouvement initié par les grandes manifestations internationales (et en en reprenant d’ailleurs souvent le casting – Koyo Kouoh, Simon Njami, Okwui Enwezor, par exemple).

De même les écoles supérieures d’art et design se sont mises à travailler avec leurs homologues africaines et à collaborer régulièrement avec des artistes du continent. Par exemple, à Clermont-Ferrand, l’ESACM rassemble pendant trois jours des personnes impliquées dans cette « nouvelle géographie de l’art contemporain », faisant dialoguer les formats et les générations (par exemple Gaston Kaboré, un des acteurs majeurs du cinéma du continent depuis les années 1970 et Adiaratou Diarrassouba, journaliste, co-fondatrice du média L’Afro et du Fraîches Women Festival.) Ou encore, depuis Annecy, l’ESAAA organise pour son Master Design une école déplacée et re-située à Ker Thiossane, lieu de recherche, de résidence et de création du quartier Sicap Liberté 2 à Dakar – les étudiant·e·s en reviennent contemporain·e·s « de l’Afrique-Monde » (pour reprendre l’expression d’Achille Mbembé et Felwine Sarr utilisée pour les Ateliers de la pensée – ateliers que suivent les étudiant·e·s lors de leur premier séjour en 2017).

Ailleurs encore, l’ISBA Besançon déploie depuis plusieurs années le programme « Fronts et frontières », traversant et faisant traverser la Méditerranée à de nombreuses reprises à tous ses protagonistes. Et, profitant d’un large renouvellement générationnel des équipes enseignantes, de nombreux artistes ou théoricien·ne·s des écoles supérieures d’art françaises ont intégré les changements de paradigmes produits par les études post-coloniales (par exemple l’historienne de l’art Emmanuelle Chérel, à Nantes, ou la théoricienne Lotte Arndt à Valence) …

À côté de ces écoles mais dans le même monde de la création, ces dernières années, plusieurs centres d’art ont également mis à jour leur fonctionnement, décloisonnant à la fois leurs programmations, leurs pratiques et leurs modes d’adresses. Il faut dire que partout il y a urgence : la menace nationalo-sécuritaire est palpable sur plusieurs territoires où opèrent ces centres d’art, l’écocide actuellement en cours saute aux yeux de qui veut bien regarder ne serait-ce que par sa fenêtre, des jeunes gens meurent dans la Méditerranée ou dans la neige, chaque mois, chaque semaine, chaque jour, en tentant de gagner tel ou tel pays de la zone euro. Etc., ad nauseam… Il n’y a donc pas un instant à perdre pour faire émerger mobilisations et imaginaires pour le futur – un futur qui passe évidemment par l’Afrique, territoire majeur de notre monde multiple et de notre terre unique.

Alors, par exemple, le Centre National d’Art Contemporain de Grenoble s’est mué sous l’impulsion de Béatrice Josse en Magasin des Horizons : il multiplie les projets à dimension politique et vient de confier sa formation art et société, « Les ateliers des horizons », à la cinéaste et curatrice Pascale Obolo, rédactrice en chef de la revue Afrikadaa. Ailleurs, certaines initiatives d’artistes comme La Colonie de Kader Attia, deviennent des sémaphores pour s’orienter dans la réinvention des rapports avec le continent, par la lecture (cf. le Salon du Livre d’Art des Afriques), la rencontre et le débat (tables rondes et conférences régulières), et la multiplication des expériences esthétiques (expositions, performances, projections…).

Aussi, s’il faut assurément continuer de « décoloniser les arts » (comme engage à le faire l’association éponyme, en portant l’attention principalement sur le spectacle vivant et le cinéma où les minorités sont toujours largement invisibilisées) et si l’engagement du monde de la création dans la fabrication du monde qui vient est encore (trop) timide au vu de l’ampleur de la tâche, on peut néanmoins comprendre pourquoi ce monde de la culture-là, plébiscite le Rapport Sarr-Savoy. La proposition que fait ce Rapport de fonder « une nouvelle éthique relationnelle » est assurément à l’agenda des actrices et acteurs de la création. Ici l’éthique rejoint l’esthétique et l’apparition de la possibilité des restitutions apparaît littéralement enthousiasmante.

Le monde du « patrimoine » semble le seul où quelques acteurs tentent de faire accroire qu’il y a débat sur le sujet des restitutions.

En face ou plutôt à côté de ce monde, n’appréciant vraisemblablement ni les moyens ni les fins du monde de la création, celui du « patrimoine » (même Ministère de la culture, mais autre service, autre budget et pour partie autre monde professionnel) semble le seul où quelques acteurs tentent de faire accroire qu’il y a débat sur le sujet. Jean-Jacques Aillagon, Ministre de Jacques Chirac à l’époque de la création du Musée du Quai Branly, ouvrait le bal dès la sortie du Rapport avec une tribune dans le Figaro, et il opérait un pas de deux avec le Président du dit musée, Stéphane Martin, en agitant la menace de l’effondrement du Musée si des œuvres devaient être restituées. Et pour paraître moins crispé-agressif, il avançait l’universalisme bienveillant du Musée à l’occidental « marque d’un progrès dans la prise de conscience de l’égale dignité de tous les êtres humains ».

Les anciens territoires colonisés et les concerné·e·s qui y vivent apprécieront le vocabulaire choisi et en verront le cynisme : il s’agit non seulement de veiller à « l’égale dignité » en gardant pour soi les œuvres raptées à un continent, mais aussi de s’opposer fermement à un geste permettant d’inventer un monde basé sur l’ouverture, la réciprocité et la considération. Cette position portée au nom du « patrimoine » conseille de figer le passé dans une histoire sur laquelle il est interdit de revenir, quand bien même le futur devrait-il en souffrir. Elle propose surtout, tactiquement, de figer d’effroi le monde politique, qui, en France, semble perdre ses moyens dès que l’on évoque le « patrimoine » – passion nationale s’il en est, le succès du Loto du même nom en 2018 et la deuxième saison promise par Stéphane Bern en 2019 le prouvent encore, si cela était nécessaire…

Pour tenter de renforcer cette polémique se sont également rapidement mobilisés les membres du syndicat des antiquaires (qui s’inquiètent pour leur marché) et de l’Académie des Beaux-Arts, qui, depuis le Roi Soleil, se pose en garante des présupposées lumières françaises, et se dit « attachée à l’idée de musée universel (…) conception généreuse et ouverte » où les collections sont inaliénables. Et si là encore la position paradoxale peut faire sourire (pour être « généreux », gardons pour soi !) peut-être ne faut-il pas douter de la sincérité de cet « attachement » ? Peut-être que les Académiciens (et les cinq Académiciennes siégeant à côté de leurs 58 collègues masculins) ne savent pas qu’il est possible de penser autrement l’universel ?

Avec Souleymane Bachir Diagne par exemple, qui propose de « compliquer » cette notion, de la rendre riche de la pluralité, et de lui donner la possibilité d’être réellement notre contemporaine. En spécialiste du langage, le philosophe propose « un universel de la rencontre, un universel de la traduction » qui est autrement plus efficace que celui du XVIIIe siècle, abstrait et surplombant, pour habiter pacifiquement le monde qui vient.

Il faut d’urgence s’autoriser l’imagination pour inventer autre chose.

Ce qui se joue en ce moment avec la mobilisation de « la création » en faveur de la restitution du patrimoine africain et avec la tentative de quelques acteurs du « patrimoine » de figer le mouvement lancé en 2017 à Ouagadougou, paraît en définitive symétrique de ce qui est criant dans les autres événements politiques qui agitent l’Hexagone. Tout se passe comme si quelques-uns dans des lieux de monopole essayaient de temporiser et d’enrayer les dynamiques – tout faire pour ne pas modifier un système qui leur procure l’avantage concurrentiel nécessaire pour dominer dans une société structurée par et pour le néolibéralisme. Cela alors que par ailleurs, dans l’espace démocratique de la foule des concerné·e·s, tous les échanges affirment que cette structure n’est plus pertinente et qu’il faut d’urgence s’autoriser l’imagination pour inventer autre chose.

Cette imagination, les artistes y contribuent. Leurs lieux (écoles supérieures d’art, centres d’art, structures éditoriales, espaces d’exposition, etc.) tout autant. Et dans ce monde de la culture, les actrices et acteurs savent faire le lien entre le passé, le présent et l’avenir. Par exemple elles·ils savent reconnaître dans le bras droit levé d’une statue bochio à l’image du roi Ghézo réalisée au XIXe siècle par Bokossa Donvide, Sossa Dede et Ekplékendo Akati (statue conservée au Musée du Quai Branly, placée en couverture de l’édition au Seuil du rapport Sarr-Savoy et annoncée comme bientôt restituée au Bénin par la France) le poing levé de Tommie Smith et John Carlos aux JO de 1968, celui toujours « sans trêve » d’Angela Davis stimulant l’intersectionnalité, et ceux à venir de tous les bras qui se découperont dans le ciel du futur.

Elles·ils savent que l’invention puise toujours dans la conscience vive des archives. Et c’est pour cela qu’au final l’artificielle polémique tentée par quelques-uns au nom du « patrimoine » ne tiendra pas : les créatrices et créateurs travaillent déjà avec le passé et pour faire œuvre opèrent déjà au quotidien avec les actrices et acteurs du patrimoine (et réciproquement, ces actrices et acteurs du patrimoine sollicitent « la création » pour faire vivre les lieux, les histoires et les objets hérités du passé). Toutes et tous procèdent donc déjà principalement par tissages et nouages, cela plutôt que par oppositions. Et déjà, parmi elles·eux, nombreux·ses sont celles·ceux qui visent la production de formes nouvelles capables de prendre place dans le monde inédit qui s’annonce – celui du dérèglement climatique, celui, unique, où le même phénomène planétaire rabote les côtes du Sénégal et fait s’effondrer les Alpes. Ce monde où les habitants humains de la terre devront cohabiter avec et dans un milieu qu’ils se sont rendus hostile par inconscience et imprudence.

La fréquentation du passé et des patrimoines sera partout nécessaire pour fonder un présent vivable et pour fertiliser les imaginations pour de nouvelles directions. Ces tressages du passé, du présent et du futur ne peuvent être refusés à l’Afrique : il faut restituer les œuvres africaines arrivées dans les musées européens par la violence de la colonisation.


Stéphane Sauzedde

Historien de l'art contemporain, Directeur de l’École Supérieure d’Art Annecy Alpes et coprésident de l’Association Nationale des Écoles supérieures d’Art