Société

La catastrophe négligée des cités, au cœur du vote RN

Anthropologue

Qui pour dire aux électeurs du RN que sa politique raciste et purement répressive envenimerait la situation dans les cités, situation pourtant à l’origine du vote RN ? Ni LFI, qui espère que le grand soir sera initié par les cités brutalisées, ni aucune autre formation politique, personne n’ayant le courage de prendre les responsabilités qui s’imposent dans une telle situation. Sauf qu’à trop attendre, c’est le RN qui remporte les élections…

La France des quartiers difficiles, des banlieues abandonnées, des fiefs de la drogue est une des principales causes de la poussée du Rassemblement national, si ce n’est la première. Dans les débats récents sur le programme éventuel d’une coalition ou sur les priorités du Premier ministre en attente comme dans la campagne électorale de juin, elle a pourtant été oubliée. Une fois de plus. Certes, on se réjouit des équipements sportifs dont le 93 va bénéficier grâce aux Jeux olympiques, mais c’est une goutte d’eau dans le désert.

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Depuis Michel Rocard, la France n’a connu aucune politique publique d’envergure en direction de la France des cités alors que celle-ci, déjà peu reluisante à l’époque, s’est considérablement dégradée depuis. On se rappelle qu’Emmanuel Macron a jeté à la poubelle le programme (allant dans le bon sens, mais à de nombreux égards insuffisant) que Jean-Louis Borloo avait rédigé à sa demande (une incohérence et une mauvaise décision de plus !). Cet enjeu national majeur est sans cesse mis sous la table.

Comment ne pas voir que la dégradation de la situation sécuritaire dans ces espaces de non-droit va de pair avec la montée du RN ? Le succès de ses mots d’ordre anti-immigration n’est pas dû à la soi-disante « vague migratoire » actuelle, mais au fait que l’immigration est assimilée à la délinquance. Cette assimilation est fausse, mais la délinquance dans les cités est réelle. Certes, elle est exagérée par les médias, elle ne concerne qu’une petite minorité de jeunes, mais on ne peut en nier l’existence.

Derrière la dénonciation de l’immigration, c’est en fait la peur du désordre et de la criminalité des cités (peuplées majoritairement non pas d’immigrés, mais de descendants français d’anciens immigrés africains et souvent musulmans) qui alimente directement le vote pour l’extrême droite. La violence associée aux jeunes des quartiers, qu’il s’agisse de la guerre des gangs de la drogue, de menaces plus ou moins explicites, de banditisme, de propos associés au jihadisme, de flambées de vandalisme, de batailles rangées entre bandes, de revendication ou d’annexion d’un « territoire » ou de révoltes agressives contre les brutalités policières, est le combustible de cette peur, y compris chez ceux qui n’y ont jamais été confrontés directement, c’est-à-dire la très grande majorité des citoyens.

Les cités sont assimilées à l’immigration et l’immigration est assimilée à la délinquance parce que, en majorité, ce sont des familles issues d’une ancienne immigration qui vivent dans ces ghettos et que des fractions de ces ghettos sont devenus de hauts lieux de la délinquance du fait de leur abandon par l’État. L’habitat est dévasté, les services publics ont déserté, la police est aux abonnés absents et, surtout, le chômage est massif, très au-dessus de la moyenne nationale. Le deal de cannabis est alors la principale ressource qui s’offre aux jeunes, une ressource plus que séduisante qui permet à un enfant de douze ans employé comme guetteur de gagner autant que sa mère femme de ménage et de rêver de posséder à vingt ans une voiture de luxe. Outre la violence maximale induite par le commerce de drogue, les bandes de jeunes dérivent souvent vers des bagarres violentes et parfois meurtrières et les menaces ou les incivilités sont monnaie courante. C’est cette image des cités qui domine dans les médias, et donc dans l’opinion publique.

Les quartiers défavorisés offrent une version paroxystique des défaillances plus générales de nos principales politiques publiques.

Face à cette image, plusieurs réactions sont possibles. Deux d’entre elles sont des impasses, la troisième est funeste. La première est le déni, partiel ou total : la violence ne serait qu’un problème local, occasionnel ou secondaire, il s’agit d’une intoxication des médias, la peur de l’opinion publique n’est pas justifiée, les cités ne correspondent pas à cette image catastrophique. Certes, il est vrai que les cités sont aussi (plus ou moins selon les cas) des lieux de sociabilité et de solidarité, mais elles hébergent aussi (pas toutes, mais beaucoup) des lieux de délinquance et de violence, et on ne peut pas s’y résigner ou simplement regarder ailleurs.

La seconde réaction est la politisation utopique : cette population représenterait les nouveaux opprimés, cette violence est donc potentiellement révolutionnaire pour peu qu’une avant-garde s’en mêle. Certes, il est vrai que ce sont des conditions sociales déplorables qui sont le terreau de cette violence, mais ce sont les habitants non violents des cités, les plus nombreux, et eux-mêmes particulièrement défavorisés, qui en sont les premières victimes, et c’est l’extrême droite qui bénéficie de chaque nouvelle agression, de chaque nouvelle émeute, de chaque nouveau règlement de comptes.

Car telle est en effet la troisième réaction : la stigmatisation élargie, devenue la plus fréquente, et la plus inquiétante. La violence est alors imputée à des caractéristiques « ethniques » ou « ethnico-religieuses » : les délinquants des banlieues le seraient parce qu’ils sont des islamo-immigrés, qui introduiraient le banditisme et le pillage dans une France considérée (à tort) comme autrefois paisible. Cette opinion est désormais partagée par de plus en plus de Français dits « de souche » (dont beaucoup descendent en fait de couches antérieures d’immigration), et c’est sur cette confusion que surfent (tout en l’amplifiant) les militants du RN et les médias du groupe Bolloré (en particulier en raison du racisme latent et parfois déclaré de leurs cadres). La violence des cités n’est évidemment pas imputable (sauf très rares exceptions) à l’immigration récente contre laquelle le RN est vent debout. Elle est avant tout le produit de contextes de proximité en ruines et d’un délaissement quasi total par les pouvoirs publics des quartiers dits sensibles, dangereux ou pas.

Il n’y a qu’une seule solution, elle relève du bon sens et elle n’a rien à voir avec la rhétorique des uns ou les déclarations martiales des autres : il faut s’attaquer au problème des cités à la racine. Dans les cités et de façon durable. C’est ce qui n’a jamais été fait depuis des décennies. On sait que les opérations spectaculaires antidrogue, organisées à grand tapage l’hiver dernier par Gérald Darmanin, n’ont pas le moindre effet durable. Pas plus que la destruction occasionnelle d’une tour insalubre ou les maraudes policières. Aucune action efficace n’a été engagée pour affronter le problème des cités dans toutes ses dimensions et sa complexité.

L’arrivée au pouvoir du RN, différée pour le moment, serait à cet égard particulièrement inquiétante. La politique purement répressive qu’il propose ne doit pas être réfutée seulement sur un plan idéologique (qui arrange en fait le RN), mais surtout en raison des conséquences catastrophiques en termes sécuritaires qu’elle engendrerait quasi inéluctablement. Bloquer les frontières, muscler la police, accroître la répression tous azimuts (et donc la violence policière), aggraver les peines, surcharger les tribunaux et surpeupler les prisons : ces soi-disants remèdes ne vont rien régler du tout et vont, bien au contraire, aggraver le mal. La « guerre civile » brandie par certains sans y croire vraiment pourrait bien se déclencher « pour de vrai » là où on ne l’attend pas, du côté des cités. Plus de violences policières, cela signifie plus de révoltes des jeunes, plus de voitures brûlées, plus de biens saccagés, plus de fascination pour le radicalisme politico-religieux.

Par ailleurs, la stratégie suivie par LFI de « politiser » la colère et la violence des jeunes des cités pourrait aussi jeter de l’huile sur le feu. L’antisémitisme croissant n’est pas vraiment du côté de Mélenchon et de certains de ses amis, sur lesquels l’attention médiatique se concentre, il est du côté des populations des ghettos, d’origine musulmane et immigrée, qui, exaspérées à juste titre par les massacres commis par Israël et le soutien que lui accorde généreusement l’Occident, confondent très généralement anti-politique israélienne, anti-israélisme, antisionisme et antisémitisme. Mais qui est avec eux ou à leurs côtés pour leur expliquer ces différences fondamentales ?

Flatter les jeunes des quartiers et brandir des symboles palestiniens pendant une campagne électorale française n’est pas vraiment la meilleure façon de pacifier les cités et d’enlever au RN le bénéfice qu’il tire de leurs embrasements divers. Seul le retour de l’État, c’est-à-dire des services publics (et, parmi eux, certes, la police, mais pas seulement elle, et pas de n’importe quelle façon), peut permettre de résoudre « le problème de l’insécurité dans les banlieues ».

Revenons aux fondamentaux. Le chômage, le désœuvrement des jeunes, la désertion de l’État et des services publics, la violence, les bandes, la drogue. Si on ne s’attaque pas simultanément et de façon massive à tous ces problèmes, les cités continueront à dériver loin de la République, de la loi et de la démocratie et la violence qui y règne ou qui en est issue nourrira plus encore la démagogie et le racisme de l’extrême droite.

Commençons par la drogue : alors que la majorité des Français sont pour la légalisation du cannabis, aucun parti politique important n’a osé la mettre sur son programme. C’est pourtant le seul moyen pour mettre fin au trafic massif qui est le fondement de la délinquance des cités.

Ce n’est certes pas une solution magique. Les réseaux de drogue tenteront de se reconvertir. La légalisation est une condition nécessaire qui est loin d’être suffisante. Sans offres diversifiées d’emploi, sans une sécurisation permanente assurée par une omniprésente, ferme et bienveillante police de proximité (ni cow-boy ni raciste, loin, donc, des BAC actuelles), sans retour de tous les services publics et de nombreux magasins, sans recrutements d’éducateurs, sans de nombreuses infrastructures sportives, sans tissu associatif, sans une offre scolaire adaptée, avec des enseignants formés pour ces contextes difficiles, sans cabinets médicaux, la partie sera perdue. Toutes ces composantes sont indispensables et complémentaires.

Ce n’est pas une question d’idéologie : il s’agit tout simplement de mettre en œuvre une politique publique réaliste, de longue durée et multidimensionnelle, qui devrait être prioritaire alors qu’elle fait aujourd’hui dramatiquement défaut. Une telle politique visant à sécuriser les banlieues dans une perspective de paix sociale (l’opposé exact des propositions du RN) couperait à terme l’herbe sous le pied du RN et serait sans doute plus efficace que les batailles purement idéologiques pour lui enlever ses électeurs.

Certaines de ces mesures ont parfois été évoquées dans quelques déclarations politiques des dernières décennies (sous la forme quasi rituelle d’un « plan Marshall pour les banlieues », de l’ordre du vœu pieux), mais un programme intensif basé sur ces propositions de bon sens, partagées par tous ceux qui connaissent les banlieues, n’a jamais été réellement élaboré et encore moins mis en chantier. C’est pourtant la seule solution pour « dégonfler » et désamorcer la « question de l’immigration » qui empoisonne la vie politique de la France et sert de marchepied au RN. On voit à quel point la politique annoncée du RN est aux antipodes d’un tel programme et risque, au contraire, d’envenimer la situation s’il accède un jour au pouvoir.

Hélas, les hommes politiques du centre et de la gauche ont quant à eux été totalement incapables, dans le passé, d’affronter le problème et semblent partis pour ne faire guère mieux dans l’avenir. Les débats actuels, où les programmes ressemblent parfois à des listes de courses, sont bien loin d’affronter les principaux problèmes stratégiques du pays, dont celui des cités n’est pas le moindre. Certes, il n’est pas le seul. Mais il est corrélé aux autres, et en particulier à la question centrale des services publics. La police de proximité ne concerne pas que les cités. Les déserts médicaux ne concernent pas que les cités. La crise de l’enseignement ne concerne pas que les cités. La consommation de drogue ne concerne pas que les cités. Les quartiers défavorisés offrent donc une version paroxystique des défaillances plus générales de nos principales politiques publiques.

Les prochaines années ne sont à cet égard guère prometteuses. Y aura-t-il un candidat aux présidentielles de 2027 qui osera, au-delà des slogans et des rhétoriques, faire d’une politique des cités et de la réhabilitation des services publics son cheval de bataille ?


Jean-Pierre Olivier de Sardan

Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’EHESS