Société

Infirmier en Pratique Avancée : qui récupère le sale boulot de qui ?

Sociologue, Sociologue

Pour faire face à la désertification médicale, un statut intermédiaire entre médecins et infirmiers a été créé : Infirmier en Pratique Avancée (IPA). Dotés de missions élargies par rapport aux infirmiers classiques, ces « mini-médecins » doivent délimiter les frontières de leur nouveau métier, un jeu subtil faisant naître une nouvelle chaîne de délégation du « sale boulot ».

Pour faire face à la pénurie de soignants, la loi de modernisation du système de santé crée en 2018 un nouveau diplôme, qui permet à des infirmiers diplômés d’État (IDE), au terme de deux ans d’études et de l’obtention d’un Master II, de devenir Infirmier en Pratique Avancée (IPA) et ainsi disposer de compétences élargies.

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En plus de leurs traditionnelles activités de soin, ces IPA peuvent dès lors réaliser des activités cliniques qui les rapprochent des médecins : établir des diagnostics et faire des bilans complets, tâches jusqu’ici réservées à ou supervisées par un médecin ; prescrire des examens complémentaires ou certains médicaments non soumis à ordonnance ; renouveler ou adapter des prescriptions médicales.

Depuis mai 2023, grâce à la loi Rist, ils sont même dotés d’un pouvoir de primo-prescription de produits ou prestations soumis à ordonnance. Les patients peuvent désormais les consulter directement, sans passer par leur médecin (auquel les IPA doivent néanmoins faire un compte-rendu des soins).

Cet élargissement de leurs compétences vers le haut de la hiérarchie médicale, qui les rapproche davantage encore des médecins, a suscité des réactions parfois hostiles chez ces derniers, à l’instar du collectif des « médecins pour demain ». Ce dernier s’oppose catégoriquement à la délégation des tâches médicales aux « paramédicaux » permise par la loi Rist, car les IPA pourraient les concurrencer sur leur patientèle.

Une négociation des places et une délimitation des frontières

La création du master II « IPA » et l’arrivée des premiers IPA dans les cabinets libéraux et les hôpitaux, qu’on estime aujourd’hui à 1 500, posent des problèmes inédits de recomposition de la hiérarchie médicale. En instaurant un échelon intermédiaire entre les médecins et les infirmiers (IDE), le décret instaurant les IPA génère un problème de délimitation de frontières de tâches, de compétences et de rôles à investir entre des métiers proches dans la hiérarchie médicale.

Pour se distinguer des IDE qu’ils étaient et avec qui ils continuent de partager certains actes cliniques, des cadres qu’ils ne veulent pas être et qu’ils dépassent à présent en termes de niveau de diplôme, tout en tissant une collaboration avec des médecins parfois méfiants, dont ils se rapprochent sans toutefois prendre leur place, les IPA doivent délimiter les frontières hautes et basses de leur nouveau métier, pour se différencier des autres groupes professionnels de la chaîne médicale. Un jeu subtil, où il leur faut se distinguer des « eux » pour faire du « nous », qui fait naître une nouvelle chaîne de délégation du « sale boulot »[1], c’est-à-dire des tâches qui sont considérées comme pénibles, répétitives, voire dégradantes par une profession.

Par exemple, le suivi et les bilans réguliers de patients atteints de certaines pathologies chroniques (diabète par exemple) – soit une partie du « sale boulot » des médecins – sont délégués par les médecins aux IPA ; les piqûres ou les pansements sont délégués par les IPA aux IDE. On voit ici que le sale boulot est délégué au profit de l’appropriation de nouvelles tâches considérées comme plus légitimes. Dans ce processus, le sale boulot délégué par les uns peut apparaître valorisant aux yeux de ceux qui le récupèrent, qui peuvent même le requalifier en « vrai boulot » en l’inscrivant dans le nouveau rôle professionnel qu’ils aspirent à exercer et par lequel ils se légitiment.

À partir d’une enquête menée par entretiens et questionnaire, nous étudions les modalités, socialement différenciées, suivant lesquelles les IPA tentent de se faire une place dans cette hiérarchie médicale en mouvement.

Qui récupère le sale boulot de qui ?

Des IPA aux IDE : une délégation parfois hésitante

Si l’on considère la délégation des tâches des IPA aux IDE, force est de constater que les tâches abandonnées par les premiers ne sont généralement pas regrettées.

Si elles varient en fonction des spécialités infirmières, une constante demeure : les IPA délèguent des tâches techniques, généralement relatives aux soins, considérées comme simples et répétitives, souvent exécutées à la hâte voire – aux dires des enquêtés – « à la chaîne » : les injections, les pansements, les prises de sang, etc. On se situe là dans ce que l’on pourrait qualifier de sale boulot infirmier, à savoir des tâches moins prestigieuses dans la division du travail que celles nouvellement acquises par les IPA, plus complexes et moins répétitives, sorties du temps de l’urgence.

Cependant, face à la nécessité de se faire une place dans cette chaîne de délégation de tâches médicales, nous avons pu constater que certains IPA en poste acceptaient encore de réaliser certaines des tâches au cœur du rôle infirmier. Prendre sa part de tâches considérées comme ingrates permet à ces derniers de gérer les relations avec leurs anciens collègues restés IDE, surtout lorsqu’ils reviennent sur leur lieu de travail antérieur une fois diplômés.

Ce positionnement d’entre-deux (ni totalement centré sur les tâches IPA ou IDE) se donne à voir chez nos enquêtés d’extraction populaire ou de petites classes moyennes stabilisées, pour lesquelles la condition infirmière représente une ascension sociale intergénérationnelle. Liliane (quarante-et-un ans, IPA à l’hôpital en oncologie, parents agriculteurs) « [fait] en sorte de voilà, d’être le plus humble possible et d’être vraiment passe-partout ». C’est aussi le cas de Ludovic (trente ans, IPA aux urgences psychiatriques, mère femme de ménage, père ouvrier mécanicien) qui souhaite éviter de prescrire des actes infirmiers auprès de ses anciens collègues pour « ne pas leur rajouter du travail supplémentaire ».

Des IPA qui souhaitent s’approprier les tâches des médecins

Nous avons observé que pour une autre partie de nos enquêtés, au contraire, le diplôme IPA permettait d’accéder à ce qu’ils conçoivent comme un « nouveau métier » à part entière, différent du métier d’IDE.

Parmi eux, on trouve une proportion relativement conséquente d’infirmiers qui ont, par le passé, voulu ou tenté, sans succès, de faire des études de médecine, voire qui viennent de familles de médecins, et pour qui devenir IPA permet de renouer avec des ambitions professionnelles initiales contrariées. Ces IPA qui veulent être « plus qu’infirmier » assument sans complexe la délégation de tâches (perfusion, piqûre, ECG) aux IDE. Devenus IPA, ils adoptent une position de fermeté dans le processus de délégation du sale boulot, marquée par le refus des tâches autrefois exécutées comme IDE.

Elle est particulièrement visible chez Anne-Marie (cinquante-deux ans, IPA à l’hôpital en oncologie), déclassée par rapport à son père radiologue, qui décrit son rôle en braquant la focale sur les rôles de l’IPA les plus légitimes et proches de ceux exercés par les médecins : « Je suis dans la prescription, l’analyse, le diagnostic, le parcours, la continuité pour le patient donc non, non, je suis pas du tout infirmière. » Parallèlement, elle dénigre les infirmières qui « sont trop dans l’exécution d’actes alors qu’il y a un raisonnement et qu’on peut suggérer et faire un peu plus ».

Pour ces IPA « mini-médecins » (terme par lequel se caractérisent eux-mêmes certains IPA interrogés), l’enjeu est davantage de déplacer vers le haut les tâches de l’IPA et de les ancrer dans des rôles plus valorisants, proches de ceux des médecins et des espaces plus légitimes de la hiérarchie médicale. Dans ce groupe, on trouve par exemple Audrey (quarante ans, IPA à l’hôpital en pneumologie, mère pharmacienne, père enseignant en sciences de l’ingénieur), qui affirme qu’« il va falloir être très très vigilant sur le positionnement d’IPA. C’est-à-dire que c’est plus un infirmier, on peut pas lui demander de faire des choses que font les infirmiers, sauf s’il y a une urgence, éventuellement », assurant « dire non » si « le médecin s’adresse à [elle] pour faire le PCR covid ».

Dans leurs relations avec les médecins, le principal enjeu pour les IPA consiste alors à ne pas rester dans une position subalterne correspondant à celle des IDE et à revendiquer de travailler en collaboration avec eux plutôt que sous leurs ordres, faisant bouger les lignes de la hiérarchie médicale. Les nouvelles compétences octroyées aux IPA (notamment avec la loi Rist de 2023) les confortent dans cette position.

Une autonomie contestée ? L’exemple de la difficile délégation du travail de prescription

Quel que soient leurs positionnements par rapport au travail infirmier, les IPA vivent positivement l’octroi de nouvelles compétences.

Ils définissent donc à présent comme leur « vrai boulot » les tâches qui leur sont nouvellement accessibles : les prescriptions, les bilans, l’interprétation des analyses, mais aussi le suivi du patient. On voit que certaines de ces tâches, pourtant délaissées par les médecins (soit qu’ils ne souhaitent pas, n’ont pas le temps, ou n’ont pas pensé à les effectuer), c’est à dire « leur » sale boulot), s’avèrent valorisantes pour les IPA qui les présentent non pas comme subalternes et sans intérêt, mais comme des tâches indispensables que les médecins négligent au détriment du patient.

Inès (quarante ans, IPA en CHU en neurologie) explique ainsi s’épanouir pleinement dans le suivi des AVC, où elle peut faire preuve d’initiative et, à son niveau, remplacer le médecin : « Je sens [mon utilité] avec le patient AVC, où [quand] j’arrive après l’AVC, il a pas mal de questions finalement. Je réponds à ses questions, je represcris des bilans de contrôle qui ont pas forcément été prescrits parce que le neuro[logue] y a pas pensé. Il a géré la phase aiguë, il a pensé que c’était le médecin gé[néraliste] qui allait represcrire, ça a pas été fait par le médecin gé[néraliste], donc du coup j’ai vraiment une place à jouer. Une place à jouer aussi dans le bilan d’étiologie puisque souvent les patients n’ont pas forcément reçu leurs bilans, leur compte-rendu, enfin pas forcément vus ; et [le médecin] il a pas le temps en fait d’aller rechercher tous ses bilans étiologiques. Et du coup là je me sens vraiment utile. »

« Aller au bout des choses », expression utilisée par plusieurs enquêtés, est une autre manière pour les IPA de caractériser des tâches déléguées (et qu’ils estiment délaissées) par les médecins. C’est le cas, de toute évidence, des activités qui s’inscrivent dans un suivi relativement chronophage de ce dernier : s’assurer que tous les bilans sont à jour, les compiler, orienter le patient, mais aussi prendre le temps de l’examiner ou de l’écouter, etc., autant de tâches nécessaires mais chronophages et parfois fastidieuses et peu prestigieuses aux yeux des médecins. Anne-Marie (cinquante-deux ans, IPA à l’hôpital en oncologie) explique : « Je prends vraiment le temps, moi, quand je les examine, je les touche déjà. Le nombre de gens qui me disent que les médecins traitants ne les touchent plus. (…). »

Cependant, dans les compétences nouvellement acquises par les IPA entrent aussi des activités que les médecins continuent de revendiquer et qu’ils ne sont pas toujours enclins à déléguer.

C’est le cas de la néoprescription de produits soumis à ordonnance, accordée depuis mai 2023 par la loi Rist. Dans la logique de la loi, son attribution aux IPA devrait théoriquement, en en délestant les médecins, laisser le temps à ces derniers de se consacrer à des tâches cliniques plus complexes ; dans une logique de délégation du sale boulot, leur permettre de se centrer sur les tâches les plus gratifiantes.

Là encore, la division du travail ne va pas de soi, car contrairement aux autres tâches de suivi du patient, volontiers cédées aux IPA, la simplicité et la rapidité des activités de prescription ou de renouvellement d’ordonnance les rendraient, d’après nos enquêtés, attractives pour les médecins, car à la fois reposantes et rémunératrices. Le fait qu’elles puissent constituer « des temps de pause dans la journée » payés au tarif d’une consultation, expliquerait, ici d’après Martine (quarante-huit ans, IPA dans un EHPAD), leur réticence à s’en séparer : « [Certains médecins] m’ont […] expliqué que c’était pour eux des consultations faciles, qui leur permettaient entre guillemets de se reposer entre des consultations compliquées. »

L’exemple de cette difficile délégation de l’acte de prescription, considéré comme simple et peu stimulant mais qui s’avère néanmoins non cessible pour les médecins et, à l’inverse, noble et légitimant pour les IPA qui se le voient confier pour la première fois, illustre l’intérêt d’étudier une profession nouvelle au moment où elle s’instaure. Ce moment donne à voir d’intenses négociations au sein des mondes professionnels infirmiers, immédiatement touchés par la recomposition de l’ordre médical.

En effet, ce n’est pas uniquement le sale boulot qui est au cœur de ce processus. La recomposition se construit au quotidien, par des gestes et interactions concrètes entre acteurs du même monde professionnel au cours desquelles les IPA travaillent à se faire une place au travers d’actes en apparence secondaires, mais en réalité symboliquement cruciaux, comme le choix d’une blouse, le lieu où l’on range son stéthoscope, où la présentation de soi que l’on fait aux patients.

Les conflits autour de la légitimité prennent tout leur sens en considérant les propriétés et trajectoires sociales des acteurs qui cherchent à s’y faire une place, car ces dernières expliquent leurs stratégies différenciées de positionnement des uns et des autres.


[1] Everett C. Hughes, « Good People and Dirty Work » Social Problems, vol. 10, no. 1, 1962 ; Anne-Marie Arborio, « Délégation et professionnalisation autour du “sale boulot” : les aides-soignantes à l’hôpital » in Didier Demazière, Charles Gadéa (Dir). Sociologie des groupes professionnels. Acquis récents et nouveaux défis, La Découverte, pp.51-6, 2009, Collection Recherches.

 

Delphine Moraldo

Sociologue, Membre du Centre Max Weber (ENS de Lyon), professeure en classes préparatoires

Frédérique Giraud

Sociologue, Maitresse de conférences à l'Université de Paris

Rayonnages

SociétéSanté

Notes

[1] Everett C. Hughes, « Good People and Dirty Work » Social Problems, vol. 10, no. 1, 1962 ; Anne-Marie Arborio, « Délégation et professionnalisation autour du “sale boulot” : les aides-soignantes à l’hôpital » in Didier Demazière, Charles Gadéa (Dir). Sociologie des groupes professionnels. Acquis récents et nouveaux défis, La Découverte, pp.51-6, 2009, Collection Recherches.