À la mémoire de Sonia Volkova
Je vous entends mal. Identité. D’accord. Mon prénom, Ilia. Mon nom russe ou allemand selon l’humeur. Je vous le dirai plus tard si ça me chante.
J’ai toujours été attiré par les fourmis, par la vie des reines et des soldates, des soldats, par les ouvrières. Mes attendrissements d’enfance se sont prolongés, mon émotion toujours devant ce qui est humble et couleur de basane et multiple sur la terre ou sur les feuilles.
Les peuples de la nuit sont majoritaires et vous encerclent.
Ce que vous essayez de répliquer ne m’intéresse pas. Je parle à mon rythme sans me soucier de vos questions. Derrière les mots, derrière chaque mot, des valeurs différentes. Votre nuit ne coïncide pas avec la mienne. Nous n’avons pas la même conception de la majorité, du peuple. De l’encerclement.
Les ouvrières avaient des beautés incomparables. C’est à elles que je pense en permanence. À elles, afin d’oublier pourquoi vous m’entourez et qui vous délègue.
Dans l’humidité du matin, au premier soleil, brillantes, elles passaient, très proches, élégantes, pressées, parfois rousses, parfois translucides, presque dorées, des merveilles, des joyaux, ou dans la poussière du soir, ou sur les routes qui conduisaient aux rizières, ou dans la nuit chaude des bananeraies, rarement troublées par mon sourire, ne m’accordant pas un regard. Se refusant à reconnaître les faux maîtres de la surface.
Mon ambition d’enfant traverser les frontières qui nous séparaient, consacrer à elles mes forces, mon existence.
Suffit, shut up, vos commentaires manquent de sel. Je ne tiens pas à communiquer avec vous. Si ici vibre ma nostalgie, ce n’est pas à vous qu’elle s’adresse. Je murmure ou je crie pour moi-même et pour d’autres. Les véritables destinataires pour l’instant et peut-être pour toujours anonymes.
Mes rêves d’enfance non réalisés.
J’aurais aimé lire un jour dans un ouvrage de divulgation Trois auteurs ont profondément influencé la myrmécologie contemporaine : un jésuite néerlandais, E. Gogley-Wassmann, un universitaire américain, W. M. Number, et un apatride révolutionnaire, Ilia Grigorievitch Volkov. J’aurais aimé rester ainsi gravé à côté des travailleuses en armes, être couché avec elles sur une feuille, au milieu d’une nuit d’encre, silencieux, infime comme elles.
Je m’appliquais à ne les gêner aucunement et à ne rien détruire de leur civilisation. La plupart du temps, elles ne s’apercevaient pas de ma présence. Les femelles pondeuses éveillaient moins ma sympathie que les ouvrières. Leurs charmes pervertis par cette maternité envahissante. Et d’ailleurs elles se dérobaient. Il n’était guère convenable de jouer avec elles. Des soldates formaient une chaîne autour de leur chambre, s’interposaient.
Non, ce n’est pas à vos questions que je réagis.
Je ne désire pas me plier à ce que vous exigez de moi, discourir selon vos règles. Vous ne m’avez jamais inspiré que de l’aversion, une aversion viscérale. Je me refuse à traduire dans ma langue vos harmonieuses combinaisons de voyelles et de consonnes. Tous ces ébranlements de larynx et de glotte par lesquels vous tentez d’établir, entre nous, le contact. Je ne vous écoute pas et je parle seul.
Les soldates montraient un courage bouleversant, pathétique, ne s’avouant vaincues en aucune circonstance. À leur conduite exemplaire se référer quand viendra la mort. Leurs gestes imiter sans peur jusqu’au broyage terminal. Leur attitude reprendre comme un héritage sacré.
Mentir sur mon nom, un de ces gestes.
Je ne tiens pas à remplir les vides de vos questionnaires. Je ne tiens pas à savoir quelles énigmes vous préoccupent.
Je sauterai d’un sujet à l’autre en respectant des lois strictes mais personnelles, des lois qui ne figurent dans aucun manuel de procédure. Donc vous échappent. Donc vous inquiètent.
Votre logique absolument pas conciliable avec la mienne. Il m’est agréable d’éviter ainsi de me retrouver avec vous à l’intérieur d’un même système d’idées, de miner ainsi les passerelles de la parole, alors que vous croyez qu’en votre direction je déglutis des phrases sur les soldats, sur les soldates, sur la mort.
Dans la forêt les soldates m’ont enseigné la dignité. Elles m’ont appris l’art du bien-mourir, l’art de l’obscurément-mourir dont l’essentiel consiste à se dresser dans une posture agressive en négligeant ce qui va s’abattre et en continuant à penser avec affection aux ouvrières, aux nymphes.
Les forêts de mon enfance sentaient la bauge de varan, l’urine de singe, la muscade, celles de mon adolescence sentaient plus intensément l’eau stagnante, la tortue, la souche pourrie, les excréments de vampire, l’araignée.
Sonia Volkova surgissait des buissons, soudain empoudrée de pollen, emperlée de scarabées et de chenilles.
Je fournirai peu d’indications géographiques. Nommer un pays, souvent, me paraît obscène. Une appropriation ou une dénonciation. Je ne partage pas vos certitudes frontalières, je ne veux pas adhérer, fût-ce au détour d’un banal inventaire, à votre monde de drapeaux et de patries en guerre. Les couleurs de vos atlas me dégoûtent. De votre soi-disant objective mappemonde.
De votre soi-disant réalisme politique et même de votre soi-disant réel.
Je sais combien choquantes sont pour vous mes réticences, combien opaques.
Déjà, en littérature, au temps des pistolets et des livres et avant, Sonia Volkova et moi recherchions les pistes où vous ne vous aventuriez pas, les zones que vos mercenaires n’avaient pas défrichées cent cinquante mille fois et où on ne risquait pas de vous rencontrer sous chaque mot et derrière chaque fin de chapitre.
Pareilles zones vierges presque introuvables mais trouvables.
Là nous allions, Sonia Volkova et moi, voyageant sans vos cartes.
Nous avions des principes assez proches. Tout, pourvu que vous fussiez maintenus à l’écart.
Avec bonheur nous nous plongions dans les petits romånces d’Astrid Koenig, de Türkan Marachvili, de Kynthia Bedobul, dans les histoires pour enfants des auteurs post-exotiques. L’action se greffait sur des époques qui avaient toute l’apparence de l’imaginaire ; en arrière-plan un rideau de lianes ou de flammes ; les narrateurs des pélicans, des marabouts, des cancrelats aux pattes arrachées, des lamas ; les narratrices des mouettes, des chauves-souris, des chrysalides, des tarentules, des fourmis, des apatrides révolutionnaires.
Vos bibliothèques n’ont pas été les miennes, nous ne nous sommes pas abreuvés aux mêmes inventions poétiques, nous divergeons en tout, sur tout, vous n’auriez pas apprécié ces minces volumes, ces recueils. Dès la couverture vous auriez flairé des thématiques pour vous exécrables, une violence contre vous dirigée, à commencer par le titre et par la signature, qui renvoyait à des hommes et des femmes que vous aviez emprisonnés ou tués. Les auteurs entretenaient des rapports étroits avec ce que vous appeliez, dans les années soixante-dix ou quatre-vingts, la subversion internationale. Ils ne s’évertuaient pas à vous plaire. Ils se dressaient dans une posture agressive en face de vous, sachant qu’ils allaient se faire écraser et méprisant ce qui allait sur eux s’abattre.
Méprisant ce que vous alliez déchaîner contre eux, et pensant seulement avec affection aux ouvrières, aux nymphes.
La pluie équatoriale tombait chaque jour autour de nous et avalait tout, même l’oxygène de l’air, même la lumière. Nous lisions à haute voix les passages fétiches, nous les déclamions devant les fourmis, devant les soldates processionnaires, devant leurs avant-gardes.
Voilà pour notre culture de base.
Pas plus de connivence culturelle entre nous que si nous étions nés sur des planètes distinctes.
Or voilà que vous hurlez et hurlez quelque chose pour me convaincre de changer de registre.
Je me refuse à écouter vos sabirs hypocrites, vos arguments, vos menaces. Je ne les entends pas. Je veux rester sourd et analphabète selon vos normes.
Sonia Volkova m’encourageait à écrire un roman à la manière de Iakoub Khadjbakiro. Le thème les colonies orphelines, l’acceptation de l’esclavage. Avant mon arrestation j’avais mis en chantier une étude sur la vie et les songes des soldates. J’aurais aimé pouvoir lire un jour dans un de vos bulletins littéraires Trois auteurs particulièrement ont illustré le retour aux tendances barbares dans la prose post-exotique, Julio Sternhagen récemment exécuté pour propagande criminelle, menées criminelles et banditisme, Sonia Volkova, en fuite, et Ilia Volkov, dont une Cour spéciale vient de prononcer la condamnation pour émeute et constitution de groupe armé.
J’aurais aimé pouvoir lire cela et ainsi apprendre que Sonia Volkova avait disparu, vous avait échappée, avait su comment démolir vos pièges. Était libre. Décédée ou libre.
Sternhagen ?… Vous voudriez que je divulgue des informations sur le réseau qu’il dirigeait avec Wernieri ?… J’ai peine à comprendre votre obstination à attendre de moi la trahison de mes camarades.
Je m’intéresse au sort de Sonia Volkova, à sa liberté, à ma sœur Sonia, à ma petite sœur, à mon amour de petite sœur. J’ai en mémoire chaque détail du corps et de l’âme de Sonia Volkova et, pour certaines années, chaque minute de son existence.
Et tiens, je perçois chez vous une agitation nouvelle. Il vous semble avoir enfin du concret vicieux à ruminer, de la matière malsaine à faire dégrumeler par vos analystes. Du décodage facile enfin, du décryptage à la petite semaine. Sa sœur Sonia, son corps, son amour, certaines années.
Je ne me donnerai pas la peine de contredire vos divagations de détectives sales et salaces. Ma tâche, ici, simplement dire, à ma guise. Point confirmer ni infirmer. Point répondre à vos interrogations sur ma connaissance du corps de Sonia Volkova, sur nos relations avant et après la puberté, sur ce qui s’excite en moi et s’épanouit à l’énoncé des mots frère, sœur.
Quelle que soit la matière, transparente ou non, ce que vous recevrez de moi vous égarera. De guingois et aussitôt écroulés vos assemblages intellectuels, détraquées irrémédiablement vos machines. Même un exposé aux apparences raisonnables vous égarera.
Exemple l’état civil. Un premier nom, Volkov. Un deuxième, Wundersee, qu’on relève sur plusieurs passeports. Wundersee, le nom de ma mère, son origine allemande. Il n’en faut pas plus pour vous envoyer sur de fausses pistes. Jusqu’ici, jusqu’à ma sphère impénétrable on sent arriver les ondes de votre spasme mental. Vous voilà alertés à rebours. Attendant de ma bouche les échos d’un siècle de mémoire germanique, avec ses vagues successives de désolation et de reconstruction, avec l’atroce et le convulsif et avec les cauchemars qu’alimente l’oubli volontaire du cauchemar. Et avec, à l’horizon de chaque réminiscence ou de chaque omission, ce qui persiste, la honte qui persistera : un mur de sapins noirs et la fumée de cheminées lugubres.
Mais fausse alerte. Ma mère est née au Kazakhstan, après la seconde boucherie mondiale, dans une famille qui avait prospéré, génération après génération, sur la rive orientale de la Volga, et qui avait fini par se faire déporter plus à l’est encore. Mon père, lui, était de vieille souche russe.
J’ai dit que je répugnais à désigner les contrées, les localités.
En fait, pas toujours.
Ma répugnance relative.
Mes parents ont vécu ensemble à Alma Ata, puis à Leningrad, puis en Corée, puis au Vietnam. Ils ont pu partir ensemble, avec moi, au Vietnam. La profession de mon père géologue, hydrogéologue.
Si j’en avais eu le temps avant de mourir j’aurais décrit le métier de mon père et ses rêves de peuples ayant accès à l’eau pure. Laissez-moi me souvenir de lui à mon rythme. Ce que vous désirez savoir sur lui ne franchira pas mes lèvres, son appartenance politique, sa fidélité à l’Union soviétique, son assassinat par les mafias qui vous soutiennent et que vous soutenez. Je ne vous confierai rien d’important sur ce sujet.
Nous nous trouvions au Vietnam quand l’Union s’est disloquée, au moment des fractures sanglantes et de la restauration du capitalisme. Je conserve peu d’impressions de cette époque, j’avais quatre ans. De l’effondrement en tant que tel je n’ai rien connu, de l’Union encore moins, sinon des photographies, des images d’archives, des nostalgies.
Mon enfance, donc.
Après le Vietnam, nous avons habité comme les personnages des légendes post-exotiques, n’importe où et nulle part. Près de la mer quand nous en avions le choix, le plus souvent dans des pays qu’avaient saccagés les conflits militaires ou les diverses interventions économiques des gouvernements riches.
Nous nous installions pour quelques semaines ou quelques trimestres dans des logements mis à notre disposition par des municipalités ruinées, par des organismes misérables qui recrutaient des spécialistes à bon marché, des ingénieurs ne rechignant pas à recevoir des salaires en monnaie locale et à vivre comme les ingénieurs locaux, c’est-à-dire autrement que les hauts techniciens de l’aide internationale, sans leurs exigences blanches de confort, sans leur morgue et leurs habitudes blanches de gaspillage.
Mes parents étaient des gens de morale et de conviction, des communistes. À travers leurs filtres ma vision du monde. À travers leurs principes mes dégoûts et mes colères. L’arrivisme et l’appât du gain leur soulevaient le cœur. Et aussi les virages mercantiles de la nouvelle Russie, sa métamorphose. Nous étions vraiment à mille lieues de vos sphères.
Vraiment à mille lieues. Nous nous déplacions en tenant compte de la mousson, nous avions en tête des calendriers lunaires, les saisons sèches, les fêtes lunaires. Mes repères chronologiques ne sont pas les vôtres ni la distance angulaire qui définit mes parallèles.
Où que nous fussions logés, près de notre maison il y avait des fourmis, des nids, des soldates, des travailleuses.
Malgré mon désir de savoir, je n’avais pas l’étoffe d’un grand entomologiste. Approuvant ma passion, mon père avait photocopié pour moi dans une bibliothèque, à Colombo, je crois, des articles de E. Gogley-Wassmann, très ardus, que ma mère tentait de dénébuler avec moi quand je l’appelais au secours. Les illustrations et les schémas ne nous aidaient pas ; nous nous frayions un passage incertain entre les paragraphes envahis de dolichodérides, attirés par les énumérations de formicides mais toujours conscients du nombre également considérable des myrmicides, incapables d’étiqueter l’espèce que je souhaitais étiqueter.
Je repartais sur le terrain, mal réconforté par la fausse résignation ironique de ma mère. Quand on a huit ans, dix ans, on est assombri par l’idée que l’on va perpétuellement rencontrer des espèces non décrites par Gogley-Wassmann.
Aux belles ouvrières, si distantes, j’aurais aimé au moins offrir un sobriquet latin incontestable.
Vos sarcasmes me laissent froid, votre humour hautain ne me touche pas. Les nymphes anonymes du camarade Volkov ?… Les larves indémasquables d’Ilia Wundersee ?… Je ne discuterai ni ne plaisanterai avec vous sur les souvenirs qui me sont chers.
Dédiées à Sonia Volkova ces paroles sur ce qui m’est cher, cette ultime évocation.
Je ramenais, à l’endroit exact où je l’avais capturée, mon otage d’un jour, brune, merveilleuse, couleur teck, bois de rose, je la redéposais sur une souche au bord du fossé, ou près d’une paillote sur une plage sale, boueuse, frissonnant du bruit des serpents, ou sur un sentier à rats entre deux palissades. Une compagne m’assistait dans mon entreprise, une enchanteresse aux nattes noires, aux dents brillantes.
Dix ans, onze ans, le même âge que moi. Ses traits possédaient déjà quelque chose de définitif, et elle commençait à ressembler à ce qu’elle serait en son adolescence et ensuite, une éternelle petite fille absolument confondante de charme et d’intelligence.
Mes parents l’avaient adoptée à Huê, alors que loin au nord l’ancien grand frère soviétique s’émiettait et dérivait. J’ai peu de renseignements sur les circonstances de cette adoption. Pour mes parents il s’agissait sans doute de tourner le dos aux terres obscènes de leur jeunesse, au vieux continent en débâcle.
À cette époque ma petite sœur allait fêter son cinquième anniversaire. Dans nos jeux elle se baptisait et se débaptisait avec persévérance, se réclamant d’un grand nombre d’identités occultes, asiatiques, russes, allemandes ou magiques, mais, sur les déclarations de police, les permis de séjour, les passeports, elle était Sonia Volkova, fille de Grigori Volkov et d’Anna Wundersee. Contaminés par l’ambiance mondiale de sabordage, vos sbires bureaucratiques l’avaient entièrement dévietnamisée.
Quand Sonia Volkova se montrait soudain à quelques pas, derrière un bouquet de roseaux ou dans une rue remplie de camelots et de vaches, on se sentait troublé par son mystère. On désirait aussitôt tomber sous son regard, gagner sa complicité. Il était impossible de ne pas vouloir immédiatement lui plaire. Je ne parle pas de vos sentiments à vous, ou de ceux de vos semblables. Je ne parle pas de vos réactions probables en face d’elle.
Je sais comment fonctionnent vos systèmes de valeurs.
Non seulement Sonia Volkova ne représente pour vous qu’une ennemie venimeuse, recherchée par toutes les polices du monde, mais vous la confondez avec d’autres, n’associant à sa figure aucune beauté particulière, ne distinguant pas en elle la poésie, rabotant de sa biographie le littéraire et le musical et ne retenant d’elle que cette haine armée dont elle faisait preuve à votre égard dès que vous croisiez sa route, c’est-à-dire constamment, ne retenant d’elle que ses attentats contre vous, ou les écrits que depuis la clandestinité elle envoyait dans les métropoles, des appels à l’insurrection, au meurtre politique, de la propagande pour la guérilla urbaine et pour des utopies où aucune place ne vous avait été réservée, ne retenant d’elle que cela, ou encore ses mitraillages de nobles ou de milliardaires ou de hauts responsables, et ses incendies, ses hold-up.
Nous restions longtemps accroupis à la lisière des fourmilières, puis nous allions nous amuser et chahuter avec nos meilleurs amis, avec les enfants des sables, les gamins et les gamines des détritus, des barques pouilleuses, des bambouseraies, avec nos petits voisins qui avaient été engendrés derrière de vilaines séparations en toile de jute, dans les relents de graillon et de poissons-chats découpés en tranches douteuses, dans l’ombre moisie, dans le noir marécageux, dans la peur des pirates et de la maladie, dans les chuchotis humides : au bord de la nuit et des rumeurs animales de la nuit.
Nous gambadions. En jouant nous apprenions les rudiments d’une langue ou d’une autre, des expressions courantes, des insultes, des mots cochons, le nom des animaux, des fleurs, des démons.
On ne proposait jamais à mon père des contrats de longue durée et les dialectes autour de nous changeaient en fonction de son lieu de travail. De là, c’est évident, notre attachement à des peuples dont vous ignorez et ignorerez toujours l’existence. De là aussi notre difficulté naturelle à comprendre les subtilités de votre civilisation dominante.
Dès notre enfance nous avions l’honneur d’appartenir aux gueusailles périphériques et de parler peu en vos langages.
Sonia Volkova avait une agilité linguistique phénoménale. Très vite elle assimilait la musique fondatrice, les tons, le vocabulaire des relations élémentaires, ordres, refus, discutailleries puériles. Nous admirions son aisance et il n’est pas étonnant qu’à partir de huit ou neuf ans elle ait été presque toujours meneuse de bande.
Vos critiques soi-disant judicieuses ne m’inspirent aucune réflexion. Bien sûr, j’idéalise Sonia Volkova, ses qualités humaines, ses aptitudes intellectuelles et sa beauté physique. J’ai toujours pris plaisir à idéaliser les portraits de ceux et de celles que j’aime.
Les portraits et les décors. Votre présence influe peu ici, elle m’indiffère, ce n’est pas pour vous transmettre mes images que je parle. Le décor autour de nous se convulsait. Les guerres à petite échelle tonnaient en permanence et partout, financées par les maîtres qui régnaient en tous lieux, par vous, par vos valets, par vos trafiquants. Le malheur des gueusailles périphériques est infini. Jamais vous n’avez cessé de l’alimenter par vos opérations de déstabilisation ou de maintien de l’ordre, ou encore par vos interventions soi-disant humanitaires, ou par vos politiques d’assistance aux élites criminelles que vous estimez les plus éclairées.
Le malheur des gueusailles périphériques. Nous étions entourés de blessés, de familles en exode, de camps, de prolétaires et de sous-prolétaires éclopés, de femmes violées, de mâles hallucinés, narrant des lambeaux de destin, sanglotant, de bébés morts. Mes parents donnaient ce qu’ils pouvaient, mais souvent ils en étaient empêchés par des racketteurs semi-officiels ou par des intermédiaires de la pègre chargés de représenter vos intérêts.
Mes parents. Nous les sentions accablés, ayant sur l’humanité des doutes terribles que leur idéologie marxiste leur interdisait d’avoir. Ils revenaient nerveux de leurs confrontations avec les profiteurs du bas de l’échelle, les revendeurs sordides, les petits chefs. Devant nous ils insistaient sur les alternatives de bonheur malgré tout encore offertes aux générations montantes.
Nous écoutions leurs démonstrations incertaines.
Les maisons ou les appartements qu’on nous attribuait n’avaient presque aucun meuble, mais souvent nous pouvions compter sur l’eau courante et l’électricité.
Nous n’avons pas la même vision du confort. Votre compréhension de ce mot s’est élaborée ailleurs, au cœur d’une culture déjà luxueuse.
L’abîme entre nous est intraversable.
Aucune passerelle sensible jamais ne sera tendue au-dessus de ce vide.
Ce qui me motive n’est pas de favoriser votre passage jusqu’à mon discours et jusqu’aux réalités que remue mon discours. Et, d’ailleurs, depuis le début, j’ignore si vous m’écoutez et j’ignore si la sentence de mort que vous avez prévue pour moi a déjà été exécutée ou non, et si je parle devant des juges de la Cour spéciale, des juges du bas-monde ou des juges infernaux, quoique en réalité la différence soit insignifiante.
Anna Wundersee, ma mère, n’espérait plus obtenir un emploi, même précaire. Notre nomadisme ruinait toute recherche en ce sens, et aussi ses diplômes léningradois en musicologie et en phonétique.
Si Anna Wundersee avait eu des appuis parmi les heureux du monde, elle aurait osé sans doute frapper à la porte de ces non transparentes forteresses que les grands organismes charitables érigent sur les terres en marasme. On lui aurait peut-être alors confié, vous lui auriez peut-être confié de lucratives missions vaguement sociologiques n’ayant aucune raison d’être, des enquêtes inutiles destinées à occuper grassement les épouses de fonctionnaires d’organisations mondiales en manque d’argent de poche. Mais pour nous les cercles de la puissante coopération internationale conservaient un caractère d’étrangeté totale. Nous nous démenions tout à fait à l’extérieur et sous les radars.
Dès qu’elle songeait à la fragilité de son statut social, ma mère se rembrunissait. Qu’allions-nous devenir, si par malheur notre père disparaissait ?… Comment réussirait-elle alors à protéger ses enfants, Ilia Wundersee, Sonia Volkova ?… Elle n’infligeait à personne ses angoisses, ses prémonitions sinistres. Mais nous savions ce qui empoisonnait, sous la façade optimiste, son humeur.
Quelle que fût notre terre d’accueil, elle signalait toujours notre existence aux consulats allemands qui parfois admettaient d’instruire un dossier de nationalité nous concernant, en tant que lointains descendants d’Allemands de la Volga, et parfois non.
Ma mère assurait elle-même notre éducation. Scolarité perturbée que la nôtre. Nous avons été inscrits dans des dizaines d’établissements différents, souvent pour des périodes éphémères.
J’aurais aimé, mais il trop tard, introduire ici des anecdotes, fouiller dans les mille anecdotes insoucieuses de l’enfance, revenir dans les cours de récréation où pieds nus les petits garçons écrabouillaient des mille-pattes géants, des scolopendres. J’aurais peint certains instituteurs contaminés par les fièvres ou la démence, ou le fanatisme religieux. J’aurais raconté des histoires de leçons interrompues par des bombardements, par des tornades, ou par l’irruption dans la classe d’un sanglier ou d’un cobra. Mais il est vraiment trop tard.
Je n’ai plus le temps, je vais mourir ou je suis déjà mort.
Même mes ébauches auront mal rempli leur rôle d’ébauches.
Il me plaît, après tout, que même cela vous insatisfasse.
Anna Wundersee, par un enseignement quotidien, structurait le capharnaüm de nos connaissances. Notre privilège la voix patiente de ma mère. Notre luxe sa morale, sa culture. Dans la maison sans climatiseur nous étions assis sur des chaises de rotin ou sur des coussins, des matelas roulés, des coffres. L’air avait perdu sa fluidité, il se rassemblait en flocons, contre les moustiquaires les papillons du crépuscule grouillaient, finissaient d’assombrir le jour.
Nous venions de couper le transistor, après avoir écouté les nouvelles du front, le chiffre des enterrés vifs, l’énumération des raids aériens, le rappel des plus récents ultimatums.
L’électricité vacillait. Ce soir mon père ne rentrerait pas d’un chantier situé à quarante kilomètres de là, dans les collines, où des réfugiés s’entêtaient à défricher la forêt et à construire leur village malgré l’avis contraire des autorités locales.
Anna Wundersee instillait en nous une sensibilité musicale, mais aussi ce qui devait fonder nos enthousiasmes, nos indignations. Le millénaire basculait, on avait atteint l’heure des bilans. L’Occident avait eu l’initiative dans bon nombre des bains de sang et des ignominies, dans la majorité des abominations, mais universel était l’acharnement à soumettre, à spolier, à abrutir, à ravager. Sous toutes les latitudes naissaient et s’affairaient les responsables du malheur. Universelles les pulsions d’escroquerie, de cruauté barbare et de mort.
De la tradition européenne notre mère extrayait pour nous de lumineuses valeurs, les chefs-d’œuvre, les prêtres de la beauté éternelle, les poètes, les romanciers, les peintres, les compositeurs géniaux, et aussi l’athéisme, les rêveries collectivistes, les utopies égalitaristes.
Je me serrais contre Sonia Volkova. La voix d’Anna Wundersee continuait, poétisant le vacarme de la rue et le bourdonnement des insectes, niant la panne de courant, à modeler notre intelligence.
Parfois l’électricité manquait là où nous habitions. Nous allumions des lampes où brûlait de l’huile de coco, formidablement odorante, envoûtante.
Je me serrais contre Sonia Volkova, nos bras se touchaient, nos épaules, nos hanches. La peau vietnamienne de Sonia avait une texture d’une extrême douceur. Son contact me faisait rêver, des images affleuraient dans une partie nocturne de ma conscience, des voiles ténus m’enveloppaient, des nonchalances.
Je frôlais Sonia Volkova le matin, à son réveil, quand je l’embrassais, et ensuite plusieurs fois au cours de la journée, quand nous nous tenions la main sur la route de l’école, ayant revêtu l’uniforme qui était de mise dans cette région du globe, ou quand nous nous bagarrions comme de petits animaux sur le carrelage ou le plancher que le soleil inondait, comme de petits carnassiers folâtres, sur le sol où déguerpissaient dans toutes les directions des blattes gigantesques, entre les chaises, entre les piles de livres.
Nos livres qui étaient autant de titres de transport pour d’autres terres. Les féeries de Maria Clementi, les romånces d’Irina Kobayashi, les œuvres complètes d’Ingrid Vogel.
À la chaleur suffocante adhéraient les parfums venus du dehors. La fumée des vieux autobus en guenilles rampait de pièce en pièce, le vent apportait des moisissures, des pollens. Parmi les odeurs de l’après-midi passait puis s’évanouissait l’eau de Cologne indiscrète des promeneuses.
Nous roulions en désordre dans ces relents de nulle part, deux chats enlacés dans une tiédeur de nulle part. La peau de Sonia Volkova et sa chair tendre incitaient à clore les paupières et à partir vers des rêves inouïs. Je partais, je rejoignais des plages que la lune, aussi vaste que dans les romånces des bardes post-exotiques, caressait. Je marchais longtemps sur le sable, entre les récifs et la forêt, puis je m’aventurais sous les arbres. Il y avait là des villages, des peuples résistants et paisibles, des petites sœurs à cheveux noirs que défendaient et encadraient des soldats mal habillés, galeux, prêts à mourir sous votre regard ou sous vos bombes.
Je sais ce que vous écoutez dans mes paroles, comment vous les triez, comment vous traduisez mes aveux, mes silences, quelle lecture vous avez commencé à faire dès le moment où j’ai parlé de chair, d’enlacement, de peau. Je sais à quelle trituration vous allez soumettre ma prose. La bimbeloterie psychanalytique encombre vos esprits et tintinnabule au moindre souffle.
En réalité, nous ne manipulons pas le même sous-langage.
Sur les peuples, sur les forêts, sur les cheveux noirs, sur les soldats pauvrement habillés, sur les peaux à texture extrêmement douce vous avez consacré une bonne partie du siècle dernier à tester des aérosols incendiaires, à déverser de l’essence embrasée, des goudrons hurlants. Frustes mixtures, très bons rapport qualité-prix, très efficaces pour les croisades punitives que vous avez prévu de mener et de mener encore. Votre contribution décisive à l’Histoire.
L’avènement d’une nouvelle ère de prospérité sur l’ensemble de la planète ?… Les avancées techniques à la disposition des plus démunis ?… La protection des faibles, des enfants, des femmes ?… La paix ?… Les Lumières ?…
N’attendez pas de moi que je réponde à vos claironnades racoleuses.
Nous ne pouvons revendiquer un héritage commun des décennies écoulées.
Votre passé historique n’a pas été écrit sur le côté loqueteux de la flamme.
Mes petites sœurs et moi n’aurons rien à recevoir de vous, jamais, sinon de la souffrance et du malheur.
Ah, je ne vous entends plus. J’imagine vos commentaires de maîtres et possesseurs. L’aspect décousu de mon propos ?… Aucune idée directrice dans cette logorrhée ?… Des obsessions idéologiques désuètes ?… Vous ne voyez pas où je veux en venir ?…
Voilà pourtant où je veux en venir. Une fois de plus. Réaffirmer qu’entre nous s’étire une distance non parcourable, quelles que soient les phrases et leur charpente. Quand je m’exprime devant vous, mon premier souhait est de frustrer votre curiosité de questionneurs.
Discourir devant vous, une manière de n’avoir aucune relation avec vous.
En réalité, ici j’appelle Sonia Volkova. Je gagne du temps afin que se manifeste Sonia Volkova, de quelque côté qu’elle se trouve, dans le monde des vivants où je crois déjà ne plus être, ou dans le monde des morts où je ne veux pas qu’elle termine seule. Il n’y a pas d’autre ressort logique à mon bavardage.
Et bientôt vous allez me faire taire. Mettre un terme à cette dégoisade.
Je vais devenir très silencieux, mais, maintenant que cela s’approche, je regrette de ne pas avoir été plus volubile.
J’aurais dû plus en détail me souvenir des pays où nous avons vécu avant le meurtre de nos parents.
J’aurais dû plus amplement brasser leur humidité et leur putréfaction, ressusciter et ressusciter la chaleur poivrée, la foule en sueur, les animaux, les camions hors d’haleine, pestilentiels.
J’aurais dû raconter quel regard Sonia Volkova portait sur les éléphants dans les pays d’éléphants, sur les araignées dans les pays d’araignées, sur les chauves-souris vampires.
J’aurais dû raviver quelques tableaux apocalyptiques de notre adolescence, dire les enfants soignés en plein air par des chirurgiens de guerre, dire les convois et les colonnes de miséreux que des pirates miséreux violentaient et pillaient.
J’aurais dû alors vous recenser à haute voix, vous nommer, placer en face de chaque nom d’individu ou de collectif coupable de ces horreurs une condamnation à mort, celle que toujours nous espérions voir exécutée par nos camarades connus ou inconnus, même si cet espoir était vain, même si nos camarades connus ou inconnus avaient depuis longtemps été défaits, ensevelis et éliminés par vos sbires, avec ou sans procès.
J’aurais dû expliquer combien cyniquement vous avez depuis l’aube des temps détenu toutes les clés de la malchance et tiré toutes les ficelles des calamités.
Je regrette aussi de ne pas avoir rendu hommage, comme ils le méritaient, à Grigori Volkov et Anna Volkova-Wundersee. J’aurais dû les faire renaître de leurs cendres, au premier plan de la scène les animer, les chérir.
J’aurais dû montrer mon admiration pour eux, retracer leur parcours politique original, de la citoyenneté soviétique à un engagement individuel et tiers-mondiste contre vos marionnettes, vos basses polices et vos guerres régionales. Vers la fin, sans arrêt ils se heurtaient à des hommes qui vous étaient fidèles.
J’aurais dû mieux dénoncer votre omniprésence. Il aurait fallu éventrer le carton-pâte des décors et exposer les rouages des famines ou des conflits ethniques ou des désastres causés par l’urbanisation. Divulguer une fois de plus l’évidence : derrière chaque fléau naturel il y avait de petits seigneurs, et derrière chaque petit seigneur on pouvait trouver le chemin qui menait à vous.
Mes parents ont été, un matin, tôt, enlevés par de médiocres sous-officiers qui obéissaient aux instructions d’une des pègres qui vous alimentent, peu importe laquelle. Leurs corps ont été dilacérés et incendiés à la lisière de la forêt, en un endroit de la côte où la forêt plonge dans la mer.
J’aurais dû mieux faire revivre Anna Wundersee et Grigori Volkov. J’aurais dû les faire renaître avec beaucoup de douceur, les apaiser à l’intérieur d’autres images, d’autres bruits. Dire leur réincarnation en créatures dont Sonia Volkova et moi avions toujours été proches et fiers, battantes, invincibles même au cœur du désastre, en soldats et soldates non répertoriés encore, en soldats cachés, en reines admirables, ou en leaders de peuples obscurs, profondément égalitaristes, ou en petits animaux heureux, vivant éternellement dans les songes heureux des morts.
Oui, je délire. Les produits que vous m’avez injectés. L’agonie d’avant le décès, les premiers balbutiements de l’après-mort.
Bientôt je serai si distant de vous que vos appareils, aussi sophistiqués soient-ils, ne capteront de moi que du silence et de l’absence.
Grigori Volkov et Anna Wundersee avaient coutume d’affirmer qu’une lutte contre vous, sur quelque continent qu’elle se déroulât, était inégale et sans espoir. Ils ajoutaient que vain étaient les songes de vengeance.
Autre chose. Dernier effort pour faire semblant de croire que vous m’entendez encore. Une anecdote. Quelques images encore avant la fin de tout, en tout cas de la mienne. Peu importe à présent que ces images vous paraissent plus transparentes et naïves que les précédentes. En réalité, elles ne s’adressent toujours pas à vous et, si jusqu’à vous elles flottent, je m’en fiche.
Je me rappelle un des derniers jours précédant notre départ pour un centre d’hébergement en Allemagne.
Nous avions voulu retourner au-delà des collines, par des pistes forestières, sur la plage étroite où nos parents avaient été martyrisés.
Un homme nous guidait, un certain Hans, je crois, un collègue de mon père.
Tout en lui était bizarre et un peu repoussant, son nom, ses mains et sa figure dépigmentées, enduites d’une crème protectrice à reflet mauves, son regard, ses manières. Sans partager ses convictions, il avait éprouvé de la sympathie pour mon père, et il essayait de nous être agréable. Nous ne réagissions pas à ses tentatives d’établir un dialogue. Gauchement il soliloquait à propos de la faune, du climat, du régime des pluies. Il était fier aussi que le consulat de son Allemagne réunifiée eût accepté de nous prendre en charge, en tant qu’orphelins descendants d’Allemands de la Volga, sans faire de difficultés pour le cas de Sonia Volkova, qui, bien évidemment, n’avait aucune racine teutonne.
Je pourrais une dernière fois évoquer les brouillards poisseux issus de l’humus, le cri des singes et des oiseaux, la vapeur putride, le tintement des gouttes dans les mares que nous longions sans réussir à traverser la ceinture touffue du sous-bois. Nous suivions des sentiers précaires. Hans s’était égaré, semble-t-il.
Nous entendions, dans la distance, un écho de tambour. Selon Hans il s’agissait de villageois qui se préparaient pour une fête.
Un peu plus tard déjà nous apercevions une clairière entre les arbres, et plus loin des champs, plusieurs cahutes. Des paysans creusaient une tranchée, apportaient un jerrycan, s’excitaient. Le joueur de tambour était en transe.
Autour de nous, la moiteur de la végétation avait changé. Hans venait de reculer en grimaçant. À la sortie de taillis très verts étaient apparues des fourmis processionnaires, déferlant par millions, crissant. Leur marche restait audible en dépit des cognements de tambour.
Je pourrais m’immobiliser mille ans devant le miroitement de cette rivière. Accompagner pendant mille ans ces soldates allant de l’avant. Le flot annelé brasillait comme une eau sous la lune et avançait avec une inexorable lenteur, précédé d’une cavalcade d’insectes affolés, de lézards affolés, de tarentules. Il y avait autour de cela une vibration musicale, une note tenue, quelque chose qui était un chant chitineux, un hymne totalement étranger à votre monde, à vos victoires de soi-disant espèce dominante.
Quand j’y repense, j’aurais pu me paralyser mille ans dans cette musique, en attendant la suite.
Les paysans, eux, n’avaient pas prévu de patienter mille ans, ils scrutaient en même temps que nous le flot animal qui enflait en direction de leur piège et se transformait en un dragon très plat, très têtu, à la couleur roussâtre, ambrée, absolument extraterrestre et magnifique.
Déjà ils versaient de l’essence dans la tranchée, sur l’avant-garde qui s’y était engagée et dont les premiers éléments venaient de prendre appui sur l’autre bord.
Sonia Volkova secouait ses cheveux et me regardait avec une détermination de guerrière. Nous n’avions pas besoin de mots pour nous comprendre. Nos pensées allaient à l’unisson. Elle avait quinze ans, nous avions quinze ans. Nos parents étaient morts, toute lutte était inégale et sans espoir, vains étaient les songes de vengeance. C’était le moment d’agir.
De choisir son camp et d’agir.
Avant de nous envoler vers le début de nos luttes très sombres, vers cet avenir de crimes et de défaites pour lesquels vous m’avez mis à mort, nous nous sommes bagarrés avec les paysans abasourdis, nous leur avons retiré le feu, et nous avons collaboré avec les soldates et les ouvrières, les aidant de notre mieux à poursuivre leur équipée sauvage. Sans prétendre aucunement leur dicter une conduite et même sans comprendre leur objectif, la violence impérieuse de leur destin. Nous n’étions ni leurs maîtres, ni leurs possesseurs.
Nous avions quinze ans, Sonia Volkova avait quinze ans et, dans mon souvenir, à ce moment là peut-être plus qu’à d’autres, elle avait une beauté féérique.
Sur ces deux figures étroitement, activement et amoureusement complices – plutôt que sur celle de ma mort – se termine ce trop long non-dire.