Quel multilatéralisme pour le Sud global ?
Le Pacte pour l’avenir a été adopté par acclamation par l’Assemblée générale des Nations unies le 23 septembre 2024. Pour rappel, l’objectif de ce texte était de poser les bases d’une relance de la coopération internationale dans un monde à la fois de plus en plus divisé et de plus en plus exposé à des enjeux globaux pressants – du réchauffement climatique au creusement des inégalités, en passant par la menace nucléaire, les pandémies, l’intelligence artificielle, etc.
La dynamique des échanges avant et durant le Sommet de l’avenir ainsi que le contenu même du Pacte mettent en relief les positionnements et les attentes du Sud global vis-à-vis du multilatéralisme. Pour le dire d’une phrase, la majorité des pays du Sud sont demandeurs de multilatéralisme, mais exigent d’avoir davantage de voix dans les institutions multilatérales afin que celles-ci répondent effectivement à leurs besoins et leurs intérêts en matière de développement et de sécurité.
Que les pays du Sud, à quelques exceptions près, nourrissent des attentes à l’égard d’un renforcement du multilatéralisme se vérifie d’abord dans l’intensité de leur engagement dans le processus de négociation ayant précédé le Sommet. Cette implication a elle-même été favorisée par le profil du secrétaire général des Nations unies à l’origine de l’initiative du Pacte pour l’avenir, António Guterres, considéré comme sensible aux intérêts du Sud global et partisan avoué d’un rééquilibrage du système international. Si une poignée de pays, comme le Soudan, ont centré leur discours à la tribune sur la primauté des souverainetés nationales et de la non-ingérence dans les affaires intérieures des nations, la majorité des interventions des leaders des pays en développement ont formulé une critique constructive du rôle et du fonctionnement des institutions multilatérales.
Le fait que l’amendement de dernière minute de la Russie appelant à surseoir à l’adoption du Pacte ait été très largement rejeté par les pays en développement démontre que ces mêmes pays estimaient qu’ils avaient davantage à perdre qu’à gagner du rejet d’un texte inévitablement imparfait, du fait de la diversité des intérêts en jeu, mais qui ouvrait des perspectives. Cet isolement de la Russie par rapport aux pays en développement a parallèlement une signification géopolitique. Alors même que Moscou prétendait être motivé par la volonté de « protéger le Sud global » des « pressions » qu’il aurait subies de la part de l’Occident pour adopter le texte, la masse du Sud global a suivi la proposition du Congo-Brazzaville, au nom de l’Union africaine, de ne pas voter cet amendement.
Ce camouflet montre les limites de l’influence géopolitique de Moscou parmi les pays en développement, en dépit du fait qu’une quarantaine d’entre eux désormais veulent rejoindre les BRICS. Elle accrédite les thèses selon lesquelles le Sud global ne fait pas seulement face à un Nord global (l’Occident), mais également à un Est global (Chine + Russie), et que les BRICS sont considérés par la majorité des pays du Sud comme un levier pour réformer l’ordre international dans le sens de leur intérêt plutôt que comme une plateforme anti-occidentale.
À l’examen, force est d’admettre que le Pacte reflète plusieurs préoccupations importantes des pays du Sud. Bien entendu, comme dans tout accord international, le document est parsemé d’expressions consensuelles sur la nécessité d’une plus grande coopération pour « un avenir meilleur et durable pour tous », avec lesquelles tout le monde est d’accord car elles n’engagent à rien de précis. Pour autant le texte comporte également un certain nombre d’engagements, de principes et de formules moins neutres, qui reflètent plus explicitement les aspirations du Sud global.
Le premier enjeu de ce Sommet pour les pays en développement, la mère des batailles, qui conditionne les progrès dans les autres domaines, était la démocratisation des institutions de la gouvernance globale
Pour commencer, la place occupée par le financement international des besoins des pays en développement – pour l’élimination de la pauvreté, le développement durable, l’adaptation aux changements climatiques, le développement des capacités productives, etc. – est significative. De même, que l’enjeu de la prévention et de l’allègement des dettes pouvant résulter de ces financements, dans un contexte où cent quarante-quatre pays pauvres consacrent plus de 40 % de leurs dépenses au service de leur dette.
Ensuite l’inclusion de formules telles que « responsabilités communes mais différenciées » en matière de climat, « traitement spécial et différencié » ou « régime préférentiel » en matière de commerce international, ou encore l’inclusion du « droit au développement » parmi les droits humains à réaliser, renvoient à des revendications historiques des pays du Sud global, qui demandent depuis les années 1960 une plus grande prise en compte de leurs intérêts de développement dans les différents régimes internationaux (commercial, financier, environnemental, sécuritaire, sanitaire). Beaucoup de pays occidentaux, États-Unis en tête, ne les ont jamais vraiment acceptés. Leur présence dans ce document de référence n’est donc pas anodine. Elle reflète l’évolution du rapport de force entre Nord global et Sud global
Pour continuer, le régime des sanctions internationales, abordé dans la mesure n°5 du pacte (« il est demandé instamment aux États de s’abstenir d’adopter (…) des mesures économiques unilatérales dérogeant au droit international (…) et qui font obstacle à la pleine réalisation du développement économique et social, en particulier dans les pays en développement ») renvoie à une préoccupation largement partagée par les gouvernements du Sud – notamment le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, l’Afrique du Sud (donc au-delà des pays effectivement sous sanction) –, dont les pays occidentaux paraissent sous-estimer les conséquences géopolitiques.
Les nouvelles sanctions « secondaires » des États-Unis contre les entités commerçant avec certains pays ciblés par Washington (Russie, Iran, etc.) sont encore plus inacceptables pour les pays émergents. Cette politique, perçue comme illégale, arbitraire et préjudiciable à leurs intérêts économiques, a accru l’intérêt des pays en développement pour la dédollarisation de leurs échanges.
Mais le premier enjeu de ce Sommet pour les pays en développement, la mère des batailles pourrait-on dire, qui conditionne les progrès dans les autres domaines, était la démocratisation des institutions de la gouvernance globale, soit la mise en œuvre de réformes leur donnant davantage de poids dans les mécanismes de décision internationaux les plus importants. À commencer par la réforme du Conseil de sécurité, sur la table depuis 1997, qui sera désormais guidée par l’impératif de « réparer à titre prioritaire l’injustice historique faite à l’Afrique et, (…) [d’]améliorer la représentation des régions (…) sous-représentées ou non représentées, comme l’Asie et le Pacifique et l’Amérique latine et les Caraïbes ».
Cette décision de principe constitue un acquis, en regard de la longue période durant laquelle la majorité des membres permanents s’opposaient à toute évolution, mais sa traduction juridique donnera lieu à un nouveau cycle de discussions dont la principale pierre d’achoppement sera l’attribution du droit de veto aux nouveaux membres permanents. Pour les quarante-deux pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, membres du groupe L.69, la rénovation du Conseil est un combat du Sud global, dans la mesure où le club des cinq (membres permanents détenteurs du droit de veto) ne compte aucun véritable pays en développement.
Néanmoins les rapports de force entourant cette réforme ne recoupent pas le clivage Nord-Sud. Ainsi les deux membres proéminents du groupe L.69 – l’Inde et le Brésil – se coordonnent parallèlement avec le Japon et l’Allemagne dans un G4 défendant un siège permanent pour chacun de ses quatre membres. Depuis 2005, ce plaidoyer est assorti du soutien à une plus grande représentation africaine au sein du Conseil. La France soutien ces demandes depuis plusieurs années. À l’inverse, les opposants les plus déterminés aux initiatives du L.69 et du G4, réunis au sein de l’Union pour le Consensus, comptent des rivaux régionaux de l’Inde et du Brésil (le Pakistan, le Mexique, l’Argentine).
Moins médiatisée, la réforme des institutions financières internationales (FMI et Banque mondiale) est un chantier d’importance cruciale pour les pays du Sud. Pas moins de six mesures sont consacrées à l’ « accélération de la réforme de l’architecture financière internationale » dans le Pacte pour l’avenir, dont la mesure 48, qui donne pour objectif à cette réforme « que les pays en développement fassent davantage entendre leur voix et soient mieux représentés ».
Mais ici aussi, tout reste à faire. La traduction pratique de cette mesure suscite des négociations ardues, qui suivent davantage les contours d’une division Nord-Sud. À commencer par l’enceinte au sein de laquelle ces négociations doivent se tenir. Emmenés par les États-Unis, les pays riches souhaitent que cette réforme soit discutée à l’intérieur des institutions financières internationales, qu’ils estiment « compétentes » pour traiter des enjeux financiers… et au sein desquelles ils bénéficient de la majorité des droits de vote, tandis que les pays en développement veulent que les décisions soient prises par l’Assemblée générale, où ils sont plus justement représentés politiquement[1].
On l’aura compris, le grand enjeu est celui de la concrétisation financière et institutionnelle de ces principes et engagements considérés comme essentiels par les pays en développement. Les pays européens seraient bien inspirés d’y contribuer activement. Trop de promesses n’ont pas été suivies d’actes ces deux dernières décennies. Or le contexte géopolitique a changé et le risque est désormais grand de renforcer l’attrait, au sein du Sud global, pour les dynamiques travaillant à la fragmentation de l’ordre international.