Nouveau Front populaire : la cohésion à l’épreuve du temps
Alors qu’Emmanuel Macron annonce la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin dernier et l’organisation de nouvelles élections législatives seulement trois semaines plus tard, les partis politiques doivent préparer leur campagne en un temps record.
D’ailleurs, les rumeurs vont bon train et beaucoup pensent qu’Emmanuel Macron a orchestré cette urgence, précisément pour éviter une cohésion de partis, notamment à gauche. Peu importe les intentions réelles du président, nombreux sont convaincus que les partis de gauche, qui se sont déchirés quelques mois auparavant, ne parviendront pas à s’accorder sur un programme et une liste commune en quelques jours à peine.
Or, nous le savons aujourd’hui, il aura suffi de quelques heures pour que les membres de ces partis se réunissent autour d’un même programme. Une surprise pour de nombreux commentateurs politiques et autres citoyens : comment ces hommes et femmes politiques, qui n’ont eu de cesse d’étaler leurs désaccords, ont-ils pu réussir non seulement à se réunir autour d’une même table, mais aussi à mettre de côté les tensions pour se concentrer sur ce qui les rassemble ?
À en croire mes enquêtes menées dans des résidences internationales, c’est au contraire le temps très court qui leur a été accordé qui va donner une chance à leur coopération. Les analyses développées dans mon ouvrage Le Monde en miniature, paru en 2024 aux éditions de l’EHESS, permettent ainsi de donner un éclairage sur les raisons de l’union du Nouveau Front populaire au regard de la temporalité spécifique qui lui a été imposée. Mais plus encore, il sera également possible de se risquer à une tâche prédictive. Toujours à la perspective de mes analyses, il est possible d’apporter des pistes de réponses à cette question qui préoccupe aujourd’hui de nombreuses personnes à gauche comme à droite : que va-t-il advenir du Nouveau Front populaire désormais ?
Un groupe composé dans l’urgence ?
Dans le premier chapitre du Monde en miniature, j’identifie une temporalité en quatre phases que je retrouve systématiquement dans les groupes que j’ai pu observer dans trois résidences internationales en France, aux États-Unis et au Canada. Quels que soient les groupes, leur composition, le contexte dans lequel ils évoluent, tous ont traversé ces quatre phases : 1/ une abondance de rencontres couplées à une série de malaise et de quiproquos ; 2/ un resserrement des liens affinitaires ; 3/ une cristallisation des frontières ; et 4/ un retour aux rencontres abondantes. Dans l’ensemble des groupes que j’ai étudié, ce n’est qu’à la troisième phase temporelle qu’apparaissent les désaccords et les disputes. En trois semaines, il était en cela improbable que les membres des différents partis de gauche, malgré leurs divergences, ne s’accordent pas, publiquement du moins.
Un groupe diversifié qui prime sur l’individu
On pourrait alors se dire que s’ils se sont mis d’accord c’est parce qu’ils ne sont pas si différents ? On induit alors la croyance qu’un groupe ne se forme qu’à condition d’être dans un entre soi. Pourtant, si l’homophilie explique un grand nombre de relations affinitaires, elle ne les justifie pas toutes. Mes travaux ont ainsi permis d’identifier que les occasions sociales, en tant que moments de forte intensité émotionnelle pour leurs participants, ont toujours été le lieu de l’émergence de relations affinitaires. Dans les résidences étudiées, les tournois de jeux, par exemple, donnent lieu à des occasions vectrices de lien social. Ils offrent un foyer d’attention et des ressources sûres sur lesquelles les individus peuvent s’appuyer pour apaiser ce qu’appelle l’anthropologue de la communication Ray Birdwhistell, l’imprévisibilité interactionnelle des premières rencontres.
Dans d’autres mondes sociaux, ce peut être des activités militantes, des occasions professionnelles, des situations de crises sanitaires, etc. Plus les événements sont exceptionnels et sortent de l’ordinaire, plus ils vont être vecteurs de lien social entre des personnes qui a priori n’aurait pas eu de lieu commun. L’annonce de la dissolution a surpris l’ensemble des partis politiques et a produit chez les partis de gauche une urgence à faire barrage à l’extrême-droite. Cette simple occasion a suffi pour produire des rassemblements et générer des accointances entre des membres des différents partis de gauche, a priori divergents.
Les rassemblements publics, tout comme les publications sur les médias sociaux, sont l’occasion de mettre en scène ces sociabilités naissantes et renforcer la sensation en interne de faire partie d’un même mouvement uni.
Un groupe envers et contre tous ?
La formation d’une culture locale ne se limite pas aux groupes suivis lors de l’enquête sur les résidences universitaires. Comme le souligne le sociologue américain Gary Alan Fine, tout groupe qui interagit « intensément sur une longue période de temps et dont les membres ont un sentiment d’engagement les uns envers les autres [est] relativement susceptible de créer une culture de groupe forte et dynamique ». Mes enquêtes montrent de surcroit que plus la production de cette culture est coûteuse en termes de temps et d’énergie aux membres, plus leurs tentatives de préserver le groupe sont importantes.
Si, à la suite des élections, les autres partis politiques, portés et relayés par les médias classiques, ont tenté de diviser, de délégitimer et de fragiliser la cohésion du Nouveau Front populaire, en diabolisant notamment La France insoumise, en refusant de prime abord tout gouvernement comportant des membres de La France insoumise, ou en invitant le Parti socialiste à s’associer au parti présidentiel en reniant le programme du Nouveau Front populaire, c’était vain, voire même contreproductif. Plus les membres du Nouveau Front populaire auront fait face à des difficultés pour constituer leur groupe, plus il sera difficile de le diviser.
Que peut-on prédire pour l’évolution du Nouveau Front populaire?
Plusieurs hypothèses se présentent aujourd’hui.
La première hypothèse serait que cette période exceptionnelle a fait émerger ce qu’appelle Gary Alan Fine un « groupe vaporeux » (wispy communities). Par exemple, pour les groupes étudiés dans l’ouvrage, si les membres développaient leur relation dans un monde social constitué autour d’une seule activité (sport, domaine d’études, loisir, etc.), dès que l’activité se terminait, la relation s’estompait. Pour autant, ces groupes vaporeux ne sont pas sans intérêt. Ils restent dans la mémoire collective, et ayant un précédent peuvent toujours être réactivés lors d’autres périodes aux circonstances exceptionnelles. Si la dynamique du Nouveau Front populaire perdait de la vitesse dans les prochains mois, on pourrait ainsi tout à fait la revoir émerger lors d’autres périodes électorales.
L’ouvrage propose une deuxième hypothèse : pour que ces groupes vaporeux perdurent, ils doivent instituer des relations ancrées fortes entre les membres, engendrer un ordre d’interaction apaisé, mais surtout partager une culture commune. Auquel cas, cela nécessite que les membres du Nouveau Front populaire développent des relations multiplexes qui transcendent la simple effervescence vécue en juin.
Par exemple, dans Le Monde en miniature, certains résidents se rencontrent tous les jours autour du babyfoot, puis, après avoir discuté des règles et commenté le match en cours, ils échangent sur leurs autres centres d’intérêt, leur travail, leurs études, se conseillent sur d’autres engagements personnels. De ce fait, ils consolident leurs relations dans plusieurs sphères d’activité. Si l’une des sphères se dissout, les autres restent des supports et des vecteurs pour la relation en cours. Le fait d’habiter ensemble le temps d’une année peut être le vecteur de ces relations multiplexes, tout comme peut l’être un travail, une occupation, une activité militante que l’on retrouverait dans d’autres expériences de sociabilité.
Pour le Nouveau Front populaire, la période qui a succédé l’annonce du 9 juin a été vectrice d’un groupe, les conditions dans lesquelles il s’est constitué ont soudé les membres. Pour qu’il perdure, il s’agirait donc de nourrir ensemble leur culture locale, et d’approfondir une culture morale commune, voire même d’institutionnaliser ensemble une idéologie.
L’idéologie que j’étudie dans le dernier chapitre de l’ouvrage est pensée en deçà des formes articulées en discours, l’idéologie consiste en des modes de sentir, d’éprouver, d’évaluer, de penser, d’agir et de juger qui sont activés dans des situations sociales. L’idéologie n’est pas opérante si elle n’est pas arc-boutée sur des schémas d’expérience, d’action et d’interaction fixés par les habitudes collectives qui disposent à agir de telle ou telle manière. En rassemblant des individus, l’idéologie les met en action, elle a en ce sens un rôle intégrateur. Elle produit des schémas d’interprétations sans lesquelles les actions n’auraient aucun sens. De plus, le propre de l’idéologie est de produire l’illusion du consensus, de l’unité et de l’éternité de ce qui se passe – de naturaliser des situations sociales – et donc de dénier la conflictualité, la pluralité et la temporalité des processus d’expérience. Ce faisant, l’idéologie que pourrait produire, porter et diffuser le Nouveau Front populaire ne s’inscrit pas tant dans les idées politiques, mais dans les actions des membres à venir dans les prochains mois.
Dès lors, il est impossible de penser l’idéologie sans l’ingénierie institutionnelle qui la met en action. L’ingénierie institutionnelle est définie comme l’ensemble des procédés mis en place par les institutions pour activer un programme institutionnel (marqué ou non par une idéologie spécifique) dans les expériences des individus.
En cela, pour que le Nouveau Front populaire puisse devenir un groupe qui perdure, les membres doivent participer à l’élaboration d’une idéologie, non pas hégémonique, mais incluant la diversité des expériences et des rapports individuels à cette idéologie.
Dans les résidences internationales que j’ai étudiées, l’ingénierie institutionnelle se traduit dans la façon dont les personnels administratifs interprètent, appliquent et diffusent l’idéologie internationaliste qui ont marqué leur création. En effet, avec la même idéologie humaniste et internationaliste à l’origine de ces résidences, l’une a opté pour une ingénierie qu’on pourrait qualifier de collaborative. Elle est marquée par une responsabilisation des résidents vis-à-vis de leurs modes de sociabilités. Le personnel administratif n’intervient que peu dans leurs interactions (en ligne ou hors ligne). Ce sont les résidents eux-mêmes qui administrent la preuve que l’idéologie internationaliste (qui par ailleurs a marqué l’histoire de l’institution) fait sens dans leurs expériences vécues.
Parce que ce sont les résidents eux-mêmes qui sont les ambassadeurs de cette idéologie internationaliste, ils sont lucides sur les tensions pratiques que peut impliquer la coexistence d’individus venant de diverses nationalités. Ce faisant, ils ne nient pas les difficultés pratiques et les conflits qu’implique une idéologie internationaliste. Malgré ces tensions pratiques, elle fait sens pour eux comme mode d’agir et de penser dans les expériences qu’ils éprouvent au quotidien.
Au contraire, dans l’autre résidence, c’est le personnel administratif qui prend en charge la « transmission » de l’idéologie dans les expériences des résidents. Il présuppose le consensus à l’égard de cette idéologie internationaliste et exerce une forme d’hégémonie qui a tendance à provoquer un sentiment d’oppression auprès des résidents. Ces derniers conçoivent cette idéologie internationaliste non pas comme un mode de penser et d’agir cohérent avec ce qu’ils vivent, mais comme une injonction institutionnelle autoritaire aux sociabilités internationales.
De surcroît, les résidents éprouvent une contradiction pratique entre la façon dont l’idéologie internationaliste est activée dans l’ingénierie institutionnelle et les expériences de coprésence qu’ils éprouvent. La coprésence d’étrangers en continu, sans recours possible à l’inattention civile, engendre nécessairement des quiproquos et malentendus. Pour résoudre ces derniers, les individus doivent nécessairement passer par des ajustements, des remèdes intrinsèques, voire par des conflits (entendu dans le sens du philosophe allemand Georg Simmel, c’est-à-dire comme la résolution des malentendus). Ces mêmes conflits sont rendus impossibles par le personnel administratif qui, au nom de l’idéologie internationaliste, prévient tout conflit potentiel. Cette contradiction pratique empêche de facto les résidents de concevoir l’idéologie internationaliste comme faisant sens dans leurs expériences.
Si l’institutionnalisation du Nouveau Front populaire et le programme qu’elle porte activent ce déni des tensions pratiques et de la pluralité des expériences des individus, cela se traduira dans l’ingénierie institutionnelle. Selon son style d’ingénierie, l’activation de l’idéologie différera dans les expériences des membres. Ce faisant, l’idéologie adviendra à conscience parce qu’elle est dénoncée par certains individus ou groupes comme imposant une espèce d’hégémonie sur les esprits et les pratiques ou comme renvoyant à un rapport d’oppression de la part de certains groupes d’intérêt.
Au contraire, si l’institution qui active l’idéologie dans son ingénierie institutionnelle reconnaît la pluralité des expériences et des positionnements des individus vis-à-vis de cette idéologie et les tensions pratiques qu’ils peuvent éprouver, alors il est possible que cette idéologie n’entraîne pas de sentiments d’oppression d’un groupe d’intérêt à un autre et qu’elle soit transmise au sein du groupe. Dans ce cas, les membres adoptent aisément l’idéologie car elle est cohérente avec ce qu’ils ressentent et plus encore donne du sens à la pluralité de leurs expériences. La culture morale et idéologique coproduite dans les situations de coprésence (médiatisées ou non), en interaction avec l’environnement social et institutionnel, transforme l’idéologie elle-même. Les expériences des individus contribuent dès lors à la définition de l’idéologie.
Il est important de saisir l’idéologie comme inscrite dans un cycle continu. L’idéologie est coproduite par des individus à travers leurs expériences. Elle est ensuite diffusée à d’autres, de manières qui peuvent être différentes selon les styles d’ingénierie. Ces derniers activent alors eux-mêmes cette idéologie dans leurs propres expériences – ce qui va avoir pour effet de transformer l’idéologie en pratique. En cela, pour que le Nouveau Front populaire puisse devenir un groupe qui perdure, les membres doivent participer à l’élaboration d’une idéologie, non pas hégémonique, mais incluant la diversité des expériences et des rapports individuels à cette idéologie.
Quelle que soit l’hypothèse validée par ce que nous observerons ces prochains mois, la formation du Nouveau Front populaire aura montré qu’un mouvement politique peut s’ériger en quelques mois, s’accorder sur un programme, développer un sentiment d’appartenance assez solide pour que les individualités ne prennent pas le pas sur le collectif, et constitue un tremplin pour élaborer une idéologie produite de manière collaborative.
NDLR : Marion Ink a récemment publié Le Monde en miniature aux éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.