Une femme est passée
Il est midi à peine, il fait assez froid et soleil en même temps, un soleil chaud, qui le perce, ce froid, qui crée comme un effet d’omelette norvégienne, ce dessert contrasté qui ressemble à une expérience et qui associe le congelé d’une glace vanille au brûlant de la meringue flambée. J’ai terminé depuis quelques jours le roman sur lequel je travaillais intensivement depuis des mois, et je sors à une heure à laquelle d’habitude j’écris encore. J’ai l’impression de redécouvrir le dehors après toute cette immersion dans la fiction.
Mes pas ont l’air de m’emmener vers le parc, et puis non, je m’arrête en chemin à la terrasse d’un café, oh, un bout de terrasse, sur un coin de trottoir, mais avec ce soleil, est-ce que ce n’est pas une bonne idée de m’y installer ?
À la table d’à côté, des gens parlent de cinéma et de sophrologie, j’écoute sans écouter, mes pensées sont sur off et ça n’est pas désagréable, ce bain de langage, ça me dispense de réfléchir à quoi que ce soit.
C’est un drôle d’état que celui de la fatigue du roman tout juste achevé : cet épuisement et l’envie pourtant de se remettre à écrire, de s’asseoir de nouveau devant la fenêtre et de façonner encore du bout des doigts des phrases, de modeler des univers. L’imagination a besoin de l’énergie du corps aussi, et on se tient dans une sorte d’hébétude tandis que ces deux extrêmes bataillent en soi, l’épuisement et le désir. Ou plutôt tandis que le désir bataille, et s’embourbe dans l’épuisement qui le retient et l’enlise.
Je flotte dans cette fatigue.
Je laisse les phrases de mes voisins de table entrer en moi, ricocher à peine, ressortir. Je ne les poursuis pas intérieurement, elles ne réveillent rien, ma tête vide se laisse traverser par elles comme par un genre de brise, un souffle anodin. Une à une elles se forment et une à une elles s’envolent, verba, on le sait, volant : ces phrases, à mon oreille, des bruits d’oiseaux.
Et puis une femme passe.
D’un coup, cette vision m’aspire. Elle réveille mes pensées endormies. Cette femme tient deux chiens en laisse, un à chaque main, tous deux de très petite taille, dont l’un, c’est ça, j’ai bien vu, porte une muselière.
Qu’est-ce qui me happe ?
Cette muselière n’est pas bien grande, qui enserre une petite gueule de rien du tout, mais justement, je n’ai pas l’habitude d’en voir sur de petits chiens.
Il n’y a pas que ça. Il y a aussi que l’un de ces chiens en arbore une, tandis que l’autre vaque librement la gueule ouverte. Quelque chose me trouble dans cette différence de traitement.
J’imagine aussitôt cette femme qui, juste avant de partir de chez elle, clipse les laisses et s’accroupit pour enfiler à celui-là sa muselière. Que pense-t-elle alors ? Est-ce qu’il n’y a pas, dans le moment où elle fait ce geste, toutes sortes de sentiments contradictoires qui l’assaillent ? J’ai l’impression de m’engouffrer dans son monologue intérieur, de ressentir les émotions qui la traversent pendant qu’elle cale la cage sur son museau. Elle a deux chiens, qu’elle élève pareil, et pourquoi, se demande-t-elle, impuissante, est-ce que celui-ci mord ? Parce que c’est bien ce qu’il doit faire, ce qu’il a fait au moins une fois, pour qu’elle la lui attache avant de sortir, et qu’est-ce qui lui passe par la tête, à ce chien ? Est-ce qu’elle ne lui a pas donné autant d’attention qu’à l’autre ? Elle finit de boucler la sangle et quel sentiment d’échec ou d’injustice la vrille ? Quel étonnement, comme devant une chose qui vous dépasse ?
Tout doit se mêler en elle, de la colère (colère qu’il ait un jour mordu, colère aussi qu’il l’oblige à faire ça, lui enfiler une muselière), de la honte (de devoir se promener avec un chien muselé, et qui plus est de sa taille à lui, une taille ridicule pour jouer les terreurs, pense-t-elle peut-être), et puis, qui sait, dans un retour d’affection, une gêne à son égard (de lui infliger ça, ce dispositif, malcommode, et qui le désigne aux yeux de tous). Tout ça, qui chaque fois caracole au-dedans.
Dans le roman que je viens de finir d’écrire, un homme, assis à une terrasse d’hôtel, regarde les clients et les clientes autour de lui, et il se laisse traverser par les émotions qui vibrent en chacun et en chacune, avec le sentiment d’entrer dans ces vies. C’est à peu près ce qui m’arrive. Je suis assise à une terrasse, et puis cette femme passe, et quelque chose chavire en moi, comme si je pouvais entrer dans ses pensées.
Qu’est-ce qu’ils vont chercher en moi, ces deux chiens aux sensibilités inverses ? Et elle, cette femme, à se débrouiller de ça ?
Je me demande si elle les aime autant l’un et l’autre.
Ou si elle préfère celui qui paraît si jovial, si débonnaire – si facile à aimer. Si évidemment l’incarnation du bon compagnon canin. Là comme une affiche promotionnelle, en faisant presque trop, avec sa bonne bouille.
Ou encore si c’est le muselé au contraire qui a sa préférence. Le muselé, avec son sale caractère. Avec ses sentiments complexes. Et cette agressivité qu’il ne sait pas dominer. Sauf à son égard à elle. Le muselé, qui la distingue de tous les autres. Qui mord à tout va, mais qui fait une exception pour elle. Et est-ce qu’elle n’en tire pas un genre de satisfaction profonde ?
Une laisse dans chaque main, elle les surveille vaguement au pied de l’arbre qui troue le trottoir en face de la terrasse. Qu’est-ce que c’est, comme chiens, histoire que vous visualisiez mieux ?
Hum, je n’y connais pas grand-chose. Je sors mon téléphone, allons, je tape « petit chien », et je fais défiler les images. Ah, voilà, pour ce qui est de celui qui porte la muselière, je trouve tout de suite. C’est très clair : un Jack Russel Terrier (je lis que c’est un chien de chasse, tiens). Quant à l’autre, ce doit être un mélange, mais il a, en plus petit, la bonhommie d’un corgi, disons. Le même genre de sourire (parce que c’est évident que les corgis sourient – celui que j’ai rencontré dans le Colorado du moins, pas vrai, Oscar ?). Si question nom de chiens vous ne touchez pas plus votre bille que moi, vous pouvez regarder de votre côté (ce n’est pas moi qui vous jetterai la pierre), symétriquement taper Jack Russel Terrier (ou corgi, au besoin) et faire apparaître l’image (nos manières de lire ont changé).
Notre simili-corgi halète la gueule ouverte dans un genre de grand sourire, donc, en laissant pendre en toute liberté sa langue rose, amène et content, tandis que notre Jack Russel Terrier, qui vous a, avec son accoutrement, un petit air d’Hannibal Lecter, mais qui avance en se dandinant comme si de rien n’était, s’en va vous renifler le bas du tronc aussi consciencieusement que si sa truffe n’était pas emprisonnée dans les mailles noires du plastique, avec la même attention aux composants chimiques qu’il y relève, guettant, on sait ce que c’est, l’ammoniac de ses confrères pour y ajouter une touche de son ADN à lui. Avec son accessoire qui le désigne comme le méchant de service, il met sans le vouloir en valeur son collègue, qui endosse le rôle du bon ; et elle, cette passante, à les promener comme une publicité pour le manichéisme.
Celui qui innerve tant de récits. Tant de fables, tant de romans. Tant de films.
Me reviennent les histoires des deux frères, toutes ces histoires de deux frères, celui qui est censé représenter le mauvais fils, et celui qui joue le rôle du bon fils. Parce que est-ce que ce n’est pas ça que viennent rejouer devant moi ces deux chiens, le muselé et celui qui va truffe au vent, le teigneux et le jovial, l’agressif et le pacifique, dans leur version animalière, l’histoire des deux fils, l’histoire des deux frères, la même éternelle histoire, qui traverse tous les genres, qui parcourt l’Histoire et les romans, les paraboles comme les films ?
Celle de Caïn et d’Abel, celle de Romulus et de Remus.
Celle d’À l’est d’Eden, avec le visage de James Dean dans la version cinématographique de Kazan, son corps incertain, recroquevillé parfois, qui ne parvient jamais à trouver sa place dans le décor, ni dans la famille. Celle de tant de westerns, où le « bon » fils, par ailleurs, est souvent l’adopté, et où le mauvais alors vrille d’autant plus le cœur de son père qu’il est le seul à être fait de sa chair. La Vallée de la vengeance de Richard Thorpe, par exemple, qui oppose Lee, le fils égoïste et délétère, et Owen, l’adopté généreux, qui tente de le protéger par affection pour le père, dont il s’occupe du ranch. L’Homme de la plaine, où le fils génétique, Dave, et le fils adoptif, Vic, forment un duo dans lequel Vic a pour mission explicite de protéger Dave le colérique.
Celle du Maître de Ballantrae, le merveilleux roman de Stevenson, celui qu’il écrit après le dédoublement fantastique de Jekyll/Hyde, et dont l’argument apparemment plus classique fait du « mauvais » et du « bon » deux entités bien distinctes : le fils fugueur et fantasque, dangereux, et qui toujours renaît de ses cendres, qui réapparaît, chaque fois qu’on le croyait mort ; et l’autre, celui qui se veut le bon fils. Et le père (ah, les pères des fils prodigues), le père dépassé toujours, le père à la passion torve, à l’amour tordu et débordant, le père comme celui de la parabole du fils prodigue, ce père-là, vous savez, qui célèbre son fils au-delà de tout quand il revient, devant les yeux écarquillés du frère casanier, qui ne se sent pas considéré à la hauteur de son amour.
Les pères de fils prodigues. Les pères injustes. Qui semblent injustes. Le père qui prépare une fête immense pour son retour. Quand l’autre fils, celui qui a toujours été là, celui qui s’est dévoué, pense-t-il, regarde ça sans comprendre. Il voudrait tirailler la manche du père et lui demander : moi de tout temps le gentil toutou, depuis toujours le docile des deux, l’affectueux, pour moi, tu ne fais rien ? Ma gentillesse de chaque jour, tu ne la célèbres pas ?
Mais le père du fils prodigue sait ce qu’il fait.
Le « mauvais » fils, celui qui a l’air de prendre toute la place ou presque dans le cœur du père, celui pour lequel on va dépenser des trésors de patience, ce n’est pas seulement qu’il est aussi, des deux, le sauvable. Celui qui est à sauver. Ce n’est pas tant parce que la brebis égarée, comme je crois me souvenir que dit la parabole (ou une autre, qu’on peut en rapprocher), compte plus à ses yeux.
Surtout, il s’agit de le retenir, ce fils-là.
D’inventer tous les moyens pour qu’il reste, dont la fête, le faste, et le pardon.
Il ne faut pas qu’il fugue une deuxième fois.
Le père a trop souffert, il a gardé gravé dans sa chair son affolement après le départ de son fils, la détresse infinie d’être quitté, le mélange d’aveu d’échec et d’injustice subie qui ont mariné en lui pendant que son fils qui avait quitté la maison occupait désormais l’essentiel de ses pensées.
Reste, à présent, supplie tacitement le père à travers les cadeaux qu’il lui fait.
Vois comme je célèbre la joie immense de te revoir.
La joie inespérée.
Et puis il y a autre chose.
Autre chose que Stevenson sait.
C’est que le fils sage resté à la maison, le père se doute bien que dans sa tête il y a de tout. Du pas trop joli aussi. Des sentiments intéressés, par exemple. Une manière de se louer soi-même de sa bonté. Ou quoi encore ? Ne cherche-t-il pas toujours à tirer la couverture à lui ? Est-il si aimant qu’il s’en donne l’air ? Le bon fils, si ça se trouve, juste un timoré.
En tout cas, le « bon fils » n’est pas si bon, si on regarde de près. Et pareil pour le « mauvais » fils. Pas si mauvais – lui qui a aussi sa douleur et sa beauté. Le manichéisme commode, fondateur, fantasmatique, Stevenson l’interroge, il le fait vaciller, parce que les places ne sont pas fixes, que les motivations ne sont pas univoques.
Et la littérature est là pour dire exactement ça. Le fait que, par-delà les places trop vite distribuées, il n’y a pas, en fin de compte, un bon et un mauvais, que rien de tel n’existe. Mais plutôt la complexité des sentiments, la complexité des êtres.
La vraie différence, c’est entre choisir la maison et choisir le monde. Entre l’espace familier, clos, rassurant et en même temps étouffant de la maison familiale, à l’intérieur de laquelle les personnalités s’affrontent malgré (ou à cause de ?) leur affection indépassable (un lien si serré que le couper physiquement ne suffit sans doute pas à le couper de toute façon, et peut-être est-ce aussi ça qui pèse, tandis que s’agite le fantôme de la liberté, ça disons en même temps qui console et qui blesse), et la vastitude du monde, où expérimenter la solitude à plusieurs (je parle là par exemple du théâtre de Jean-Luc Lagarce).
Cette histoire qui me hante, celle du prodigue, et de celles et ceux qui sont quittés.
Qu’est-ce qu’ils ont, les prodigues, qui nous fascine tant ? Pourquoi est-ce que leur départ vous arrache l’âme ? Et leur retour, quand il a finalement lieu ? Parce que leur retour aussi vous arrache l’âme. Vous lamine.
Le ratage du retour, celui que raconte Jean-Luc Lagarce dans plusieurs de ses pièces, celui que raconte Manoel de Oliveira dans Gebo et l’ombre.
Le retour vers lequel pourtant chaque journée était tendue, chaque heure, pour celles et ceux qui étaient restés dans la maison, et qui finalement est étrangement pire que l’absence.
Oh, le retour.
L’horizon rêvé, et puis la réalité dérangeante.
Le temps qui a passé. Les gens qui ont changé. Celui ou celle qui est parti, surtout. Modelé par toutes ses expériences nouvelles. Les autres, enfoncés dans leur permanence obligée, mais à la fois altérés par ce départ.
Et le prodigue, lui, courageux, solitaire, éperdu.
Blessé plus encore que ceux qu’il a blessés.
Alors ce Jack Russel Terrier qui, avec son accessoire de paria, se dégourdit les pattes à côté de son congénère bon teint draine sans le savoir tout ça dans son sillage, les deux frères du Maître de Ballantrae, dont pour être absolument réparties les deux places ne sont pas dans le fond si stables, le tremblement des enfants prodigues et la dévastation de ceux qui sont restés à la maison, les figures de pères incrédules, le retour fêté comme les récits de retours ratés.
Je vois flotter l’image de Stevenson, penché sur son bureau, sous la bougie, avec derrière sa fenêtre la flore luxuriante et les pluies tropicales (ou bien étaient-ce encore les monts Adirondacks ?).
Je vois Lagarce, allongé dans sa baignoire.
Je vois de Oliveira, déjà plus que centenaire sous son chapeau noir.
Et puis, à cause de la muselière, peut-être que je pense aussi au masque de fer.
À Marseille alors.
À la prison sur l’île.
Je laisse dériver mes idées. Je me souviens de la route de la corniche.
De la mer absolue.
Du temps lointain où j’ai passé quelques jours dans cette ville. Un hiver plein de soleil, dont doivent rester quelque part quelques photos en noir et blanc.
Me traverse aussi l’image des casques des joueurs de football américain. La truffe engrillagée pareil.
Le souvenir des tenues rembourrées, du ballon qui tourne sur lui-même dans l’air du stade, du match que j’avais vu dans le Colorado, avec la nuit qui s’écrasait dessus, assise entre mes amis Warren et Marie, et les lampadaires qui donnaient au sol un vert presque électrique.
Je pense à cet hôtel de l’Oklahoma dont les murs étaient couverts de photos de joueurs et où j’avais dormi lors de deux séjours (longs couloirs et lit king size, petite piscine avec parasol blanc, déserte en ces saisons).
Au nombre d’années depuis lesquelles je n’y suis pas retournée.
Au temps, eh oui, qui passe.
Aux corps qui changent et à la vie trop rikiki.
Est-ce que la muselière n’est pas de toute façon un objet qui trouble ?
Museler.
Fermer la bouche.
Empêcher la parole.
Quelque chose dans l’entrave, quelque chose dans le symbole, qui heurte.
Et à la fois, j’ai peur de la morsure (je n’en mène généralement pas large, face à un chien).
Routes de campagnes, où au détour d’un chemin des chiens surgissent, inattendus, violents. Ça a dû vous arriver à vous aussi, la solitude des champs, quelque chose dans l’air qui la glorifie, cette solitude, qui vous en enrobe, la route déserte, et puis des bouquets d’arbres d’où surgit la bête. Et pas de maître apparent pour la retenir, ou alors lointain, et le chien à débouler avec quelles idées dans la tête, quels sentiments dans le corps, quelles impulsions qui ne demandent qu’à s’extérioriser. Comment les croiser alors, ces chiens, sans qu’il y ait d’affrontement, comment les contourner, comment passer son chemin ?
Il y a ces clôtures aussi, qu’on longe dans les aboiements répétés d’une créature qui, en même temps qu’elle défend son territoire, semble contrariée que ce fin grillage la sépare de vous, les crocs à découvert comme autant de promesses de vous déchiqueter si par hasard le frêle dispositif cède.
Là, en pleine ville, le petit corps apparemment inoffensif de ce Jack Russel Terrier n’est pas impressionnant pour un sou ; mais, qui sait, si on ne lui avait pas emprisonné la gueule, il pourrait peut-être bondir sur vous comme le lapin des Monty Python.
Le petit lapin blanc des Monty Python, qui se transforme en bête sanguinaire, vous vous souvenez ? Un charmant petit lapin à la fourrure éclatante et qui s’avère un monstre, obstiné et comique, à semer sa terreur inattendue. La petite boule blanche, attendrissante, mais qui n’hésite pas à sauter pour attaquer brutalement.
Même gabarit.
Même aspect anodin.
Rien du Berger allemand, rien du Doberman, rien de l’énorme masse dont la seule vue des dents fait peur, et la puissance des muscles. Rien du danger évident.
Un chien minuscule, du type qu’on voit bien lové dans sa panetière fleurie.
Tout mimi.
Tout sage.
Une peluche.
D’autant plus dangereux peut-être. D’autant plus risqué. D’autant plus traître.
D’où la muselière. Pour qu’on ne s’y trompe pas. Pour que les enfants n’aillent pas vers lui, ne tendent pas leur petite main potelée vers sa tête trompeuse, sournoise, dans laquelle à tout instant peut germer l’idée de la morsure.
Parce que c’est ça soudain qui me revient.
L’enfant confiant qui tend sa main vers la tête du chien.
C’est mon frère dans le jardin des voisins.
Cette scène enfouie dans l’enfance, la silhouette du Jack Russel Terrier la fait remonter.
Ces voisins nous invitent, ils reçoivent une amie, venue avec son petit toutou. Mon frère a un geste affectueux et curieux vers lui, et le chien le mord à la joue. Le moment bucolique se déchire pour laisser place à l’affolement général, aux urgences, aux points de suture.
C’était ça peut-être qui faisait pression en moi depuis le départ sans même que je l’identifie, ce moment d’été où en un instant quelque chose bascule. Sous ce ciel normand, dans le bruissement des conversations des adultes qui suivaient leur cours, le chien qui saute sur la joue de mon petit frère – et, laquelle s’ajoute à sa douleur physique, la perception neuve de cette possibilité qu’a la réalité de basculer d’un instant à l’autre. L’enfant décontenancé, qui pour toujours la porte dans sa chair, cette petite cicatrice sur la joue, laquelle pour être mignonne n’en crie pas moins que les enfances sont de drôles de temps où vous vous trouvez à la merci de ce genre d’expérience déconcertante par où un chien appartenant à des gens avec lesquels vos parents semblent parler en toute confiance, et que vous vouliez justement caresser, se retourne contre vous – et la découverte violente et littéralement douloureuse de l’injustice alors.
D’autant que je me rends brusquement compte que, oui, même taille courte, les mêmes taches, c’est ça, beiges et noires sur sa robe, ce roquet était précisément, je vous le donne en mille, un Jack Russel Terrier…
Est-ce que ce n’est pas comme si c’était de cette morsure faite à mon frère que celui qui est passé tout à l’heure sous mes yeux était puni ?
Mon croque-campagne arrive, avec sa garniture de pommes de terre que pointille un pigment rouge de paprika. Le duo canin est sorti de mon champ de vision depuis longtemps. Il continue son chemin ailleurs, dans le parc, peut-être. Dans ses allées sableuses. Ou, laisse ôtée, sur ses pelouses pentues, à les dévaler comme des dératés. À se mêler aux autres chiens. Et elle, cette femme, debout les pieds dans l’herbe, à les regarder courir. Elle, avec d’autres, qui laissent leur chien se dépenser pareil. Certains et certaines qu’elle connaît peut-être, pour les voir là, régulièrement, dans cette même situation. À distiller quelques phrases, toujours tournées vers les chiens. Comme des genres de baby-sitter, comme des parents, à s’échanger des conseils, les yeux rivés à leur progéniture.
En attendant de les rappeler. D’éprouver leur docilité.
Eux deux, à gambader comme des fous, mais à rappliquer dès qu’ils l’entendent.
Petits corps vivants et dynamiques et bien domptés.
Elle alors, maîtresse du jeu. Re-clipsant la laisse. Reprenant la main.
Jusqu’au moment où ils finiront tous les trois par rentrer.
À peine la porte franchie, appelant par son nom la petite terreur qui se laissera faire, frétillante (le chien content qu’on s’occupe de lui autant que satisfait qu’on lui libère le museau), la femme se baissera, voilà, pour lui ôter sa muselière. Elle la suspendra dans l’entrée, à côté de la laisse, accessoire vaguement horrifique, tandis que les deux chiens, à égalité alors, reprendront leurs marques dans l’appartement.