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Cameroun : le régime d’attente

Sociologue et historien

Au Cameroun, l’absence actuelle du président Paul Biya confirme l’impatience de la société camerounaise en quête de changement, suspendue au temps d’un seul homme depuis près de quarante ans. Cette culture de l’attente pèse sur le quotidien des citoyens, travaillant les imaginaires et nourrissant le délitement social et institutionnel du pays. À l’approche de l’élection présidentielle, la question est donc devenue urgente : quelle heure est-il sur l’horloge du Cameroun ?

Cela fait plus de quarante jours que les Camerounais sont sans nouvelles de Paul Biya, président de la République depuis le 6 novembre 1982.

En quarante-deux années de règne, jamais le président camerounais ne s’était aussi longuement absenté, alors que ses séjours privés répétés à Genève (plus de cinq ans au total selon l’OCCRP) sont de l’ordre des routines de son pouvoir. La durée de son absence comme celle de son règne produisent plus que par le passé, des discours sur la vacance du pouvoir[1] et confirment l’impatience généralisée d’un pays qui demande l’avènement d’une vraie société nouvelle.

Face à l’incertitude persistante autour de la santé du président et au moment où d’énièmes rumeurs l’annoncent une nouvelle fois mort, de nombreux internautes ont mis en scène « la veillée sans corps de Paul Biya », pleurant et s’inquiétant d’un départ « précoce » et ses conséquences pour la stabilité du pays.

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Quelles que soient les interprétations de cette demande sociale d’informations claires sur la santé du président, et donc sur le corps même du pouvoir, la question de sa capacité à rester aux commandes d’un pays aussi fragile que divers, traduit une grande inquiétude sur les possibles de ce long règne.

Et, comme l’explique Alexander Motyl[2] dans son étude sur les déclins impériaux, ces moments critiques surviennent lorsque l’impatience est performée comme une force de changement social. Je propose ici d’explorer la situation camerounaise par le régime d’attente dans lequel elle se trouve, car le long règne de Paul Biya, qu’il soit à son crépuscule ou non, est un laboratoire de la manière dont un pouvoir éprouve le temps[3].

L’attente d’une fin de règne produit et gouverne (par) l’absence

En 2015 à Yaoundé, face à la presse et en compagnie de François Hollande, alors président français, Paul Biya ironisait sur sa longévité à la tête de l’État et l’éventualité d’une nouvelle candidature à la présidentielle de 2018 : « ne dure pas au pouvoir qui veut mais qui peut ! » Trois années plus tard, il était réélu pour un mandat dont ses laudateurs demandent le renouvellement en 2025, alors qu’il aura plus de quatre-vingt-douze ans.

Mais ce ne sont pas plus l’âge du président et sa capacité à gouverner qui préoccupent les Camerounais, que la succession et l’attente qu’elle suscite dès lors qu’elle est chaque fois retardée. Ces facteurs font de la mort du président un sujet rumorogène dont le récent épisode en rappelle un autre. Le 9 juin 2004, en réponse aux rumeurs qui l’annonçaient mort, Paul Biya narguait ses opposants : « J’ai appris comme tout le monde que j’étais mort […] Il paraît qu’il y en a qui s’intéressent à mes funérailles. Eh bien, dites-leur que je leur donne rendez-vous dans une vingtaine d’années. »

Depuis juin dernier, une importante demande sociale s’est manifestée autour de la performativité de la parole du chef annonçant son départ. Absent de son pays depuis le 2 septembre dernier, beaucoup y ont vu une confirmation symbolique des propos qu’il avait lui-même tenus il y a vingt ans et auxquels, de toute manière, radio trottoir a donné un sens par la diffusion de nécrorumeurs, car la parole du chef est pouvoir comme le chef n’est puissant que par sa capacité à faire par le dire. Malade, hospitalisé à Paris, puis confirmé en soins intensifs à Genève, la présence de Paul Biya à Yaoundé est devenue, ces dernières années, égale à son absence et c’est ce qui, précisément, a plongé le pays tout entier dans un régime d’attente.

Depuis la pandémie de Covid-19, les fonctions présidentielles ne se résument plus qu’à l’enregistrement de deux discours par an, à l’occasion de la fête de la jeunesse le 11 février et le 31 décembre pour les vœux de nouvel an. Le dernier remaniement ministériel remonte à janvier 2019 et, le gouvernement par l’absence a été consolidé par le non-remplacement du ministre des Mines, décédé il y a deux ans. Au contraire, cette disparition n’a fait que consolider la place de la disparition, du vide et de l’absence dans l’administration de l’attente et par elle. Paul Biya a en effet régulièrement choisi de substituer les vivants par les morts lors des nominations à des fonctions administratives importantes.

Le cas en 2021, après le coup d’État en Guinée, quand un grand mouvement au sein de l’armée camerounaise a conduit à la nomination à la tête de l’État-major du bataillon de commandement et de soutien numéro un, d’un capitaine inhumé depuis plusieurs mois. Entre les absents qui restent en fonction et les disparus qui sont promus, l’oubli des vivants au profit des morts renforce la lutte des places[4] qui, elle-même, alimente le clientélisme et le népotisme. Il s’en suit une colère des agents de l’État incapables de renverser la dynamique des promotions et dont la patience est mise à l’épreuve, alors que toute manifestation d’impatience est systématiquement réprimée.

Les institutions en deviennent sclérosées du fait d’une culture de l’attente qui produit la violence et décourage les jeunes fonctionnaires. Dans de nombreuses administrations, cette culture de l’attente prend le nom d’ATT (Attends Ton Tour), injonction qui permet de mettre en ordre les hiérarchies administratives et de rappeler à l’ordre les fonctionnaires qui convoitent ou critiquent le gouvernement des élus du décret. L’ATT régule l’attente, discipline et gouverne les conduites et les carrières, et donc maintient le système administratif dans un état de fonctionnement précaire.

L’attente n’influence pas seulement les mauvaises performances des institutions, mais elle constitue également la grille de lecture privilégiée des citoyens, qui y voient la cause principale de l’incapacité de l’État à garantir des services sociaux de base. La démographie est incontrôlée, faute de statistiques officielles fiables dont les dernières données ont été collectées lors du recensement général de la population en 2005, mais publiées en 2010.

La carence en informations essentielles est l’une des causes majeures de la défaillance des services sociaux de base qui dépendent de ces statistiques. À ce jour, une partie importante de la population camerounaise est « sans papiers » dans son pays en raison de l’incapacité de la sûreté nationale à produire des documents d’identification[5]. Les tentatives de redressement de la situation ont été de gros échecs et des gouffres financiers, alors que les autorités ont annoncé récemment un nouveau contrat avec une entreprise allemande, pour produire des documents d’identité en quarante-huit heures.

Mais alors que la nouvelle suscitait espoir et accalmie relative, une importante discussion était animée sur les réseaux sociaux où des puissances d’expression rappelaient que les frais de fabrication de ces documents seraient multipliés par cinq. L’absence de documents officiels s’accompagne aussi de la perte progressive de prise sur le devoir de reddition des comptes des autorités.

Comme celle de la carte nationale d’identité, les réformes ne concernent plus que la majorité des Camerounais que les défaillances et les politiques de l’absence privent de ressources, alors que les gouvernants continuent de se soustraire aux obligations qu’ils imposent à la population. Comme c’est le cas de la récente décision du renforcement du contrôle fiscal et de l’impôt sur le revenu auquel sera désormais conditionnée la délivrance de service public pour les citoyens ordinaires, alors que l’article 66 de la constitution, qui exige la déclaration des biens des membres du gouvernement, n’a jamais été appliqué.

La société camerounaise s’en trouve divisée en deux catégories, entre ceux qui ont le privilège de faire les lois auxquelles ils ne sont guère soumis, et ceux pour qui l’obéissance auxdites lois est une oppression. En administrant par l’absence à tous les niveaux, le pouvoir produit aussi des absents parce que ceux dont la voix n’est pas écoutée, à qui nul compte n’est rendu et qui, par-dessus tout, sont sans documents d’identité, n’existent pas, d’une certaine manière. Pire, en l’absence de statistiques démographiques, ils sont privés d’un de leurs attributs de peuple, la connaissance d’eux-mêmes, c’est-à-dire leur nombre exact.

Ignorante de son nombre et donc de sa condition de peuple, réduite à un régime d’inexistence légale faute de documents officiels, une bonne partie de la population est privée de prises sur son avenir. Avec plus de la moitié de la population âgée de moins de vingt ans, le pouvoir politique reste concentré entre les mains d’une génération des plus de soixante-et-onze ans – soit vingt-trois ans de plus que l’espérance de vie moyenne à la naissance – qui représentait seulement 3,6 % de la population totale dans les années 2010.

Cette situation est devenue insupportable pour une partie de la jeunesse dont l’intensité du harcèlement moral subi par l’exclusion et l’absence dans les espaces de la décision qui compte, détermine désormais la radicalité des solutions et des prises de risque. Le risque se traduit par la volonté de départ et d’aller se réincarner ailleurs qu’en un lieu où ils n’existent que par l’absence. Le nombre de jeunes retrouvés morts en Méditerranée et en Afrique du Nord ne cesse d’augmenter, au moment où le Cameroun est de plus en plus recensé parmi les pays d’origine des migrants clandestins.

Si les circuits de l’immigration sont diversifiés, le Canada occupe une place centrale dans les imaginaires à la fois des sans-emplois et, de plus en plus, des travailleurs qui s’en servent comme outil de chantage migratoire aux autorités. Au pic de la crise du mouvement « On a Trop Souffert » (OTS) il y a deux ans, les enseignants lassés des retards de paiement et des mauvais traitements, scandaient : « Ne nous obligez pas à aller au Canada » ou encore « Chaque Camerounais est un Canadien qui s’ignore ! »

Pendant de nombreuses années, les autorités ont favorisé l’immigration pour des raisons économiques et politiques. En 2023, la diaspora camerounaise a rapatrié plus de deux-cents milliards de francs CFA selon la Banque Mondiale et chaque départ signifiait un potentiel révolutionnaire de moins à gérer. Paul Biya louait souvent dans ses discours les jeunes ayant réussi à l’étranger, sans distinction de leurs parcours migratoires. Alors que le Parti de Cabral Libii (PCRN) mobilisait ses efforts pour faciliter la délivrance des cartes nationales d’identité, dont l’obtention tardait pour de nombreux citoyens depuis plusieurs années, il était possible d’obtenir un passeport camerounais en seulement quarante-huit heures. Des inégalités de traitement qui situaient les observateurs sur les priorités de l’État.

Or depuis 2018, la radicalisation de la contestation de certaines diasporas proches de l’opposant Maurice Kamto a fait percevoir ces dernières comme des ennemis du régime qui s’est dès lors refermé sur lui-même. Entrées sur le territoire de plus en plus sélectives, exigence d’autorisation de sortie du territoire aux fonctionnaires, entre autres, sont autant de mesures par lesquelles les autorités gouvernent les rêves des individus, choisissent qui peut partir ou (re)venir.

Le renforcement de ces mesures passe aussi par la limitation de l’implication des diasporas dans les affaires nationales. Toutes choses qui expliquent, au-delà des justifications économiques qui en sont données, la récente exigence d’un permis de séjour pour les inscriptions sur les listes électorales des Camerounais de l’étranger et l’augmentation des frais de visa d’entrée au Cameroun.

Mais les candidats à l’exil ne se découragent pas pour autant. Ils luttent et sont prêts à contourner les règles dès lors que la liste d’attente républicaine est grippée et que les promesses qui ont accompagné l’arrivée de Paul Biya au pouvoir le siècle dernier, ne cessent de faire des déçus.

Pourtant, si la question de l’absence est si structurante dans le régime d’attente, il y a une tentative de certaines élites à s’incarner partout en vue d’une meilleure position de pouvoir dans ce régime d’attente. Cette volonté d’incarnation multiple en fait de véritables Zaïms qui patrimonialisent la puissance publique pour régler des comptes personnels et préparer le moment du grand procès.

La dérive autoritaire et la State Capture

La chute des régimes autoritaires du XXe siècle a été, presque partout, précédée d’une période de delirium, une perte progressive de la raison marquée par la restriction des libertés, bref le recul de la démocratie et de l’État de droit.

Au Cameroun, cette dérive se manifeste par une propension accrue à l’arbitraire dont l’allégorie est le ministère de l’Administration territoriale (MINAT). Son ministre Paul Atanga Nji, multiplie les manœuvres visant à restreindre les libertés et n’hésite pas à menacer les opposants dans une dérive langagière inédite.

Dépassant ses fonctions et constant dans le registre qu’il a choisi depuis sa nomination, le MINAT a interdit, début octobre, tout débat sur la santé et l’absence de Paul Biya. Mot d’ordre respecté par toutes les télévisions privées, chose rare au Cameroun pour être soulignée. La cause est la crainte qu’ont développée les médias publics pour le ministre Paul Atanga Nji.

Depuis son entrée au gouvernement après quelques années à la tête du Conseil national de la défense, le ministre a constamment menacé les acteurs de la société civile, les journalistes et toutes les voix dissidentes. C’est lui qui, le premier, a interdit à quiconque d’imiter l’adresse « Camerounaises, Camerounais, mes chers compatriotes » qu’il réserve exclusivement à Paul Biya ; ensuite il a assimilé les opposants à des aliments et menacé de les broyer comme des « légumes dans un Moulinex ».

Ses principales cibles sont Maurice Kamto et Cabral Libii, respectivement deuxième et troisième lors de la dernière élection présidentielle de 2018. Ses attaques vont des invectives aux incitations au suicide. Des menaces et manœuvres qui ont pour but de taire tous discours hostiles au pouvoir, mais également de disperser et disqualifier des forces politiques en vue de la prochaine élection présidentielle.

Une situation qui vient se superposer à d’autres dérives qu’Amnesty International dénonce régulièrement comme un basculement irréversible vers l’autoritarisme. Alerte renforcée après la sortie du préfet du département du Mfoundi, qui a menacé d’interdire au séjour à Yaoundé la capitale, toute personne appelant au « soulèvement ou au trouble à l’ordre public ». Un acte administratif qui vise à museler toute critique à l’approche des élections et dont des juristes camerounais ont démontré l’anticonstitutionnalité et l’absurdité.

La dérive autoritaire s’est intensifiée pour devenir une véritable panique avec l’épidémie des coups d’État qui a secoué le continent ces dernières années. Après celui du Gabon voisin, les autorités camerounaises ont tenté d’interdire aux médias de couvrir la situation, craignant une contagion révolutionnaire. Alors que les Gabonais célébraient leur libération, les Camerounais étaient réduits au silence. Le régime d’attente s’est ainsi transformé en dispositif de punition.

Bob Marley chantait que « Waiting in Vain » rend les larmes brûlantes, une phrase qui résonne au Cameroun, où l’intelligence populaire dit qu’il est « interdit de pleurer ». Non pas parce que l’atmosphère est aussi irrespirable qu’au Gabon à la veille du coup d’État, mais parce que pleurer ne fait qu’aggraver la souffrance.

Dans ce pays où le fils est, comme au Gabon sous Bongo, pressenti pour succéder au père, la situation est déjà micro-gravitationnelle car les contre-pouvoirs ont perdu leur capacité à contrôler et réduire le pouvoir des élites gouvernantes. Les physiciens ont démontré que dans un tel environnement, les larmes ne coulent pas des yeux, elles s’accumulent, et rendent celui qui pleure aveugle de ses propres larmes. De même, les arrêtés préfectoraux et les menaces du MINAT imposent une double peine aux individus, en leur infligeant une souffrance qui est, elle-même, sanctionnée.

Le cas Bruno Bidjang en est la parfaite illustration. Ce journaliste a été condamné à six mois de prison ferme pour propagation de fausses nouvelles alors qu’il n’avait fait que s’indigner contre l’augmentation des prix du carburant. Pour les plus récalcitrants, les institutions étatiques sont mises à contribution pour des éliminations physiques et systématiques.

En janvier 2023, le journaliste Martinez Zogo était enlevé, torturé et assassiné par des agents des services secrets camerounais. Ces derniers n’avaient pas hésité à user des moyens de l’État pour réduire au silence celui qui dénonçait des scandales de corruption impliquant des membres du gouvernement. À ce jour, la victime n’a toujours pas été inhumée et l’affaire, marquée par des ingérences grossières de l’exécutif dans le judiciaire, reste en suspens.

Certains journalistes suggèrent que les véritables commanditaires de cet assassinat bloquent son dénouement et occupent des postes clés à la présidence de la République, une institution transformée en repère de la mafia. Le grotesque a été atteint le 16 juin dernier lorsque les Camerounais apprenaient avec stupéfaction le cambriolage du palais présidentiel.

Comme pour d’autres crimes, aucun coupable n’a été interpellé. En lieu et place, une cacophonie gouvernementale a émergé entre des membres du gouvernement contestant désormais la gouvernance par procuration du Secrétaire général de la présidence (SGPR). Malgré sa délégation de signature par Paul Biya, les « très hautes instructions du président de la République » répercutées par le SGPR semblent désormais inaudibles.

En mai dernier, le ministre de la Justice a exhorté les magistrats à ignorer de telles directives dont la provenance serait douteuse ; le même mois, le ministre des Sports et le président de la Fédération camerounaise de football s’opposaient autour de la gestion de l’équipe nationale de football alors qu’ils affirmaient chacun suivre les instructions présidentielles. Plus récemment encore, un imbroglio à la Société nationale des hydrocarbures a vu son directeur, en poste depuis trois décennies et pressentant sa destitution, contester la tenue d’un conseil d’administration ; ce qui a incité le SGPR à convoquer les assises dans ses propres bureaux au palais présidentiel.

Le régime de l’attente dont l’absence de Paul Biya est une caractéristique, engendre une lutte des places au sein du gouvernement avec pour conséquence le détournement des institutions de leurs fonctions originelles au profit d’intérêts individuels ou de groupes occultes. Cette State Capture, selon le modèle esquissé par l’avocate sud-africaine Thuli Madonsela, trouve au Cameroun une expression des plus curieuses : une dérive dont l’extrême absurdité, frôlant le comique, rappelle un modèle de fin de règne observé au XXe siècle.

Une apocalypse joyeuse

Au début du XXe siècle et à la veille de la Grande guerre, l’empire austro-hongrois sous le vieux monarque réactionnaire François Joseph 1er, contraste entre une apparente prospérité et un nuage sombre annonciateur de catastrophe. Cette période souvent qualifiée par les historiens d’apocalypse joyeuse, est la dissonance entre euphorie collective et danger proche. Cette métaphore trouve une résonance dans le régime d’attente au Cameroun. En ce que quelques acteurs trouvent leur intérêt à perpétuer ce régime d’attente en gouvernant (par) cette dernière. Le gouvernement de et par l’attente y devient dès lors une stratégie délibérée visant à « orienter les aspirations – et donc les conduites – des classes populaires », ainsi que l’ont établi des sociologues dans d’autres contextes[7]. Cette orientation s’opère principalement par la diversion.

Par conséquent, les individus ne se laissent pas mourir même si l’attente elle-même peut parfois entraîner la mort, en être la cause ou la représentation. En attendant, comme l’évoque Yala N. Kisukidi dans sa préface à La Postcolonie, le sujet « n’est ni en retrait ni silencieux. Malgré le meurtre, malgré la mort, il parle, il fabule, il rêve, il peint, il imagine […] Il s’essouffle, il lutte, il torture et il aime[8]». On pourrait ajouter à ce chapelet qu’il se soûle et il danse.

Les absences décrites plus haut et la société déréglée qu’en suit donnent à l’attente une dimension existentielle pour les citoyens. Elle cesse d’être une simple période d’anticipation et de préparation à l’avenir mais une également une ressource pour donner un sens à l’existence malgré les contraintes imposées par le régime. Cherchant à profiter de chaque instant malgré le contexte d’incertitude, les esprits s’évadent, imaginent et tentent de réinventer la société.

Le terrain privilégié de cette ingénierie sociale s’observe sur les réseaux sociaux. Ils constituent une matrice, un monde parallèle où les Camerounais font sans cesse preuve d’imagination pour contourner les contraintes et les interdits imposés par les autorités. Le renforcement de l’exceptionnalisme camerounais, né au XIX siècle par la justification d’un besoin de valorisation de leur protectorat par les Allemands, les a fait dire de ce pays qu’il est une Afrika im Kleinen.

Le retour de cet exceptionnalisme ces dernières années s’est opéré dans le cadre d’une sorte de rivalité culturelle avec la Côte d’Ivoire, ayant fait présenter le Cameroun comme un « continent » en quête de sa propre position sur le globe. Dès lors, pour chaque actualité dans l’un de ces pays, il y a une performativité de cet exceptionnalisme par la création de contenus qui atténuent le malheur par l’autodérision ou sa banalisation.

L’attente devient alors une forme d’évasion et de réincarnation du corps camerounais dans un espace virtuel de redignification, de fierté nationale et de chauvinisme, qui se vivent pleinement mais traduisent aussi une résilience dont la maxime est « on va alors faire comment ? » Les moments de réjouissance sont non seulement prolongés, mais également amplifiés et survalorisés.

Il y a aussi une ingénierie sociale de la diversion et du divertissement visant à détourner le débat public des préoccupations les plus importantes sur la conduite des affaires d’État. Une expression populaire, « On a dit un dossier par jour », est souvent employée pour rappeler une règle implicite de régulation de l’activité des entrepreneurs de sens, de diversion et des puissances d’expression. Ces derniers naviguent entre la vigilance citoyenne et la critique sociale.

Toutefois, les faits divers, bien qu’importants pour ces formes d’expression, servent de levier pour contrôler le discours public au profit des détenteurs du pouvoir. Steve Fah, l’une des figures les plus en vue sur les réseaux sociaux camerounais, est régulièrement accusé de liens étroits avec certains membres du gouvernement soupçonnés de financer ses activités.

C’est dans un tel registre que la dernière Coupe d’Afrique des Nations en Côte d’Ivoire a suscité plus de discussion que la crise économique augurée par une augmentation généralisée des prix, dont celui du carburant. L’invisibilisation de certaines causes au profit d’autres facilite la régulation des émotions et leur discipline. C’est-à-dire que là où la lutte des places gouvernementale crée la violence, cette dernière est diluée par des dispositifs d’évacuation de la frustration. Le foot, les jeux, les affaires de mœurs sont l’aliment de ce processus.

Nyangono du Sud, probablement l’un des chanteurs les plus en vue du moment sur les réseaux sociaux, incarne à lui seul ce processus d’ensommeillement. Il bénéficie de privilèges particuliers comme des invitations à la télévision nationale et aux festivités impliquant les plus hautes figures de l’État, le cas lors de la finale de l’élection Miss Cameroun en présence de l’épouse du président de la République. « Tout dans le ventre », une de ses chansons les plus diffusées du moment résume bien le schéma de l’apocalypse joyeuse : « Même si c’est trop épicé, everything inside. Même si le sel a débordé, everything inside. Tout dans le ventre, on mange on boit, on danse, après on part […] on ne vit pas deux fois. »

L’apocalypse joyeuse s’appuie également sur la bouc-émissarisation, mécanisme par lequel le pouvoir déplace la responsabilité de ses propres échecs sur autrui et engendre ce que Hannah Arendt désignait comme une culpabilité par association.

Au pic de la crise du football de mai dernier, de nombreux Camerounais ont exprimé leur étonnement devant la rapidité avec laquelle le ministre des Sports et celui de l’Enseignement supérieur, ont procédé à des réaffectations de personnels dans les zones les plus enclavées, en guise de sanction et en réponse à leur nomination par la FECAFOOT au sein de l’encadrement technique des Lions indomptables.

Le football comme exutoire et Samuel Eto’o, sa figure la plus emblématique comme bouc émissaire, permettent alors comme dans d’autres cas, de repousser l’échéance du ras-le-bol généralisé à défaut de l’effacer complètement. Mais s’il y a dans ces crises répétitives à la FECAFOOT un effet de report d’échéance, elles ont surtout fait passer l’attente, d’une guerre du régime contre l’État à une guerre du régime contre lui-même.

Il reste donc à se demander combien de temps la diversion comme technique de gouvernement des frustrations pourra-t-elle encore tenir. Dans la souffrance à distance, Luc Boltanski revient sur les positions d’Adam Smith sur la contagion de l’indignation. Selon Smith, l’assistance envers autrui est limitée par l’imagination, plus précisément par la représentation du soi-souffrant.

Au Cameroun, le spectateur qui s’imagine dans la situation de l’autre, s’éloigne paradoxalement de l’engagement actif. Il veut « voir ses enfants grandir », une formule largement intériorisée au sein du corps social depuis son énonciation par le chanteur Longuè Longuè, qui avait dû présenter des excuses publiques aux autorités dont il avait critiqué la manière de gouverner.

L’apocalypse joyeuse symbolise cette période d’incertitude où la société, tiraillée entre l’empathie et l’inaction, travaillée par l’attente et sa rentabilisation, reste suspendue à l’horloge du système gouvernant. Celui de François Joseph Ier en Autriche-Hongrie, de Mobutu au Zaïre, de Paul Biya au Cameroun.

L’horloge de l’apocalypse

Le régime d’attente produit par plus de quatre décennies de règne est, finalement, le stade ultime de transformation de l’État colonial tardif dans lequel ceux qui exercent le pouvoir ont tous été scolarisés.

Le répertoire biographique du personnel dominant de ce régime, pour peu qu’on s’intéresse à ses trajectoires, en dit long sur la nature de la violence qu’il fait régner. Initiés aux méthodes de répression d’une autre époque qu’ils cherchent à prolonger autant que possible, ils sont pourtant confrontés à une loi qui est celle même du cycle de la vie. Cette loi qui établit que tout homme, aussi fort et grand soit-il, naît, vit et meurt.

Jusqu’ici, le pouvoir de Paul Biya a duré parce qu’il a réussi à délier l’individu de l’histoire des utopies révolutionnaires de l’Union des Populations du Cameroun qui construit l’idéal national camerounais. En rendant cette histoire méconnue d’une partie importante de la population et complètement ignorée par la majorité née après la promulgation en décembre 1991, de la loi de réhabilitation des vraies figures de l’indépendance, le discours dissident a été privé de ressources idéologiques qui lui auraient permis de transformer sa lutte.

J’en veux pour preuve mes travaux récents sur la région Bassa, terreau incontestable de la lutte anticoloniale et indépendantiste, reste un bastion de la révolte, même si cette dernière manque souvent de cohérence interne et de portée nationale.

J’aimerais faire observer que depuis quatre décennies, la violence bien que souvent instantanée et spectaculaire, a aussi été incrémentale. Ses répercussions longtemps différées sur de longues échelles temporelles ont atteint un seuil de saturation dont le régime d’attente est l’incarnation. Cette slow violence pour reprendre Rob Nixon[9], aboutit à une dissémination de micro-crises.

Si dans les grandes villes les opposants sont réprimés, des formes de désobéissance émergent en périphéries, loin des regards. Entre mars et avril 2024, des villageois exaspérés ont bloqué la voie ferrée, immobilisant le train de longues heures à Mandjab et So Dibanga dans les départements Bassa de la Sanaga maritime et du Nyong et Kellé. Mécontentes des retards fréquents du train omnibus et de l’absence de compensations pour les désagréments causés, ces populations ont « coupé les rails » à deux reprises. Chaque fois, l’occupation n’a été levée et la circulation rétablie qu’après la réception des dédommagements.

Dans la même région, des expressions de « colère » similaires avaient été associées au déraillement du train Intercity en octobre 2016 pour un bilan de quatre-vingts morts[10]. À Santchou dans la région de l’Ouest, l’autre lieu de la résistance maquisarde des années d’indépendance, des populations en colère ont envahi les services administratifs pour exiger le départ du commandant de brigade après l’assassinat d’un enfant par un gendarme. Les parents de la victime avaient refusé de corrompre ledit gendarme qui n’a pas alors hésité à sortir son arme et à ouvrir le feu sur le véhicule, blessant mortellement le plus jeune des trois passagers.

De telles micro-crises se produisent régulièrement dans d’autres localités. Par ailleurs, le discours tribaliste libéré depuis l’élection présidentielle de 2018 est un rappel de la fragilité du narratif national officiel sur ce que c’est que d’être Camerounais. C’est sur la cristallisation de cette identité que le conflit dans les régions du Sud-Ouest et surtout du Nord-Ouest a éclaté et continue de faire des ravages, avec plus de 6000 morts depuis 2016, selon les organisations internationales.

La dernière fois qu’il y a eu un soulèvement populaire d’envergure nationale, c’était en 2008 et Paul Biya venait d’effectuer un passage en force pour faire sauter le verrou de la limitation des mandats présidentiels. Il y avait eu des dizaines de morts et des centaines d’arrestations dans de grandes villes.

En 2025, il y aura une élection présidentielle à laquelle tous les signaux portent à croire que Paul Biya, s’il est en vie, sera encore candidat à sa succession. L’Assemblée nationale a validé un projet de loi du gouvernement visant à proroger le mandat des députés et des conseillers municipaux. Mesure qui renforce le parti au pouvoir, mais disqualifie définitivement le MRC, l’un des principaux partis de l’opposition. Maurice Kamto, son président, a déjà prévenu, « en 2025, qu’ils n’essayent pas […] s’ils essayent, ça prendra ceux que ça prendra et les survivants arrangeront le pays ».

Le philosophe Fridolin Nke a aussi haussé le ton « Vous êtes qui ? Vous êtes quoi ? Vous allez où ? Vous allez devenir quoi ? Après Biya vous serez quoi ? Supposons même que vous allez tuer tout le monde, vous serez quoi après ? Vous avez créé un désordre fou, vous avez ruiné tout un pays. Et maintenant on ne doit même plus parler […] Atanga Nji c’est qui ? Atanga Nji c’est quoi ? ». Alors que l’universitaire Éric Essono a rappelé que « nous voyons des signes de la chute […] l’électroencéphalogramme est plat, mais personne n’ose constater la mort du régime ».

L’horloge de l’apocalypse est née des politiques d’attente de la catastrophe nucléaire annoncée depuis Hiroshima et le monde qu’il avait ouvert. Celui des possibles nucléaires qui faisaient désormais penser un monde petit, uni par la peur de la fin. Dans le contexte camerounais marqué par la peur et l’incertitude de l’alternance, chaque tic-tac est décisif. À mesure que la fin de règne est repoussée, le régime d’attente se prolonge, les tensions augmentent, la patience s’épuise et le bouleversement se rapproche. Le plus important n’est pas tant ce que Paul Biya fera du temps qu’il lui reste à passer au pouvoir, mais ce qu’il n’a pas fait en quarante ans : donner le pouvoir au peuple.

Le Cameroun se trouve à la fin d’un cycle qui pourrait marquer son entrée véritable dans le XXIe siècle. En pleine crise économique, comme le prévoient des spécialistes, cette transition devrait se faire par une réelle libération du peuple, seule capable de désamorcer la bombe à retardement qu’est le régime d’attente.

Depuis l’atteinte du point d’achèvement et l’allègement de la dette du Cameroun, Paul Biya a régulièrement acheté la paix civile par le biais de l’endettement. Le rythme effréné de l’endettement du pays, particulièrement auprès de la Chine ces dernières années, a constamment repoussé l’échéance et donné maintenu le sablier en équilibre.

Mais, l’âge avancé du président (quatre-vingt-onze ans) accélère inexorablement le passage du temps. La question devenue légitime et urgente, est donc de savoir quelle heure il est sur l’horloge du Cameroun.


[1] Un avocat camerounais a saisi le Conseil constitutionnel pour constater la vacance du pouvoir, Paul Biya ayant passé plus de quarante-cinq jours hors du pays.

[2] Alexander Motyl, Imperial Ends : The Decay, Collapse, and Revival of Empire, New York, Columbia University Press, 2001.

[3] Pierre Bourdieu parle de l’attente comme manière d’éprouver le pouvoir. Voir Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997 qui a inspiré le numéro 250 des Actes de la recherche en sciences sociales, éd. de l’EHESS et Seuil, 2023.

[4] Michel Lussault, estime que la lutte des places a remplacé la lutte des classes. Il développe l’idée d’une spatialisation de l’individu de laquelle je m’inspire ici, sans nécessairement réduire l’espace au lieu mais en l’élargissant à la position qu’il occupe dans la hiérarchie et la cartographie des postes administratifs. Voir M. Lussault, De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset, 2009.

[5] George Macaire Eyenga, Gaetan Omgba Mimboe, Joseph Fabrice Bindzi, « Être sans-papiers chez soi ? Les mésaventures de l’encartement biométrique au Cameroun », Critique internationale, n° 97, 2022, p. 113-134.

[7] Charles Reveillere, Pierre-Antoine Chauvin, « Politiques de l’attente. Patient.es et puissant.es de la domination temporelle », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 250, Paris, Seuil/EHESS, 2023.

[8] Achille Mbembe, De la postcolonie, Paris, La Découverte, 2020.

[9] Rob Nixon, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Cambridge, Harvard University Press, 2011.

[10] Brice Molo, « The Eséka train disaster as a witchcraft collective action: a socio-historical perspective on anger », Africa, vol. 94, iss. 3, sous presse.

Brice Molo

Sociologue et historien, Doctorant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et à l’Université de Yaoundé I

Notes

[1] Un avocat camerounais a saisi le Conseil constitutionnel pour constater la vacance du pouvoir, Paul Biya ayant passé plus de quarante-cinq jours hors du pays.

[2] Alexander Motyl, Imperial Ends : The Decay, Collapse, and Revival of Empire, New York, Columbia University Press, 2001.

[3] Pierre Bourdieu parle de l’attente comme manière d’éprouver le pouvoir. Voir Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997 qui a inspiré le numéro 250 des Actes de la recherche en sciences sociales, éd. de l’EHESS et Seuil, 2023.

[4] Michel Lussault, estime que la lutte des places a remplacé la lutte des classes. Il développe l’idée d’une spatialisation de l’individu de laquelle je m’inspire ici, sans nécessairement réduire l’espace au lieu mais en l’élargissant à la position qu’il occupe dans la hiérarchie et la cartographie des postes administratifs. Voir M. Lussault, De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset, 2009.

[5] George Macaire Eyenga, Gaetan Omgba Mimboe, Joseph Fabrice Bindzi, « Être sans-papiers chez soi ? Les mésaventures de l’encartement biométrique au Cameroun », Critique internationale, n° 97, 2022, p. 113-134.

[7] Charles Reveillere, Pierre-Antoine Chauvin, « Politiques de l’attente. Patient.es et puissant.es de la domination temporelle », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 250, Paris, Seuil/EHESS, 2023.

[8] Achille Mbembe, De la postcolonie, Paris, La Découverte, 2020.

[9] Rob Nixon, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Cambridge, Harvard University Press, 2011.

[10] Brice Molo, « The Eséka train disaster as a witchcraft collective action: a socio-historical perspective on anger », Africa, vol. 94, iss. 3, sous presse.