La grande impensée des Zintellektuels Zélyséens
Le 18 mars 2019, le Président de la République française, Emmanuel Macron, flanqué d’une demi-douzaine de ses ministres, a invité une soixantaine d’intellektuel·les au Palais de l’Élysée pour discuter des problèmes du pays, en conclusion du « Grand Débat » qui s’est déroulé au cours des semaines précédentes.
La séance-marathon a duré plus de huit heures, diffusées en direct sur France Culture jusqu’à minuit, mais poursuivie jusque tard dans la nuit, et disponible en intégralité sous forme de captation vidéo[1]. À tour de rôle, chacun·e a eu quelques minutes pour exprimer ses analyses, ses suggestions et ses questions au Président.
Au bout de quelques interventions, regroupées par l’animateur de la soirée, le sociologue et journaliste Guillaume Erner, le Président a répondu – longuement et systématiquement – à ce qu’il jugeait bon de retenir dans ce qui lui avait été dit.
L’ambiance était grave et sérieuse, mais conviviale. L’hôte a commencé par serrer personnellement la soixantaine de mains qui lui étaient tendues. Tout le monde lui a parlé de la façon la plus respectueuse et la plus polie. La règle du tour de parole a été strictement respectée, personne ne jugeant possible ou convenable de remettre en question les réponses qui lui étaient adressées. Les Zintellektuel·les réuni·es et les représentant·tes du pouvoir politique ont échangé des arguments exemplairement rassionnels, sans que qui que ce soit ne se trouve conduit·e à élever la voix ou à faire effleurer des affects pouvant troubler le bon ordre, dûment souriant, de l’intellekt.
Le Saint-Esprit de Jürgen Habermas, le théoricien de l’agir communicationnel par débat argumentatif et rassionalité discursive, planait sur la salle – main dans la main avec le bon ange de Paul Ricoeur, auquel il a été rendu quelques hommages discrets mais appréciés.
Il faut bien entendu se réjouir de tout cela. Il est bienvenu que le pouvoir gouvernemental prête l’oreille à celles et ceux qui s’efforcent de formuler des critiques et des propositions appuyées sur le temps long des recherches universitaires. Il y a assez de cris et de sang (surtout celui de manifestant·es) dans les rues pour qu’on se félicite que des opinions potentiellement opposées s’affrontent par des échanges polis d’arguments, plutôt que par l’entremise de pavés et de flashballs.
Et pourtant, autant que réjoui, l’universitaire grisonnant que je suis s’est trouvé proprement abasourdi par ce qu’il voyait, en découvrant après coup les 8 heures et 14 minutes du vidéocast mis en ligne. Cet article liste quelques-uns des étonnements suscités par l’expérience de ce visionnement.
Zintellektuels, Zuniversitaires, Zakadémiciens
On lit dans les Mémoires secrets, périodique best-seller de l’époque pré-révolutionnaire, la notice suivante en date du 26 novembre 1768, rapportant la visite du roi de Danemark Christian VII à Paris : « Sa Majesté danoise, non contente de voir les merveilles muettes de ce pays-ci, a voulu s’entretenir aussi avec les gens de lettres les plus renommés ; ce qui a occasionné beaucoup de rumeurs, et d’intrigues dans tout ce monde-là.
Enfin son ministre en a invité à dîner environ vingt, qu’il a présentés ensuite à son maître. De ce nombre étaient MM. de Mairan, d’Alembert, Saurin, Marmontel, La Condamine, Diderot, l’abbé de Condillac, Helvétius, etc. Ce prince les a tous accueillis avec bonté ; il leur a dit à chacun des choses flatteuses, et leur a adressé des éloges directs relatifs à leurs ouvrages ; preuve qu’il les a lus, et qu’il sait les apprécier.
On ne saurait croire combien de mécontents a fait le choix du ministre. Il n’est point de grimaud du Parnasse qui ne se soit imaginé digne de cette faveur, et qui ne regarde comme une injustice atroce d’avoir été excepté[2] ».
Aujourd’hui comme hier, il est parfaitement légitime de suspecter toute analyse critique d’un tel événement d’émaner de la frustration secrète de n’avoir pas figuré soi-même dans la liste prestigieuse des Zheureux Zélus. Le grimaud du Parnasse que je suis a commencé par se demander, avec davantage de curiosité que de rancœur, qui avait été jugé digne de parler au nom des Zintellektuel·es, chargé·es à leur tour de parler pour la France (rassionnelle). Bruno Latour, Jacques Rancière, Grégoire Chamayou, Julia Kristeva, Pierre Bayard, Alain Damasio, Hélène Cixous, Patrick Chamoiseau, dont la notoriété au-delà de l’Hexagone pourrait motiver une ressemblance avec les Diderot, Helvétius, Condillac de 1768 ?
Pas trace de ces gens-là. Les grands noms trônant en haut du Parnasse vénéré par le petit grimaud que je suis n’étaient pourtant pas complètement absents des Zheureux Zélus : Luc Boltanski et quelques autres ont (dignement) tenu leur rôle dans la cérémonie. Certain·es (comme Thomas Piketty ou Frédéric Lordon) étaient apparemment invité·es, mais ont décliné le privilège d’une telle élection.
La plupart des présent·es étaient des Zuniversitaires (comme le grimaud que je suis), émaillé·es de quelques Prix Nobel, ancien·nes responsables de Grandes Écoles, animateurs de think tanks et (rares) directeurs de revue. Même si les mâles grisonnants tenaient le haut du pavé, on peut présupposer qu’un effort a été réalisé pour ne pas faire (trop) offense à l’impératif de parité de genre. On peine toutefois à repérer quelque bonne intention que ce soit pour déborder significativement des couleurs du drapeau blanc-blanc-souche.
La distribution en disciplines était aussi des plus instructives. Les économistes, politistes, juristes, sociologues, historien·nes des idées et autres (rares) spécialistes de l’info-com faisaient le gros des troupes, comme il va de soi lorsqu’il est question de gouverner. Quelques philosophes (dûment disciplinés) faisaient entendre la voix des idées (générales), plus que celle des concepts (précis).
Mais – même si j’avoue avoir somnolé à quelques reprises au cours des huit heures de visionnement – les sensibilités littéraires ou artistiques ne semblent pas avoir été jugées dignes de l’intellektualité. (Le vent qui paraît souffler en poupe d’une « recherche-création » reconnaissant une certaine continuité entre ce qui se fait dans les centres d’arts et dans les universités n’a visiblement pas réussi à pousser les portes de l’Élysée.)
De telles critiques et de telles suspicions – lieux communs de la haine (de soi) des clercs[3] – sont pourtant loin d’épuiser ce qui s’est joué ce long lundi soir dans le Palais de l’Élysée. Par comparaison avec le programme parisien de Christian VII, cette rencontre ressemblait certes davantage à la visite des Zakadémiciens du 6 décembre 1768 qu’au dialogue avec les Philosophes du 26 novembre 1768. Mais toute opposition entre les Zintellektuels et les Zuniversitaires mériterait à juste titre d’être à son tour suspectée, surtout venant de la part du grimaud universitaire (doublé d’un littéraire frustré de la déchéance de sa discipline) que je suis. Entrons donc dans le vif du sujet, qui est ailleurs.
L’intellektualité (m)a(c)ronienne
Plus encore que les bons démons de Ricœur et Habermas, c’est le fantôme de Raymond Aron qui semble avoir présidé à ces échanges élyséens. Né en 1962, le grimaud que je suis avait pris l’habitude pavlovienne d’identifier la figure de « l’intellectuel » à son incarnation sartrienne.
Arrivé en 1990 sur un marché du travail universitaire éclairé par les travaux de Michel Foucault, j’ai non moins pavloviennement compris que l’époque des « Intellectuels » sartriens était révolue, Sciences-Po se chargeant d’anatomiser leurs cadavres. Sans nostalgie particulière pour la supériorité parnassienne des Grands Intellectuels d’hier, le grimaud que je suis espérait que quelque chose d’autre soit en train d’émerger, un peu moins prétentieux et un peu moins imbu d’autorité.
Or l’intellektualité convoquée à la soirée élyséenne suggère que l’histoire bégaie en pire, depuis 1968 comme depuis 1768, et que le déboulonnage de Sartre n’a servi qu’à mieux béatifier Aron.
Les échanges ont commencé très fort : les ardeurs sécuritaires du premier intervenant, particulièrement Zélé, ont dû être tempérées par le Président qui, bon Prince, lui a rappelé qu’on ne pouvait pas interdire toute manifestation politique tant que seulement quelques casseurs s’en prenaient aux vitrines des Champs Élysées.
La suite a largement été à l’avenant. Une bonne majorité de nos Zintellektuel·les se sont accordé·es à réclamer du chef de l’État un prompt rétablissement de l’Autorité : celle de la loi contre la licence des débordements, celle de la Science contre les assauts de la « post-vérité », celle de la hiérarchie des diplômes contre le pullulement anarchique des paroles de sans-noms. L’intellektualité élyséenne a valeureusement défendu les droits et privilèges de l’Akadémie contre la chienlit d’Internet.
Plus largement, le vocabulaire partagé par la majorité de ces Normalien·nes merveilleusement normalisé·es semblait venir tout congelés des années 1980 (ou des années 1950), sautant à pieds joints sur les audaces des années 1960, comme sur les émergences théoriques des deux dernières décennies. On a beaucoup parlé de « la République », de « la culture », de « la loi », de « la démocratie », de « l’école », de « l’emploi », du « quinquennat », des « corps intermédiaires », avec quelques taux de croissance ou quelques courbes du chômage jetées en pâture pour faire bel effet.
Les cadavres de migrant·es en Méditerranée ? Quelques mots en passant. Le méta-capitalisme des produits dérivés ? À peine quelques allusions obliques. La recomposition des agentivités politiques à l’âge du numérique ubiquitaire ? Quelques lamentations démonisant les réseaux sociaux. L’impasse criminogène de la politique actuelle de répression des drogues, avec la surpopulation des prisons qui l’accompagne comme son ombre ? Pas un mot. Frais d’inscription à l’université ? Défis et promesses de l’automation algorithmique ? Menaces d’effondrement ? Valorisation des communs ? Inconnus au bataillon.
Comment ne pas constater que la rassionalité discutée pendant ces huit heures d’échanges sent le rassis – rabâchée qu’elle est depuis des décennies en nous enfermant dans les mêmes impasses ? Comment croire que les Zintellektuel·es réuni·es ce lundi puissent aider à tourner les boulons du XXIe siècle numérisé, en se contentant de la boîte à outils du XXe siècle aronien ?
Jeu de Maître et Maître du jeu
De tels jugements généraux et condescendants écrasent bien entendu la diversité des paroles exprimées durant cette longue soirée. Daniel Cohen a posé une question très bien ciblée sur l’arrêt des expérimentations locales sur le revenu universel – thème qui a été repris par quelques intervenant·es ultérieur·es.
Mais celui qui semblait le plus au fait des voies de pensées ouvertes (en France et à l’étranger) au cours des dernières décennies était encore le Président lui-même. Même si ses références à la « déterritorialisation » ont semblé plus administratives que deleuzo-guattariennes, il a fait preuve d’une virtuosité impressionnante dans sa maitrise de quelques idées décoiffantes que les Zintellektuel·les n’imaginaient même pas d’agiter sous son nez.
Non sans ironie, le Maître des lieux a invité ses hôtes à faire un vrai boulot d’agitateur, à promouvoir des idées audacieuses qui le forceraient à changer de politique ! En attendant, il reprenait au bond les idées timorées qui lui étaient si précautionneusement adressées, il les recontextualisait, les augmentait, les retournait, les liftait et les renvoyait à leur destinataire avec un spin apparemment imparable. Sa partie était facilitée par le fait que les règles du jeu – qu’il avait sans doute dictées – lui donnaient toujours le dernier mot, sans possibilité de retour pour ses adversaires (tou·tes transformé·es de ce fait en partenaires).
Dans ses commentaires de mi-temps sur France Culture, Sylvain Bourmeau – directeur d’AOC, auquel je peux légitimement être suspecté de passer de la pommade par cette référence – remarquait judicieusement que les réponses du Président le mettaient en position de joueur vidéo appelé à gérer une ville (comparable au bon vieux Monopoly). « Je déplace », « j’achète », « j’investis », « je risque » : la France apparaissait comme son terrain de jeu, considéré en surplomb, sans qu’aucune différence claire ne sépare le virtuel de la réalité.
Alors que les Zintellektuel·les brandissaient leurs idées rassises, au nom de mythes obsolètes et de bonnes intentions impuissantes, le Maître du jeu programmait ses coups de force conçus avec une acuité stratégique pleinement sûre d’elle-même.
Le temps d’avance des créateurs sur les studieux
Jusqu’après deux heures du matin, le Président continuait à répondre aux plus endurant·es, comme l’infatigable lapin publicitaire d’une marque de piles – alors même que la plupart des invité·es avaient quitté les lieux. (Il a profité de leur absence pour réaffirmer sans fausse honte une conception strictement compétitive de l’autonomie des universités : à chacune de se battre pour attirer les meilleurs étudiants, et tant pis pour les losers.)
En cette fin de réunion, la morale de l’histoire ressemblait terriblement à la réponse faite par Karl Rove au journaliste Ron Suskin visitant la Maison Blanche de George W. Bush en 2004. Tandis que les Zuniversitaires restent prisonniers de la reality-based community, croyant naïvement que « les solutions émergeront de leur investigation studieuse de la réalité discernable », les gouvernants du XXIe siècle savent que « le monde ne fonctionne plus de cette manière. […] Quand nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité – studieusement – nous agissons encore, et créons d’autres réalités. […] Nous sommes les acteurs de l’histoire… et vous tous en êtes réduits à simplement étudier ce que nous faisons[4] ».
Tandis que nos Zintellektuel·les donquichottien·nes se battaient vaillamment contre le spectre de la « post-vérité » (limitée à internet, bien entendu), le Président continuait à créer ses réalités parallèles – par exemple en prétendant augmenter l’attractivité des universités françaises par une hausse des frais d’inscription.
La grande impensée
Dénoncer l’orwellisme d’une telle « destruction du langage » ne suffit pas davantage que dénoncer le règne de la « post-vérité ». Ces deux positions écrasent ce qu’il faut impérativement distribuer sur deux niveaux différents.
La distinction de ces deux niveaux fait apparaître l’absence criante d’une grande impensée des Zintellektuel·les élyséen·nes. Appelons-la l’énonciation. Elle était à la mode dans les années 1970 (« D’où parlez-vous ? »). On a continué à l’étudier, depuis, dans les séminaires de littérature, mais justement, les études littéraires n’étaient pas invitées à l’Élysée.
Comment se manifestait, ce lundi soir, cette impensée de l’énonciation ? Chacun·e a parlé comme un·e intellektuel·le adressant studieusement sa portion de vérité à l’oreille du Président (et aux micros de France-Culture). Chacun·e a joué le jeu du Philosophe conseillant le Roi, ingénument convaincu·e de son autorité à éclairer l’Autorité. Avec pour résultat un esprit de sérieux relevant d’une complaisance généralisée, mélange de soumission envers Celui d’en haut et d’arrogance envers celles et ceux d’en bas.
À part un directeur de revue moquant (maladroitement) les Prix Nobel qui avaient lu leur petit discours à haute voix, nul·le n’a questionné la façon dont on se parlait. Personne n’a remis en cause ni la situation d’énonciation dans son ensemble, ni sa propre posture au sein d’un tel régime. Tout le monde a subi un dispositif qui ne profitait qu’à un seul – ainsi qu’à celles et ceux qui se reconnaissent dans sa politique.
Si la littérature nous apprend à penser quelque chose, c’est justement que nulle parole n’émane ingénument de la vérité, et que nulle vérité ne se situe innocemment dans le champ des pouvoirs en place. Ce que les études littéraires nous aident à comprendre, c’est que chaque locuteur est appelé à configurer stratégiquement sa prise de parole, pour moduler son personnage (son rôle énonciatif) en fonction des contraintes qu’il subit, des objectifs qu’il vise, des marges de manœuvres dont il dispose, des déplacements qu’il peut imposer. L’auteur ne s’identifie jamais complètement au narrateur, pas plus que l’acteur à son personnage.
Boris Groys l’a clairement analysé, bien avant l’élection de Donald Trump (Berlusconi suffisait), en montrant la puissance d’une énonciation basée sur « l’auto-design de l’auto-accusation ». La seule façon de donner une impression de sincérité, au sein d’une médiarchie marquée par la suce-pission généralisée, est d’exhiber ouvertement ses turpitudes : « décider de se présenter comme immoral constitue une décision particulièrement judicieuse en termes d’auto-design[5] ».
Au lieu de laisser le Maître mener le jeu selon son bon plaisir, tout joueur peut auto-designer son rôle, selon les décalages qu’il opère envers les postures qui en sont attendues. Là où, lundi soir, une sensibilité littéraire ou artistique aurait pu jouer avec les rôles énonciatifs assignés par le dispositif élyséen – en questionnant et en ébranlant les positions, plutôt qu’en alignant les arguments – l’impensée des Zintellektuel·les les a condamné·es à subir la parole qu’ils croyaient porter.
Trois déplacements (vocabulaire, posture, concrétude)
Dans une tribune publiée aussitôt après dans Libération, Dominique Méda reconnaissait être naïvement tombée dans un piège[7] – ce qui est tout à son honneur. La salle s’est-elle vidée après minuit parce que les invité·es ont voté avec leurs pieds (exit après le constat d’échec de la voice) ? Ou cette défection est-elle imputable à leurs habitudes universitaires, où les stars quittent les (mal-nommés) colloques aussitôt après être intervenus, sans prendre la peine d’écouter leur menu fretin de collègues ?
L’important est ailleurs : non dans ce qu’auraient dû ou pu faire les Zintellektuel·les victimes de ce guet-apens, mais dans ce que cela nous apprend de nos Zintellektualités contemporaines – que je propose de résumer en trois propositions de déplacement.
- Le problème le plus profond des débats politiques contemporains ne tient pas tant à une affaire d’arguments qu’à un changement de vocabulaire. La majorité des Zintellektuel·les réuni·es à l’Élysée parle dans une langue aronienne qui n’a plus aucune prise sur nos réalités actuelles. Cette politique-là est moribonde, comme les Zakadémicien·nes qui s’agrippent à sa vaine autorité.
- Toute intervention à prétention politique doit commencer par questionner, décadrer et déjouer artistement les rôles énonciatifs qui lui sont assignés. Quelle est la posture d’énonciation que j’adopte ici ? Suis-je en train de ventiler ma frustration de grimaud du Parnasse ? De faire le malin en me prétendant plus intello que les intellos attitrés ? De faire l’opportuniste en tirant sur les ambulances ? C’est sous le poids de telles suspicions parfaitement légitimes que nous devons apprendre à figurer notre parole. Comment ne pas (trop bien) servir le pouvoir en place quand il m’invite dans son antre ? Comment ne pas (trop lourdement) m’appuyer sur mon autorité quand j’ai la prétention de porter une certaine vérité ? Le discrédit dont souffre « la politique » sera largement mérité aussi longtemps qu’elle n’avouera pas son désarroi quant à ce qui est et quant à ce qui fait politique aujourd’hui.
- Loin des rassionalités universalistes, les énonciations politiques auront d’autant plus de prises sur le réel qu’elles se brancheront sur l’ici et maintenant concret des institutions concernées. Seul·es quelques-un·es des Zuniversitaires aligné·es à l’Élysée ont brièvement abandonné les hautes sphères des « grands problèmes du pays » pour aborder, presque en s’excusant, le terre-à-terre de leur condition universitaire, ravagée par des vagues de réformes plus destructrices les unes que les autres. Plutôt qu’à rabâcher des rassionalités générales, notre avenir aurait davantage bénéficié d’une discussion serrée exposant les impostures concrètes et les fourvoiements dramatiques qui sapent nos institutions de recherche et d’enseignement supérieur.
L’étau des deux Élysées
Bien entendu, il serait naïf d’escompter que les Zuniversitaires entourant le Président auraient pu partager, contre lui, des préconisations communes quant au fonctionnement des universités. Leurs rangs ne sont pas moins clivés que ceux de la population générale sur les questions directement politiques. Il y avait et il y a, bien entendu, dans le Palais de l’Élysée comme ailleurs, des Zuniversitaires de droite (ici en nette majorité) et des Zuniversitaires de gauche (ici noyé·es dans la nasse).
Mais ce que le débat des Zintellectuel·les a démontré, c’est surtout l’extrême difficulté à dégager une troisième voie à l’alternative actuelle entre deux Élysées aussi étroitement proches qu’opposées entre elles.
Le marathon d’impensée tenu ce lundi à l’intérieur du Palais de l’Élysée (n°1) a malheureusement manifesté avec une clarté éblouissante la « conspiration » dont sont accusées « les élites ». Tout ce petit monde jouait merveilleusement le jeu de rôles qui lui était assigné d’en haut : les petits dissensus de contenu ne faisaient que mieux apparaître la respiration commune (con-spiratio), sobrement scandée par Guillaume Erner.
L’aurait-on voulu qu’on n’aurait pas pu faire mieux pour conforter les critiques de ceux qui, sur les Champs Élysées (n°2), s’en prennent aux magasins de luxe symbolisant l’écume la plus insolente de cette conspiration des rassis. Si les plus grand·es Zintellectuel·les, retransmi·es par la plus Zintellektuelle des chaînes de radio, ne peuvent produire que cela en termes de contestation du pouvoir en place, alors ce n’est pas du côté de l’intellektualité que les démunis et les inquiets trouveront une alternative crédible à l’effondrement en cours.
Entre un Palais de l’Élysée qui ronronne dans l’aronisme obsolète et des Champs Élysées qui se barricadent contre des indignés clamant que « le sage saccage sa cage », la voie à frayer est terriblement étroite. Il est plus urgent, mais peut-être plus difficile que jamais, d’en forger le vocabulaire, les postures et les revendications concrètes.
Le nécessaire retour de la critique artiste
Une voie possible consiste sans doute à lever l’opposition leurrante, fréquemment reprise à gauche, entre une « critique artiste », discréditée pour ses compromissions avec le néolibéralisme, et une « critique sociale », revenant aux fondamentaux de la lutte politique (syndicats, grèves, manifestations de rue).
Les deux sont à conjuguer de pair. Les rares mouvements (féministes, LGBT) qui, au cours des dernières décennies, sont parvenus à faire bouger les lignes se sont tous fortement appuyés sur des gestes artistiques introduisant du trouble dans l’énonciation. L’impensée des Zintellectuel·les élyséen·nes, de gauche comme de droite – qui est l’impensée de tout le discours courant sur la « post-vérité » – tient avant tout à l’écrasement des deux niveaux de l’énonciation et de l’énoncé.
Le souci et le respect de la vérité restent bien entendu définitoires du travail des Zuniversitaires et des journalistes dans le contenu de leurs énoncés. Ils ne sauraient toutefois nous aveugler à la multiplicité des régimes d’énonciation qui donnent des marges de manœuvres considérables dans la présentation et la modulation des contenus factuels.
Lorsque le Premier Ministre annonce et justifie la hausse de frais d’inscription universitaire pour les étrangers non-européens, il peut agencer une série de chiffres très rassionnellement calculés pour faire croire à la « justice sociale » de sa mesure, et il invoque des noms d’écrivains bien réels (Alain Mabanckou, Sony Labou Tansi) pour faire passer sa pilule. Aucune « fake news » à dénoncer là-dedans.
Toute la supercherie – à savoir toute la politique – consiste en la façon dont son énonciation agence et module (subtilement) les éléments de vérité factuelle avec lesquels il jongle. Cette supercherie politique a(vait) pour nom « littérature ». On parle sans doute davantage aujourd’hui de « dispositifs », mais cela se situe bel et bien au même niveau : le niveau artiste de l’énonciation et de l’auto-design, qui rejoue et reconditionne le statut des vérités (comme des fictions) faisant le contenu de nos propos.
Rien de mieux pour tromper la mort[6] qui guette du côté des deux Élysées symétriques entre elles. Quelques K ou Z injectés dans un texte pour dérouter nos orthodoxies graphiques ne suffiront ni à faire la révolution, ni à résoudre les problèmes sociaux.
Ils espèrent toutefois aider à combattre une impensée majeure, qui grève lourdement les interventions de celles et ceux qui font mine ou profession de penser.
Yves4000