Cinéma

Joker : folie pour tous – sur Folie à deux de Todd Phillips

Philosophe

Pourquoi diable la comédie musicale Folie à deux a-t-elle déçu après le succès phénoménal de Joker ? Une piste : le premier volet perçu comme un « film social » réaliste cachait une réflexion sur l’image et ses pouvoirs. En brisant cette illusion réaliste, le film déçoit les attentes spectaculaires du public, le confrontant sans ménagement au miroir de l’écran. Réussite logique et artistique plutôt qu’échec commercial ?

Pourquoi diable Joker : Folie à deux (2024) de Todd Phillips est-il un tel échec commercial comparé au succès massif de Joker (2019) ?

Selon une première hypothèse facile, on peut tout simplement répondre : parce que le second volet de ce diptyque est raté, scénaristiquement vide, sans inspiration, ennuyeux. Mais je voudrais émettre une seconde hypothèse : le succès du premier volet a reposé sur une erreur d’interprétation largement partagée par le public et par la critique ; le second volet, dans une cohérence rigoureuse avec l’idée latente de son prédécesseur, vient confirmer cette erreur. L’échec commercial serait ainsi la contrepartie d’une réussite logique et artistique.

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On avait aimé Joker sans bien le comprendre[1]. Pire, l’appréciation avait même reposé sur un contresens : on avait été pris au jeu de ce que le film dénonçait. On avait en effet cru y voir un « film social » réaliste, le récit d’un basculement criminel. Comment le précaire Arthur Fleck est-il devenu le Joker ? Le film semblait épouser la pente fatale qui, de traumas familiaux en humiliations, conduit nécessairement un dominé à retourner la violence qu’il subit contre les dominants arrogants, – traders, politiciens, personnalités publiques, – au lieu de se suicider.

La ville fictive de Gotham semblait être l’archétype de toutes les villes modernes, froides et anonymes, indifférentes à leurs exclus qui y errent comme des rats invisibles. On avait ainsi cru que le film dénonçait frontalement l’hypocrisie d’une société qui produit elle-même les délinquants et meurtriers qu’elle stigmatise.

Mais ce réalisme apparent était un leurre. Il cachait autre chose : une réflexion sur l’image, sur ses pouvoirs et ses pièges. Dans le film de 2019, le Joker n’était pas seulement la conversion d’un déclassé en leader insurrectionnel, il était avant tout un produit iconographique des médias. Ce dont Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) était en manque, ce n’était pas seulement de santé mentale, de richesse ou de réussite amoureuse, – mais de visibilité.

C’est à la télévision qu’Arthur Fleck est humilié par Murray Franklin (Robert De Niro) qui diffuse la vidéo de son expérience lamentable de stand-up. C’est en passant à la télévision et en tuant le présentateur en direct que le Joker acquiert son pouvoir charismatique viral. C’est encore à la télévision que Thomas Wayne, riche investisseur candidat à la mairie de Gotham, affiche son mépris social pour les « clowns » qui imitent le Joker, cristallisant la révolte qui conduira à son propre meurtre et à celui de sa femme.

Le thème central de Joker est ainsi le thème des médias et du pouvoir performatif de l’image. De manière analogue à ce qui se passe dans le film, le personnage du Joker a fait effraction dans le réel en 2019, il a traversé la frontière de la fiction et du réel, pour prendre corps de par le monde dans les manifestations de 2019. Lors des soulèvements au Liban, au Chili, en France pendant les manifestations de Gilets Jaunes, certains manifestants étaient en effet grimés en clowns, reprenant le maquillage du film de Todd Phillips.

Folie à deux se désolidarise de l’ivresse iconique dont le premier film avait aveuglé le spectateur en même temps que son protagoniste.

Mais si ces manifestants ont été fidèles au Joker, ce n’est pas simplement en s’insurgeant contre la domination des puissants, en occupant les rues, en luttant contre les forces répressives de police. C’est plutôt en photographiant, en filmant et en diffusant en réseau cette insurrection. Elle était beaucoup plus une « insurrection par les signes », immatérielle et iconomorphique, qu’un soulèvement de la « plèbe ».

Avide de sensationnel, le spectateur déçu par Folie à deux avait obscurément désiré voir s’intensifier encore l’insurrection plébéienne, jusqu’à un point de chaos social. Or, cette attente émotionnelle est aveugle au pouvoir iconique qui se nourrit d’elle. On voulait pouvoir extraire de Joker 2 l’énergie collective d’une nouvelle action dans le réel, sans se rendre compte de la fabrication fantasmagorique et médiatique de l’Icône au nom de laquelle la lutte pourrait ainsi se fédérer.

Tel était le tour ou la ruse suprême du Joker dans le premier film : le spectateur se laissait insidieusement prendre au pouvoir (des images) au moment même où il croyait se dresser contre le pouvoir (des riches, des puissants, des élites, etc.) En réalité, Arthur Fleck dans Joker n’est pas libre : il ne fait jamais rien qui n’a d’abord été représenté et secrètement préparé dans d’autres films, des films de Scorsese ou de Lumet. Son passage à l’acte meurtrier est comme téléguidé par des images subreptices, par des scènes fictionnelles qui, en faisant effraction dans la diégèse du film de Phillips, insufflent au personnage leur énergie.

Le geste de se tirer une balle dans la tempe avec l’index et le majeur, qu’Arthur a vu faire à sa voisine de palier Sophie (Zazie Beetz), et que Lee Quinzel (Lady Gaga) reproduit dans Folie à deux, est typiquement une citation de Travis Bickle (Robert De Niro) dans Taxi Driver. En poussant jusqu’au bout la logique iconomorphique cachée dans le premier volet, le second volet de Joker rompt ainsi l’illusion réaliste ; il déçoit méthodiquement les attentes spectaculaires du spectateur, pour les lui renvoyer sans ménagement au miroir de l’écran.

Il faut dire que le premier volet donnait prise au contresens. Le film était un simulacre d’apologie insurrectionnelle : il simulait le réalisme social dont il était en fait la déconstruction déguisée. Au contraire, Folie à deux se désolidarise de l’ivresse iconique dont le premier film avait aveuglé le spectateur en même temps que son protagoniste.

Dans le film de 2019, le point culminant de l’intensité dramatique était le meurtre brutal à l’arme à feu de Murray Franklin sur les écrans de télévision : cet « attentat » non prémédité déchirait soudain le spectacle de l’intérieur, et conférait au film son inquiétante étrangeté. Détonateur de réalité, le coup de feu faisait éclater la bulle mentale qui protégeait le spectacle contre l’invasion du réel.

Dans le film de 2024, on trouve une scène analogue : en pleine comédie judiciaire, le Joker assassine violemment le juge avec son maillet en bois, de plusieurs coups à la tête ; mais cette fois, il s’agit d’une pure image. La scène est fantasmée, chantée, musicalisée, entièrement déréalisée par le spectacle. Arthur Fleck ne parvient pas à la réaliser.

On a dit à raison que le film était dépressif. Cette position dépressive est l’élément le plus courageux du film de Phillips : il s’agit de la dépression de l’existant face à la démesure invivable de sa propre image. La dépression est proportionnelle au degré d’impossibilité où nous sommes de vivre au niveau des images qui se sont substituées au réel. L’iconicité, qui règne désormais sur notre vie dédoublée, médiatisée et télé-réalisée, nous condamne à l’impuissance au lieu du pouvoir dont elle nous a fait éprouver le vertige. Comment pourrais-je encore n’être que moi-même, et rien de plus ? comment pourrais-je le supporter ?

Folie à deux se présente non seulement comme la suite de Joker, mais comme un commentaire à froid des événements du premier film, qui vont faire l’objet du procès d’Arthur Fleck. Ce dernier évoque souvent le « téléfilm » à succès qui retrace sa vie et son passage à l’acte meurtrier. Incarcéré, il n’a pas pu le voir (il dit qu’on lui empêche de le voir), et il ne le connaît qu’indirectement, par le commentaire élogieux qu’en fait Lee Quinzel : c’est précisément à cause de ce film (qu’elle dit avoir vu vingt fois) qu’elle a voulu le rencontrer.

Mon hypothèse est la suivante : ce téléfilm dans le film, c’est en réalité Joker de Todd Phillips. Il me semble que le réalisateur met en abyme son propre film, de la même manière que Joker intégrait des citations naturalisées de Taxi Driver, de King of Comedy de Scorsese, ou de Network (Main basse sur la télévision) de Sidney Lumet. Le film est secrètement mais puissamment méta-cinématographique : le sujet du film, c’est sa propre interaction avec la réalité sociale.

En renversant les positions traditionnelles du héros (la famille Wayne) et du vilain, le film de 2019 avait semblé cautionner la violence insurrectionnelle des dominés[2]. On l’a également accusé d’accréditer le ressentiment des mâles blancs déclassés (« white trash » et « incels »). C’est un peu comme si le réalisateur et l’acteur avaient pris peur devant leur propre créature filmique, devant sa capacité à leur échapper pour se matérialiser dans la vie, comme s’ils avaient ainsi cherché à mener la logique de l’image à son terme autodestructeur, pour exorciser son aura.

Dans Folie à deux, Joaquin Phoenix ne joue pas seulement Arthur Fleck, en se faisant oublier derrière le personnage. Il joue en train de jouer, ne cesse d’entrer et de sortir lucidement de son rôle, le surjouant et le déjouant, dans une bipolarité structurelle qui est la folie même de notre temps. Tout le film se présente ainsi comme une réflexion sur le dédoublement de l’être et sur l’impossibilité d’exister.

Le film expose en effet de manière systématique la dénaturalisation de l’existence par les régimes d’images qui la prennent pour objet. Au début du film, Arthur Fleck est shooté par les médicaments qu’il doit prendre chaque jour, et demeure presque silencieux. Étant ainsi réduit à son existence nue de corps prisonnier, il ne cesse pourtant d’être aliéné, dédoublé et multiplié par les regards extérieurs : par les gardiens pénitentiaires qui lui réclament des blagues ou des autographes ; par son avocate qui affecte envers lui le soin protecteur dû aux victimes misérables d’une enfance traumatique ; par la caméra de télévision voyeuse et racoleuse qui cherche à recueillir sa parole de tueur fou ; par Lee Quinzel qui voit en lui le héros d’une rébellion de l’imaginaire contre l’ordre social.

La folie que le film thématise n’est pas celle, psychiatrique et individuelle, que son avocate veut plaider pour lui épargner la peine capitale. C’est une folie plus insidieuse et plus universelle, dont les caméras sont les vecteurs, et dont les citoyens scopiques des médiarchies contemporaines sont les vrais sujets. Nous sommes tous schizos, des schizos en canapé et en fauteuil.

En régime iconopolitique, même l’espace carcéral a cessé d’être ce non-lieu obscur, trou noir ou oubliette dans laquelle la société pouvait jadis laisser croupir ses exclus et ses parasites. La prison est au contraire devenue un terreau iconique fertile. (Les vidéos de procès de psychopathes sont la nouvelle pornographie judiciaire ; Netflix puise ses nouveaux héros iconiques parmi les reclus criminels à perpétuité dont on fait des stars.)

Dans le film, Lee Quinzel ment à Arthur sur son origine sociale : c’est une bourgeoise qui a joué de ses relations pour se faire interner à l’asile d’Arkham et pouvoir ainsi rencontrer le Joker. Fille de bonne famille, sa position réelle est pourtant moins désirable que le scénario-catastrophe imaginaire qu’elle raconte à Arthur lors de leur première rencontre (elle dit qu’elle a mis le feu à la maison de ses parents). Elle a beau avoir fait des études de psychiatrie et avoir de l’argent, à la différence de Fleck ; dans une société iconopolitique, ces aspects du pouvoir dont elle dispose sont désensibilisés, rendus érotico-inertes.

Il ne suffit pas qu’une chose soit là dans le monde, matériellement, pour exister et produire des effets sensibles. Elle n’existe au sens fort que si elle existe pour nous. Pour cela, il faut qu’elle soit montrée, enregistrée, exhibée, étiquetée, soulignée, bref : qu’elle se soumette à une police iconique qui la fait rayonner hors d’elle-même en images. Être, c’est désormais se faire à l’image de son image. C’est ce que Lee Quinzel invite Arthur à faire : se fondre à son image médiatique extérieure, ne faire plus qu’un avec le Joker. C’est par ce rapport de l’image et du réel que s’éclaire le recours à la comédie musicale dans Folie à deux.

Comment interpréter le rôle du musical ? Pour le dire, il faut distinguer deux régimes différents du musical dans le film.

-Premier régime : dans certaines scènes, le chant et la danse interviennent au milieu de l’action. Arthur Fleck se trouve au centre de détention d’Arkham ou dans la salle d’audience pour son procès, et l’action en cours se prolonge ou se ponctue en chanson, selon la tradition la plus établie du film musical hollywoodien.

-Second régime : dans d’autres scènes, le chant et la danse n’ont pas lieu là où se situe l’action, mais hors du réel, sur une scène imaginaire de spectacle aux couleurs saturées. Le décor de cette scène imaginaire est souvent celui du show de Murray Franklin, avec ses fameux rideaux multicolores. Dans ces scènes, Arthur Fleck est déguisé en Joker et assure l’entertainment avec Lee.

Dans le premier régime musical, la prison d’Arkham ou la cour de justice sont des espaces eux-mêmes déréalisés, transformés en espaces spectaculaires par l’intrusion de la caméra voyeuriste et de la retransmission en direct. Ils prennent ainsi le relais du plateau de télévision de l’émission de Murray Franklin, dont ils sont des avatars inavoués.

Pourquoi le second régime musical emprunte-t-il ainsi son décor artificiel au show ? Selon une première hypothèse, on pourrait voir cet espace imaginaire comme une sorte de refuge hors du réel pour le protagoniste qui ne peut le supporter. Mais selon cette hypothèse trop facile, la folie serait donc une évasion. L’hypothèse laisserait subsister le réel en toute sérénité et en toute solidité, à l’abri des deux fous amoureux qui cherchent à le fuir. C’est précisément ce que je conteste.

Selon mon hypothèse, il faut plutôt voir le second régime musical comme un point idéal de spectacularisation qui norme les formes réelles du spectacle. Sur la scène imaginaire, la vie est devenue un spectacle à l’état pur, où même les coups de revolver font partie du spectacle. Si une incarcération ou un procès peuvent être vus comme des comédies, c’est seulement par rapport à ce point idéal et invivable. Dansons en prison sous la pluie comme sous les parapluies de Cherbourg.

En devenant Joker, Arthur Fleck lutte contre la naturalisation du spectacle dans la société. Il ne lutte pas en s’opposant au spectacle, mais en le jouant à outrance.

La folie n’est donc pas une déréalisation, c’est une perception extra-lucide : le fou voit plus que les autres, il voit à l’excès, de manière exagérément grossie. Il hallucine, il voit l’irréel, mais il s’agit d’une irréalité qui anime le réel lui-même, une irréalité dont le réel est une réalisation relative et partielle. Pour prendre conscience du caractère spectaculaire des formes de vie sociale que nous prenons pour des réalités données, il faut en effet un spectacle absolu, entièrement artificiel, par rapport auquel chaque forme de réalité sociale révèle son degré propre d’artificialité.

Le premier régime musical est celui d’une lutte. En devenant Joker, en revêtant son costume, Arthur Fleck ne cherche pas à échapper au réel, il lutte contre la naturalisation du spectacle dans la société. Il ne lutte pas en s’opposant au spectacle, mais, au contraire, en le jouant à outrance et en le parodiant. Certes cette lutte demeure mentale, étant donné que les scènes musicales sont des images-fantasmes subjectives.

Mais lors du procès, la lutte spectaculaire prend corps pour atteindre le maximum de réalité dont elle est capable. Lee vient assister au procès vêtue en Harley Quinn, comme si l’espace réel ne faisait plus qu’un avec la scène imaginaire. Quand elle a vu le Joker en direct à la télévision, elle a cassé la vitrine pour voler le poste de télévision, comme si l’image était désormais le véritable objet de son amour. Elle attend ainsi d’Arthur qu’il opère à son tour la jonction entre les deux univers, qu’il porte le réel à un point de surfusion avec le spectacle.

Décidant d’assurer lui-même sa défense après avoir congédié son avocate, Fleck se retrouve à interroger Gary Puddles, son ancien collègue de petite taille, devant qui il avait sauvagement assassiné Randall. Arthur commence par entrer dans le rôle du Joker, en l’invectivant de manière outrancière et en se moquant de son nom (Puddles signifie « flaques d’eau »). Devant la peur de Gary, traumatisé, le masque du Joker tombe. Fleck semble à cet instant comprendre qu’il ne pourrait atteindre le point de spectacularisation absolue où Quinzel le pousse qu’à condition de partager avec les dominants le pouvoir écrasant dont il a souffert sur le plateau de Murray, et de tourner en dérision les souffrances légitimes.

Lors de sa plaidoirie finale, Arthur Fleck cherche à se libérer du Joker, pour revenir à la simplicité de l’existence au premier degré. Dans un geste symétrique de sa première apparition télévisée, il essaie de reprendre son identité devant la caméra qui la lui a volée : « je suis Arthur Fleck ». Mais le Joker ne se laisse pas répudier aussi facilement.

Comme le disait Guy Debord au paragraphe 4 de La Société du spectacle, « le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » : ainsi l’Icône est-elle un dynamisme relationnel ultrasensible, toujours prêt à faire écran entre les corps, comme une énergie potentielle qui couve sous le moindre regard.

Tout le monde veut voir le Joker plutôt que ce triste Fleck pathétique, quasi-inexistant, méprisé même par sa propre mère. Le processus viral de matérialisation et de prolifération iconiques une fois engagé, celui-là même qui l’a enclenché ne peut plus ni l’enrayer ni l’arrêter. Le primo-Joker repentant ne va ainsi cesser d’être poursuivi par ses doubles.

Un attentat à la voiture piégée vient soudain interrompre le procès. Fleck, assommé, sort du palais de justice, hagard, par le mur éventré ; il est alors reconnu par l’un de ses admirateurs antisystème déguisé en Joker, qui le fait fuir en le cachant dans une voiture. Quand Fleck reprend ses esprits, il sort précipitamment de la voiture en courant, poursuivi par son double comme par son ombre. L’icône « Joker » s’est désubstantialisée, détachée de l’individu qui l’avait initiée, pour devenir une sorte d’universel anonyme et participable qui survole les vivants dans son éther sémiotique. Elle peut désormais reprendre corps à tout instant, et même se retourner contre son premier substrat.

C’est ce qui arrive à la fin du film. De retour en détention, Fleck va être assassiné par un jeune codétenu psychotique qui suivait le procès à la télévision, et qui ne lui pardonne pas d’avoir renié le Joker. Il le poignarde dans un couloir en lui répétant la formule virale avec laquelle Fleck avait tué Murray Franklin en direct à la télévision : « You get what you fucking deserve. » Alors que Fleck, tombé au sol, agonise en se vidant de son sang, on aperçoit son meurtrier en arrière-plan flou contre le mur, en train de se couper les joues par les commissures des lèvres.

Il inscrit ainsi le sourire du Joker au couteau dans sa chair, conformément à la mythologie de « l’Homme qui rit » reprise par Azzarello-Bermejo et par Nolan. Arthur Fleck vient d’être tué par le Joker. En remplaçant le maquillage par des cicatrices indélébiles, l’assassin veut certes arrimer le Joker à son propre corps, devenir Joker à la place de l’usurpateur qu’il vient d’éliminer.

Mais il ne faut pas être dupe. Fleck n’a pas été tué par le « vrai » Joker, c’est-à-dire par un autre individu qui serait le Joker « authentique », Jack Napier ou un autre. À l’ère iconopolitique, la question de l’identité a perdu son sens. Ou plutôt, l’identité personnologique a été effacée par une autre sorte d’identité, iconologique. Être n’est plus une propriété substantielle, c’est être la valeur d’une variable dans une fonction. Nos fiertés, nos identités, nos plaisirs ne font que remplir des fonctions iconiques préexistantes.

Ainsi l’image introduit-elle une schizophrénie au cœur même de l’être, une scission entre l’essence et l’existence. Car Fleck a été tué par la médiation de sa propre essence iconique, par l’intercession du Joker immatériel, temporairement incarné dans un avatar passager qu’il pourra quitter à nouveau pour un autre. En déversant son être dans son essence iconique, l’existence matérielle a atteint sa plus grande précarité.

Le film montre ainsi l’impossibilité tragique à occuper à nouveau le champ de l’existant. Arthur Fleck ne peut pas être Arthur Fleck. On ne le laissera plus être Arthur Fleck. Le champ de l’existence nue se trouve déserté, dépotentialisé, désaffectivé, vidé de tout désir. On le voit lors de la scène de sexe entre Lee et Arthur dans l’obscurité du mitard, totalement désérotisée par son absence de toute spectacularité.

Voilà ce qui nous reste du « réel », ce sexe sans âme, aussi froid que la pierre des murs de la prison. Après la renonciation de Fleck au Joker, Lee fera comme si cet acte sexuel n’avait pas eu lieu. L’existence au premier degré est devenue impossible. On ne peut pas exister sans se dédoubler en images, sans incarner des images, sans invoquer leur charme comme on invoque des esprits.

La séquence d’ouverture « Looney Tunes » dit l’essentiel, de manière allégorique et condensée. Dans cette séquence animée, Arthur Fleck, invité d’un show télévisé prestigieux, se bat avec son ombre pour revêtir le costume du Joker ; son ombre parvient à prendre sa place en l’enfermant dans le placard des coulisses, et à attirer à elle la visibilité sur le plateau ; mais, quand trois policiers viennent pour l’arrêter, l’ombre laisse Arthur reprendre sa place dans le costume et recevoir les coups de matraque qui éclaboussent l’écran de sang rouge vif.

Ainsi la vie iconomorphique est-elle en effet un combat de chacun avec son ombre ou avec son spectre de pixels et de réseau social. Tel est notre nouveau pacte faustien : mon spectre me vampirise, il me suce ma substance pour exister à ma place en images publiques, mais c’est moi en tant que corps qui reçois les coups du harcèlement, du lynchage et de la mort sociale… Ironie médiabolique : d’un seul mouvement, la force même que nous prête le médium dans l’espace social nous retire celle de nous en passer.

La force iconique est perverse, car elle ne se mesure qu’à l’angoisse qu’elle nous instille de venir à nous manquer. Tels sont les termes du pacte diabolique : « Je te donne une force immense en échange de ta vie ! Tu ne seras plus jamais seul : chacun de tes actes sortira de la sphère étroite du Pour-Soi, il pèsera désormais du poids massif de sa résonance médiatique, mais en contrepartie, il perdra l’innocence spontanée où il pouvait s’abriter à l’ombre, il se cristallisera désormais dans le réseau qui le redouble, exhibé et commenté jusqu’au vertige ! »

Nous sommes tous Joker, par un bout ou l’autre de nos petites vies surexposées. Sa folie n’est pas une folie à deux, c’est une folie pour tous.


[1] Voir Frédéric Bisson, Logique du Joker, Paris, éditions MF, 2023.

[2] Alan Moore a initié cette approche nouvelle du personnage, génésique et empathique, dans The Killing Joke (1988), dont s’inspirait directement Tim Burton dans son premier Batman et dont, à sa manière renouvelée, s’est inspiré à son tour Phillips. L’engouement pour le Joker de 2019 s’explique d’abord par un renversement de perspective. De X-Men à Avengers, les films contemporains de superhéros reposent sur une vision morale manichéenne, l’opposition presque étanche entre héros et vilains. Au contraire, Joker déstabilise cette vision morale. Le vilain officiel échappe tout à coup à cette étiquette, en suscitant notre empathie. Et réciproquement, le père du héros, Thomas Wayne, déchoit de son rang de bienfaiteur public et de philanthrope, pour apparaître au contraire comme un suppôt de la violence sociale et de la domination la plus décomplexée. Ce renversement de perspective invite d’une part à une compréhension morale complexe, qui ne se satisfait pas du manichéisme infantilisant. D’autre part, il correspond à l’air du temps. L’époque est à la revanche des parias et aux antihéros.

Frédéric Bisson

Philosophe

Rayonnages

CultureCinéma

Notes

[1] Voir Frédéric Bisson, Logique du Joker, Paris, éditions MF, 2023.

[2] Alan Moore a initié cette approche nouvelle du personnage, génésique et empathique, dans The Killing Joke (1988), dont s’inspirait directement Tim Burton dans son premier Batman et dont, à sa manière renouvelée, s’est inspiré à son tour Phillips. L’engouement pour le Joker de 2019 s’explique d’abord par un renversement de perspective. De X-Men à Avengers, les films contemporains de superhéros reposent sur une vision morale manichéenne, l’opposition presque étanche entre héros et vilains. Au contraire, Joker déstabilise cette vision morale. Le vilain officiel échappe tout à coup à cette étiquette, en suscitant notre empathie. Et réciproquement, le père du héros, Thomas Wayne, déchoit de son rang de bienfaiteur public et de philanthrope, pour apparaître au contraire comme un suppôt de la violence sociale et de la domination la plus décomplexée. Ce renversement de perspective invite d’une part à une compréhension morale complexe, qui ne se satisfait pas du manichéisme infantilisant. D’autre part, il correspond à l’air du temps. L’époque est à la revanche des parias et aux antihéros.