La loi travail de la fonction publique
À la lecture du projet de loi de « transformation de la fonction publique » présenté le 13 février 2019 par Olivier Dussopt, secrétaire d’État auprès du ministre de l’action et des comptes publics, il apparaît que les différentes dispositions s’inscrivent dans la continuité directe des réformes engagées par Nicolas Sarkozy, et partiellement écornées entre temps.
Cela vaut en particulier pour trois aspects. Le premier concerne un retournement de l’ordre des modèles entre public et privé. Avec les « accords de Bercy », Nicolas Sarkozy avait appliqué dans le public une nouvelle philosophie des relations professionnelles qu’il avait mis en œuvre auparavant dans le secteur privé, ouvrant la voie à des lois sur la fonction publique qui apparaissent comme des lois de transcriptions de réformes engagées dans le secteur privé. Le second concerne la réduction du rôle des commissions administratives paritaires ; le troisième l’importance croissante accordée aux agents contractuels.
Des dispositions de transcription de la réforme par ordonnance du code du travail
L’idée d’un secteur public ou de grandes entreprises publiques « vitrine sociale » qui pouvait servir de modèle à des négociations dans le secteur privé est, bien sûr, depuis longtemps désuète, même si l’idée d’un «employeur modèle » est considérée par les spécialistes des relations industrielles comme caractéristique de certains pays du Nord de l’Europe et si la référence à « l’exemplarité » de la fonction publique émaille l’exposé des motifs de ce projet.
Il semble que cet ordre ait été retourné et que les évolutions se jouent d’abord dans le secteur privé qui devient la vitrine sociale du public. Le projet de loi sur la fonction publique propose ainsi, sans beaucoup de précautions, plusieurs dispositions qui transcrivent les dispositions de la réforme du code du travail engagée par ordonnance, et qui font résonner ce projet comme une loi travail de la fonction publique.
Il s’agit de la fusion des instances représentatives du personnel avec la disparition de fait des CHSCT, qui sont intégrés dans un « comité social d’administration, territorial ou d’établissement », l’équivalent des « comités sociaux et économiques » dans le secteur privé. Le texte prévoit toutefois le maintien d’une « formation spécialisée » sur les thèmes des anciens CHSCT au-delà d’un certain seuil d’effectif. Il y a aussi l’instauration d’un contrat de projet qui prend fin lorsque le projet arrive à son terme ou lorsqu’il ne peut se réaliser. Il y surtout l’article 4, qui vise à « faire évoluer l’articulation entre les niveaux de négociation, notamment entre le niveau national et le niveau local »[1] ce qui fait écho, dans la réforme du code du travail, à la possibilité offerte aux accords d’entreprise de prendre le dessus, sur certains objets, sur les accords de branche. La convergence sur la méthode rejoint ici la convergence sur le fond puisque cet article est un article d’habilitation du gouvernement à légiférer par ordonnances.
Ce dernier point pourrait également rattraper ce qui avait été un échec de l’idée des accords de Bercy de 2008 d’introduire de la négociation dans la fonction publique. En effet, cette idée ambitieuse, qui bousculait le principe du pouvoir souverain de l’administration, n’a conduit de fait qu’à la signature d’accords que sur des sujets consensuels comme la formation professionnelle et, dernier exemple en date inscrit pour validation par le parlement dans ce projet de loi, un accord sur l’égalité professionnelle. Une des causes de l’échec de ce projet de négociation dans la fonction publique s’explique par le fait que l’administration ne peut engager dans un jeu de donnant/donnant ce qui devra être validé par le parlement. Il faut attendre de voir le contenu des ordonnances pour apprécier si ces négociations locales ne relèveront pas du même défaut.
Réduire le rôle des commissions administratives paritaires
Les dispositions concernant les commissions administratives paritaires peuvent apparaître relativement techniques, elles traduisent cependant la poursuite d’un processus très politique de remise en cause de l’association entre corps et syndicats. On en trouve les prémisses dans le rapport du Conseil d’Etat de 2003[2]. L’idée est qu’une pratique égalitariste dans les parcours des fonctionnaires, qui n’a jamais été dans les statuts, se serait développée de fait autour d’une gestion partagée par les syndicats des carrières au sein des corps. Une partie de la légitimité des syndicats se serait ainsi construits autour de cet enjeu. L’idée esquissée d’une suppression des corps ayant laissé place, plus modestement, à un processus de fusions de corps, le point de mire est alors devenu la commission administrative paritaire (CAP), l’instance paritaire qui encadre les mobilités et promotions des agents.
Une première étape, dans la minoration de l’importance des CAP avait été engagée après les accords de Bercy. Il s’agissait d’un rééquilibrage symbolique en faveur des comités techniques par un acte symbolique fort : la représentativité des syndicats n’est plus présupposée a priori pour les quatre grands syndicats historiques, elle est désormais mesurée et cette mesure se fait à partir des élections aux comités techniques. La dimension symbolique de l’opération a été scellée par la tenue de toutes ces élections le même jour, ce qui a d’ailleurs plutôt bien marché médiatiquement.
Le projet de loi présenté le 13 février donne deux tours d’écrou supplémentaires à cette minoration de la CAP et de son lien avec le corps. En premier lieu, elle envisage de les décentraliser et pour faciliter cela les organise par catégories (les niveaux A encadrement, B intermédiaire, C exécution).
En second lieu, elle réduit de manière radicale leur rôle concret dans la vie des fonctionnaires en « supprimant l’avis préalable de cette commission aux mobilités et à la promotion » et en le compensant par un recours administratif en cas de décision individuelle défavorable.
Les syndicats pourront toujours discuter des principes généraux, mais cela n’offre pas le même poids. Cette fonction des syndicats sera compensée par une possibilité individuelle de recours en cas de décision défavorable. Les CAP sont alors spécialisées sur « la prévention, le traitement et l’accompagnement des situations individuelles les plus complexes ». C’est là accompagner une orientation plus large, que l’on a vu à propos de la question des risques psychosociaux, qui tend à enfermer les syndicats dans l’accompagnement de cas individuels.
Une nouvelle philosophie pour les contractuels
La question des contractuels fait partie, avec la « prime au mérite », des serpents de mer des réformes de la fonction publique. En masse la part de contractuels est en croissance sur la durée mais à un rythme lent – 5% de croissance entre 2006 et 2016 dans les fonctions publiques d’Etat et hospitalières et moins dans la fonction publique territoriale.
Les éléments d’encadrement des pratiques contractuelles ne sont pas bouleversés. La règle protectrice de l’obligation de passer en CDI au-delà de 6 ans de CDD contraint assez fermement la succession de petits contrats. Le principe demeure que le contrat est l’exception. Ainsi dans les grandes masses, il n’est pas sûr que le nombre de contractuels explose. Les enjeux sont donc plus dans l’esprit.
Le livre blanc de Ludovic Silicani de 2008, qui avait orienté, à l’époque, la réforme, faisait de l’introduction d’un contrat de droit privé une question cruciale. L’exemple de la « privatisation » de la fonction publique italienne par le passage des fonctionnaires à des contrats de droit privé, montre que les implications pratiques d’un tel changement ne sont pas nécessairement majeures.
Au fond, le fait que l’État ne puisse faire faillite est un puissant facteur de protection de l’emploi en CDI. Le rapprochement des contractuels de la fonction public des agents privés est abordé aujourd’hui de manière plus pragmatique à travers un certain nombre de dispositions visant à banaliser les relations des employeurs publics avec les contractuels : la création d’une rupture conventionnelle de contrat de travail, la possibilité de conserver un droit individuel de formation acquis dans le privé ou la possibilité de recruter des contractuels pour temps partiels de moins de 50 %.
Le projet de loi apporte plutôt une nouveauté sur les publics visés par ces emplois contractuels. Une spécificité dans le projet de loi est, en effet, la focalisation sur les postes de direction. La volonté du gouvernement, sur ce point spécifique, se révèle par le fait que les dispositions visant cette évolution avaient été introduites dans le projet de loi sur l’avenir professionnel dans le privé (et rejetée par le Conseil constitutionnel comme « cavaliers » détachés de l’objet de la loi).
Cette nouveauté doit être comprise dans une perspective idéologique. L’exposé des motifs parle de permettre « à certains de nos concitoyens issus du secteur privé de s’engager au service du public (…) au bénéfice d’un enrichissement mutuel ». Il ne s’agit plus d’apporter une compétence pointue que n’offrirait pas nos grandes écoles de fonctionnaires (ENA, Polytechnique, Ecole supérieure de la santé publique), mais bien une autre manière de voir la gestion et d’autres valeurs. Une enquête menée au niveau européen auprès de cadres dirigeants confirme en effet que les dirigeants qui ont une expérience dans le service privé adhèrent plus aux valeurs du new public management que les autres.
Et la fonction publique ?
Les grandes orientations se dessinent, en particulier la mobilisation de contractuels comme porteurs d’une autre conception du fonctionnement de l’administration, et la forte restriction du rôle des syndicats sur la gestion des carrières des fonctionnaires. À cela il faudrait ajouter un volet important de la politique du gouvernement d’Edouard Philippe qui est la pression exercée pour la réduction du nombre de fonctionnaires dans la fonction publique territoriale. Mais ce dernier point ne passe pas par ce projet de loi : indirectement la suppression de la taxe d’habitation qui restreint fortement les marges de croissance des communes est, à sa manière, un volet de cette réforme.
Mais ce qui frappe le plus, c’est, en creux, l’absence de pensée positive sur la fonction publique. Le terme de « transformation », doit se vouloir en même temps « modernisation », employé habituellement par les défenseurs de la fonction publique, et « réforme », utilisé par ses détracteurs. L’exposé des motifs, après le traditionnel rappel des « valeurs » du service public et de la proximité des fonctionnaires, fait fond du mécontentement des usagers « qui considèrent que le service public se dégrade », sans préciser si c’est du fait des fonctionnaires ou de leur absence.
Le même exposé insiste sur la nécessaire responsabilisation des managers, malheureusement les propositions faites sont dans la lignée de celles des dernières années dont on peut démontrer qu’elles ont conduit à restreindre l’autonomie des cadres dirigeants[3].
On peine donc à trouver un projet spécifique comme celui qui avait été à d’autres époques la recherche d’une efficacité fondée sur les valeurs des agents (circulaire Rocard, 1989) ou par la suite les tentatives de refonder autour de la notion de « métier » la spécificité de la gestion des carrières des fonctionnaires.