L’affirmation d’une gauche musulmane américaine
«Comme musulmans, nous soutenons le président Trump parce qu’il promet la paix ; la paix, et non la guerre. Nous soutenons Donald Trump parce qu’il a promis de mettre fin à la guerre au Moyen-Orient et en Ukraine. » C’est en ces termes que l’imam Belal Alzuhairi exprima son soutien au candidat républicain lors de son meeting dans la ville de Novi, dans le Michigan, le 26 octobre dernier. Sur scène, la délégation de dignitaires musulmans détonait à côté des traditionnels supporters vêtus de t-shirts et de casquettes MAGA [Make America Great Again, le slogan de campagne de Donald Trump, ndlr].
L’imam Belal Alzuhairi est l’imam de la mosquée de Hamtramck, une ville de trente mille habitants située au nord de Détroit. Autrefois peuplée essentiellement par des migrants d’origine polonaise, Hamtramck est désormais la première ville des États-Unis à majorité musulmane et les musulmans y sont majoritaires au conseil municipal depuis 2015. Quelques jours auparavant, Amer Ghalib, le maire musulman d’origine yéménite de la ville, élu en 2021, avait lui aussi annoncé son soutien à la candidature de Donald Trump. Le soir même du rassemblement, Trump publia un tweet de remerciement diffusant les images de sa poignée de main avec les notables musulmans, avec en commentaire, écrits en lettres capitales, les mots suivants : « C’est un honneur, merci ! »
Le Michigan est l’un des États pivots (battleground states) de cette campagne comme des précédentes. L’État avait voté pour Trump en 2016 (avec 11 000 voix de plus que pour Hillary Clinton) et pour Biden en 2020 (avec 155 000 voix de plus que pour Trump). L’organisation Emgage, qui s’efforce de mobiliser les musulmans américains pour aller voter, dénombre environ deux-cent-six mille inscrits sur les listes électorales du Michigan qui se définissent comme musulmans. Dans ce contexte, ce qui aurait pu être écarté comme une simple fantaisie d’un petit groupe de responsables locaux est venu renforcer les mises en garde à destination du Parti démocrate sur la défection des électeurs musulmans. Les musulmans américains, qui avaient voté en majorité pour le Parti démocrate depuis 2001, seraient-ils en train de se retourner vers le Parti républicain ?
Depuis octobre 2023, les arabes et musulmans américains ont exprimé leur colère face à ce qu’ils perçoivent comme un soutien inconditionnel de l’administration Biden à Israël. Ils déplorent l’adoption continue de budgets pharamineux pour l’envoi d’armes. Désabusés par les déclarations rhétoriques de l’administration sur la nécessité d’une solution à deux États, ils ont le sentiment de n’être pas entendus. Lors de la Convention nationale démocrate organisée à Chicago en août 2024, le mouvement Uncommitted, initié par des arabes et musulmans américains faisant peser la menace d’un vote blanc sur les candidats démocrates, a réclamé qu’un porte-parole de la cause palestinienne soit entendu. Le refus d’accéder à cette requête de la part des organisateurs de la Convention a laissé un vif sentiment d’amertume.
Toutefois, les soutiens venant de responsables locaux et d’élus arabes et musulmans restent importants. La représentante démocrate du Minnesota Ilhan Omar, le procureur général du Minnesota Keith Ellison, le sénateur démocrate du New Jersey George Helmy, ont annoncé qu’ils voteraient pour Kamala Harris. L’organisation Emgage, le Black Muslim Leadership Council et les Libanais Américains pour Harris ont appelé à voter Harris. Même à Hamtramck, le conseil municipal à majorité musulmane est divisé. Mohammed Hassan, membre du conseil municipal et figure clé de la communauté bangladaise, a apporté publiquement son soutien à Kamala Harris. Le maire de Dearborn, Abdullah Hammoud, un ancien représentant démocrate, a refusé de rencontrer Trump lors de sa visite en déclarant ceci : « Trump ne sera plus jamais mon président. »
Pour discuter du vote arabe et musulman lors de l’élection du 5 novembre, on a parlé de division, de désaffiliation, ou encore d’un vote irrationnel, en s’étonnant de ce que des musulmans pro-Trump puissent voter contre leur propre intérêt. L’emploi de telles catégories en dit long sur la persistance d’un regard culturaliste. Si du point de vue de la théorie du choix rationnel, le vote musulman pour Trump peut apparaître comme insensé, n’est-ce pas aussi le cas d’une grande partie des électeurs MAGA – non musulmans – des classes populaires et ouvrières, des femmes ou des personnes âgées, qui seraient les premières visées par les restrictions apportées au système déjà précaire de couverture santé, de justice reproductive ou de retraite ?
De même, parler de division du vote musulman suppose qu’il existerait un vote musulman et une communauté musulmane homogène, ce qui n’a jamais été le cas. Les musulmans américains sont une population hétérogène du point de vue des origines ethniques, nationales, des affiliations religieuses et des formes de religiosité, des niveaux socio-économiques et des occupations professionnelles. S’ils ont voté plutôt pour le Parti démocrate depuis 2001, ils étaient également attirés par le Parti républicain avant cette date. Enfin, il convient de relativiser l’idée d’un bloc électoral musulman qui pourrait aisément faire pencher le vote d’un côté ou de l’autre dans les États pivots en rappelant qu’on parle d’une population numériquement faible[1] et traversée par les mêmes divisions que le reste de la population (en termes de classe et genre) et les mêmes tendances (abstention, désintérêt pour la politique) que celles observées dans le reste de la société américaine.
Au lieu de s’étonner de ce que les musulmans américains ne parlent pas d’une seule voix, il est plus éclairant d’appréhender la diversité de leurs choix électoraux comme la manifestation saine d’une participation pleine et entière à la vie publique et politique. La guerre à Gaza n’est pas le déclencheur d’un processus de redéfinition du vote musulman aux États-Unis. Elle est le révélateur d’un processus de restructuration des mobilisations politiques et des identifications culturelles des musulmans de la génération des millenials. Ceux-ci ne se soucient plus d’incarner la norme du bon islam[2], compatible avec le récit libéral de la religion civile, autour duquel la génération précédente avait construit sa stratégie d’intégration.
Aujourd’hui, les élus et activistes musulmans américains considèrent que leur participation n’a pas à se cantonner à la défense de la liberté religieuse et des droits civils. Tout en revendiquant leur foi et leur origine, ils refusent qu’on islamise leur discours afin de mieux le dépolitiser.
Si l’islam américain s’est toujours caractérisé par une grande diversité de sensibilités culturelles et idéologiques, allant des plus conservatrices au plus libérales, les mesures de surveillance et les discriminations ciblant les musulmans après le 11 septembre 2001 avaient eu pour conséquence d’invisibiliser ces divergences dans l’espace public. Il importait de rester unis et de donner au public l’image d’une communauté soudée dans la lutte contre les discours et actes de haine. À partir des années 2015, on assiste à une remise en cause de cet équilibre. La guerre des cultures qui traverse la société américaine s’invite à l’intérieur des communautés musulmanes, et ces divergences s’affichent désormais au grand jour.
Le ralliement de Belal Alzuhairi et d’Amer Ghalib à Trump n’est pas seulement lié à la guerre au Moyen-Orient. Il découle d’un engagement plus ancien du maire et de ses soutiens dans un conflit contre les valeurs libérales et progressistes. En 2023, avec l’appui d’autres membres musulmans conservateurs du conseil municipal, Ghalib décida d’interdire que soient accrochés des drapeaux LGBTQ+ sur les poteaux de la ville. En 2022, il avait accordé son soutien aux familles musulmanes conservatrices qui lui demandaient que soient retirés des bibliothèques publiques les livres LGBTQ+. Lors d’une rencontre avec Michael T. Flynn, ancien conseiller pour la sécurité nationale de Trump, il avait proposé la formation d’une coalition conservatrice entre chrétiens et musulmans.
Ironie de l’histoire, Amer Ghalib avait été élu grâce au soutien de la maire progressiste Karen Majewski (maire de 2005 à 2021), qui avait encouragé l’élection de musulmans (originaires notamment du Yémen et du Bangladesh) au conseil municipal et qui avait autorisé la diffusion des appels à la prière dans la ville.
L’autre changement essentiel qui intervient autour des années 2015, c’est l’augmentation du nombre de candidats et d’élus musulmans dans les conseils municipaux, les législatures locales et au Congrès. En 2020, trente-et-un candidats musulmans, tous démocrates, sont élus dans les chambres des représentants des États fédérés et onze dans les sénats. La moitié d’entre eux ont moins de 45 ans.
Parmi ces nouveaux élus, on trouve des profils originaux comme celui de Mauree Turner, née en 1992 ou 1993, qui se définit comme musulmane et non binaire (utilisant le pronom they en anglais), élue membre de la législature d’Oklahoma en 2020 contre son opposant républicain (avec 71 % des voix). Formée au Conseil des relations américano-islamiques (Council on Islamic-American Relations) et à l’Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberty Unions), iel axe sa campagne autour de la question de la représentation des musulmans queer. Madinah Wilson-Anton (née en 1993) est élue à la Chambre des représentants du Delaware en 2020 après une campagne centrée sur l’école publique et les énergies renouvelables. La palestinienne-américaine Iman Jodeh est élue en 2020 à la Chambre des représentants du Colorado au terme d’une campagne centrée sur l’emploi, l’accès au soin et le logement.
Ce sont là quelques exemples d’un nouveau personnel politique musulman, essentiellement démocrate et progressiste, qui a fait campagne sur des sujets tels que l’emploi, l’environnement, l’éducation, la lutte contre la pauvreté. Si tous ces candidats et élus se disent ouvertement musulmans, l’islam intervient dans leur campagne et leur programme comme un élément parmi tant d’autres et ne constitue pas le fondement de leur vision politique. Ruwa Romman, palestinienne-américaine (née en 1993) élue à la Chambre des représentants de Géorgie en 2022, se remémore ainsi les raisons qui l’avaient poussée à se porter candidate : « Je me suis portée candidate pour remettre les services publics au centre de la politique et aider les Géorgiens du mieux que je pouvais. Il se trouvait juste que j’étais musulmane et palestinienne. »
Au moment même où l’imam Alzuhairi rejoignait Trump sur son podium dans le Michigan, Zohran Mamdani, un jeune homme de 33 ans, représentant du trente-sixième district de l’Assemblée de l’État de New York et fils de l’universitaire Mahmood Mamdani, annonçait sa candidature à l’élection de la mairie de New York qui aura lieu en 2025. Engagé pour la cause des travailleurs et des classes populaires, Zohran Mamdani s’est illustré notamment par la grève de la faim qu’il a menée en 2021 par solidarité avec les chauffeurs de taxi new-yorkais victimes de prêts aux intérêts prohibitifs pour l’achat de leur franchise. La concomitance des deux interventions publiques d’Alzuhairi et de Mamdani montre à la fois la pleine intégration des musulmans américains dans la compétition politique et culturelle étatsunienne et le fossé entre leur vision politique.
La campagne Uncommitted, lancée en février 2023 dans l’État du Michigan, s’inscrit dans ce processus d’affirmation politique d’une nouvelle génération de musulmans et d’arabes américains. La stratégie de la campagne était d’appeler les électeurs à voter blanc ou sans préférence lors des primaires du Parti démocrate dans des États tels que le Michigan, le Minnesota et l’État de Washington afin de protester contre la politique menée par l’administration Biden à Gaza. L’idée était de faire apparaître au Parti démocrate le risque de perdre ces États pivots en cas d’abstention des électeurs musulmans et arabes américains. La campagne remporta un certain succès avec un total pour les primaires de 16 % de votes uncommitted dans le Michigan et 19 % dans le Minnesota et un décompte de 700 000 votes à l’échelle nationale. Lors de la Convention démocrate, le mouvement put envoyer trente délégués pour faire entendre leurs requêtes d’un cessez-le-feu et d’un embargo sur les ventes d’armes à Israël.
Mouvement de protestation, les Uncommited ont aussi adopté une stratégie visant à changer l’institution du Parti démocrate sinon de l’intérieur, du moins à partir d’une position d’extériorité proche de l’institution. Les principaux penseurs et stratèges de cette campagne sont loin d’être extérieurs aux rouages de la politique partisane et électorale. Abbas Alawieh, l’un des fondateurs de la campagne, est un ancien membre du cabinet de la représentante palestinienne-américaine Rashida Tlaib et de celui de l’ex-représentante du Missouri Cori Bush. Un journaliste du Washington Post décrivait Alawieh en disant qu’il avait beau être un « délégué non engagé [uncommitted] », il était avant tout un « démocrate engagé [committed] ». Il faisait référence ainsi à sa longue carrière politique comme volontaire dans la campagne du représentant démocrate Andy Levin (Michigan), avec lequel il noua une relation amicale et de mentorat.
Une autre responsable importante du mouvement est Leyla Elabed, sœur de Rashida Tlaib et ayant travaillé comme organizer[3] dans l’État du Michigan auprès des communautés africaines-américaines marginalisées de la région de Détroit. Waleed Shahid, ancien porte-parole du mouvement Justice Democrats et ancien conseiller des représentants Alexandria Ocasio-Cortez et Jamaal Bowman, est l’une des autres figures clé du mouvement, à la fois fondateur et conseiller pour la stratégie. Ces profils montrent à quel point les Uncommitted ne mettent pas en œuvre une simple stratégie de contestation de l’extérieur. Ils cherchent à mettre à profit leur connaissance fine des rouages du pouvoir politique et de la machine électorale pour faire bouger les lignes au sein du Parti démocrate.
Symbole de cette prudence politique, le communiqué émis par les Uncommitted après le refus du Parti démocrate d’accéder à leur requête de faire intervenir un de leurs porte-paroles pour évoquer la question palestinienne lors de sa convention d’août. Le mouvement y affirme qu’il n’appellerait pas à soutenir Kamala Harris, mais qu’il n’appelait pas non plus à voter pour Trump ou pour un troisième parti (celui de la candidate socialiste Jill Stein).
La stratégie qui vise à la fois le changement institutionnel et la mobilisation extra-institutionnelle est inspirée notamment du groupe Momentum, un réseau expérimental d’organizers créé en 2014 pour tirer les leçons des limites de la stratégie d’occupation et de mobilisation de masse d’Occupy Wall Street. Selon la doctrine de Momentum, parmi les principaux instruments de changements à disposition d’un mouvement social, on compte le changement institutionnel, la construction de pouvoirs extra-institutionnels et le changement personnel et interpersonnel. Aux États-Unis, toute une génération d’activistes et de volontaires de mouvements engagés sur les questions d’environnement ou de droit du travail ou pour la lutte contre le port d’armes s’est formée à cette école.
L’un de ces mouvements est IfNotNow (INN), créé en 2014 en réaction contre l’opération israélienne Protective Edge. Rassemblant des jeunes juifs américains progressistes, IfNotNow a soutenu et exprimé sa solidarité aux arabes et musulmans américains des Uncommitted. Par exemple, la section INN de Boston a mobilisé ses volontaires pour soutenir la requête des Uncommited que des palestiniens-américains puissent s’exprimer à la Convention.
IfNotNow aspire à changer l’establishment juif américain afin de réorienter la politique américaine de soutien inconditionnel à Israël. Si ses membres s’attaquent en priorité à des groupes de pression comme le Comité américain des affaires publiques d’Israël (American Israel Public Affairs Committee), ils ont également mené des actions de désobéissance civile, telles que des occupations de ponts et d’autoroutes, pour éveiller les consciences et déconnecter leur judaïsme de la politique de Netanyahou. IfNotNow, dont le nombre d’adhérents a décuplé depuis octobre 2023, a organisé de nombreuses manifestations dans lesquelles le rituel religieux a toujours une place centrale. Les membres et proches de IfNotNow ont été des alliés essentiels du mouvement Uncommitted. Beaucoup d’entre eux partagent les mêmes réseaux amicaux, culturels ou professionnels et ont étudié ensemble à l’université.
Cette nouvelle génération d’acteurs politiques et d’activistes arabes et musulmans aborde son engagement civique et politique d’une façon tout à fait différente de celle de leurs aînés, très marqués par le climat de suspicion et de surveillance de l’après 11-Septembre. Cette génération-là axait son discours sur la défense des droits civils et des libertés religieuses, en se gardant d’intervenir sur les débats de politique étrangère ou sur l’avenir et les programmes des partis démocrate ou républicain. Tout en étant critiques de l’opposition entre bons et mauvais musulmans qui structurait les controverses publiques sur l’islam après le 11-Septembre, ils étaient d’une certaine façon pris au piège de ce paradigme.
Aujourd’hui, les élus et activistes musulmans américains considèrent que leur participation n’a pas à se cantonner à la défense de la liberté religieuse et des droits civils. Tout en revendiquant leur foi et leur origine, les trentenaires et quarantenaires qui se mobilisent autour de mouvements tels que les Uncommitted refusent qu’on islamise leur discours afin de mieux le dépolitiser. Ainsi, lorsque Biden annonça en novembre 2023 le lancement de la première stratégie nationale pour combattre l’islamophobie, en un geste maladroit d’apaisement envers les musulmans américains, cette initiative fut immédiatement rejetée et tournée en dérision. Ce qui aurait peut-être pu fonctionner et séduire dans les années 2010 fut au contraire reçu comme un camouflet par les populations concernées. Ce n’est pas d’islam que l’on voulait parler, mais de politique, et surtout de politique étrangère.
Ces jeunes leaders et élus arabes et musulmans font preuve d’une grande lucidité dans la réflexion stratégique sur leur poids politique, qui contraste avec l’émotionalité qui s’est exprimée dans les manifestations étudiantes des campus américains. Lucides sur le travail qu’il leur reste à accomplir pour transformer l’éthos du Parti démocrate et pour accroître leur pouvoir de persuasion, beaucoup se sont résolus à voter pour Kamala Harris. Leur vote est un acte politique de raison, et non un blanc-seing.
Dans un article de bilan sur la séquence qui se déroule depuis octobre 2023, Waleed Shahid écrit ceci : « Si l’on évalue le moment politique présent, un fait simple est clair : nous, à gauche, avons perdu. » Il insiste sur l’illusion qui a été la sienne et celle de ses proches de croire que les manifestations d’indignation morale pourraient avoir des effets politique. Nous n’avons pas pris au sérieux, explique-t-il, « l’écart entre nos aspirations et notre pouvoir ». Ce fossé « ne peut être comblé simplement en se mobilisant plus intensément ou en criant plus fort. Il nous faut une approche plus stratégique qui comprenne et cherche à refaçonner les structures politiques influençant la politique étatsunienne en Israël. »
Au-delà de cet autodiagnostic sans concession, on peut voir dans des initiatives telles que celle des Uncommitted et la constellation de mobilisations arabes et musulmanes locales qui s’inscrivent dans cette approche la véritable révélation de la campagne présidentielle. À la veille d’un scrutin dont l’issue est tout à fait incertaine, beaucoup s’inquiètent des risques de violence ou d’enlisement de batailles juridiques autour de la certification du vote. Dans ce contexte, on peut considérer que ce travail de fond de la gauche musulmane américaine n’a rien de décisif pour l’élection du 5 novembre. Il s’agit là en effet d’un enjeu de long terme, mais qui n’en est pas moins essentiel. Ces mobilisations contribuent au renouvellement d’une gauche américaine qui puise sa force dans de solides réseaux multiconfessionnels.
Si ces réseaux incluent des athées, des agnostiques, des évangéliques, exvangéliques ou catholiques, les jeunes progressistes juifs et arabes et musulmans y jouent un rôle moteur non seulement du point de vue de la pensée stratégique, mais également de la reconceptualisation de l’idée même de gauche. « Notre belle coalition anti-guerre, multiconfessionnelle, multiraciale, multigénérationnelle est ce qui m’a sauvée l’an dernier, témoigne Ruwa Romman. Cette coalition envers qui je suis si reconnaissante m’a permis de garder pied. Nous avons tenu ensemble, solidaires, rappelant au monde que c’est notre impact collectif qui conduira au progrès et changement dont nous avons désespérément besoin. » Ces coalitions représentent un contrepoids essentiel aux alliances interconfessionnelles conservatrices bien connues, souvent menées par des évangéliques, et fondées sur un combat pour les valeurs (la famille, la nation, l’avortement).
S’agissant des populations musulmanes américaines, la leçon de cette campagne n’est pas le retournement prétendument massif des musulmans en faveur Trump en raison de Gaza. Ce que cette campagne houleuse a fait apparaître est la lucidité et la détermination d’une nouvelle génération d’élus, d’activistes, de responsables associatifs qui ne cherchent plus simplement à incarner le bon islam, mais à secouer les bons démocrates et à faire changer leurs conceptions du Moyen-Orient. Loin de la logique identitaire qui motive les musulmans conservateurs pro-Trump, ils pensent leur engagement en des termes politiques, à travers l’élaboration de coalitions et de stratégies à la fois intra- et extra-institutionnelles.
Quelle que soit l’issue de l’élection, un aspect central, et pourtant passé au second plan, de la séquence de l’après-7 octobre est bien l’affirmation intellectuelle et stratégique au cœur de l’échiquier politique américain d’une gauche multiconfessionnelle dans laquelle les millenials progressistes arabes, musulmans et juifs américains jouent un rôle moteur.