Mouvement perpétuel – sur Fusées de Jeanne Candel
Des coulisses déboule un piano sur roulettes que la pianiste (Claudine Simon) pousse à travers le plateau tout en cherchant à jouer un morceau qui ne peut pas attendre ou bien parce qu’elle ne peut le jouer qu’en mouvement, ses doigts courant sur les touches pendant que l’instrument roule sur le sol.
On écoute la musique aller et venir, s’interrompre et repartir et l’on comprend qu’elle aussi est sujette à la gravité, qu’elle pèse le poids des corps et des instruments qui lui donnent vie, que sa légèreté n’est pas sans matière et effort. Impression confirmée par les comédiens qui, peu après le piano mobile, rejoignent le plateau en boitant.
Attelles aux bras, têtes bandées, béquilles, minerves, on se demande de quel accident, ou de quel front, ils reviennent. On n’en saura pas plus, sinon qu’aucun corps ici-bas n’est immun aux pesanteurs du monde. Rien de tragique cependant. Les corps blessés se révèlent vifs et inventifs, d’autant plus facétieux que leurs mouvements sont empêchés et leur attirail (post-opératoire) encombrant. Comme souvent dans le théâtre de Jeanne Candel, ce qui se raconte sur scène est inséparable des conditions matérielles de son expression. Ce qui arrive aux corps est au moins aussi important que ce qu’ils disent et que les personnages qu’ils incarnent.
Son théâtre est moins une affaire d’histoires que l’on raconte que de mouvements, d’images et de sons que l’on compose sur scène, d’affects qui circulent et se transforment au gré des corps qu’ils animent et traversent. C’est pourquoi les musiciens y sont aussi des comédiens et les comédiennes des musiciennes : la musique est un personnage à part entière et les corps jouant-interprétant des matières à modeler, mais l’inverse est aussi vrai, on façonne la musique à la scène (Claudine Simon s’y emploie avec une aisance déconcertante) et on fait des corps des personnages changeants.
Il y a pourtant des histoires dans Fusées, plus que dans les précédents spectacles de Jeanne Candel. On y raconte même la grande histoire, celle de l’humanité, de l’époque des « bêtes sauvages » à la nôtre, de celle où l’on observait les étoiles dans le ciel à celle où l’on construit des fusées pour s’y rendre. On tire et porte un castelet sur le plateau et on bricole le grand récit : quelques toiles peintes, un tuyau de ventilation en aluminium, des astres au bout de baguettes de bois, une fusée en carton, un peu de fumée, du film alimentaire et le tour est joué.
Tout cela est merveilleux et jubilatoire comme l’est le théâtre quand il naît (presque) de rien sous nos yeux, qu’on est saisi malgré (grâce à) la pauvreté assumée des moyens engagés. Et cela ferait un très beau spectacle pour enfants (ce qu’il est aussi) si l’histoire racontée n’était qu’une belle histoire. Car ce que les trois comédiens et la pianiste miment dans leur castelet encombré ressemble beaucoup à une tragédie : comment l’observation de ces ailleurs insituables et les discours qu’on a élaborés autour d’eux (et afin de les connaître) a fini par produire un désir inextinguible de conquête et de colonisation.
Comme l’a montré l’écrivain et poète Patrice Blouin dans un livre qui vient de paraître (Car le monde est creux), l’entreprise colonisatrice est inséparable de la construction d’un imaginaire de l’« ailleurs merveilleux » dont la bienveillance à l’égard des régions et des peuples décrits n’a d’égale que la violence que leur feront subit les colons qui viendront après eux[1]. Christophe Colomb s’est nourri du récit des voyages de Marco Polo comme Elon Musk des aventures de l’USS Enterprise dans la série Star Trek (et notre désir de l’orient des contes des Mille et une nuits). À la fin du spectacle-castelet, on construit une fusée et on quitte la Terre.
J’ai pensé en réfléchissant à Fusées à deux romans parus au printemps qui racontent l’exploration spatiale tout en déjouant l’imaginaire héroïque et néo-libéral : Orbital : une journée, seize aurores de Samantha Harvey et Sister-ship d’Élisabeth Filhol.
L’histoire qui suit reprend en partie celle d’Out of the Present (1995), le film-documentaire dans lequel Andrej Ujica raconte l’histoire de Sergeï Krikalev, le cosmonaute qui, entre 1991 et 1992, passa dix mois au lieu des quatre prévus dans la station Mir pendant que disparaissait sur Terre le pays qui l’avait envoyé en orbite (l’Union Soviétique). Dans Fusées, Boris et Kyril, deux cosmonautes manifestement russes, rejoignent une station orbitale administrée par une Intelligence Artificielle pointilleuse et autoritaire.
Ils apprendront après quelques semaines en apesanteur que leur retour sur terre est indéfiniment différé. Ils finiront par débrancher l’IA inquisitrice et fuir à la vitesse de la lumière en direction de la planète Iris, dont on ne sait si elle figure sur leurs cartes galactiques ou s’ils l’inventent pour donner une destination à leur escapade. De cosmonautes patriotes et ingénieurs aguerris, Boris et Kyril redeviennent les explorateurs fantaisistes et enthousiastes qu’ils furent peut-être un jour.
Au dernier moment, le voyage retrouve l’esprit du castelet d’où tout est parti, mais il a entretemps radicalement changé d’échelle. Il ne s’agit plus de faire rentrer le cosmos dans un théâtre miniature (de le comprimer pour en extraire le merveilleux), il s’agit d’étendre le plateau jusqu’aux limites de l’univers observable, de projeter le théâtre dans l’espace vide et acentré où flottent nos cosmonautes. Ce pourrait être dramatique (comme dans Gravity d’Alfonso Cuarón où le vide interplanétaire est tout sauf accueillant).
C’est joyeux et un brin mélancolique. Joyeux parce qu’Iris se révèle être une planète agréablement habitable. Mélancolique car comment reviendrait-on d’une échappée interstellaire. La ligne de fuite est sans retour possible. C’est un voyage qu’ils ne pourront se raconter qu’à eux-mêmes.
La réussite de cet épisode astronautique doit beaucoup à l’art des comédiens qui incarnent Boris et Kyril : Vladislav Galard (en alternance avec Marc Plas) et Jan Peters. Ils n’ont besoin que d’une fusée en carton et d’un fauteuil à roulettes pour mimer décollage, amerrissage et vie en apesanteur, leurs corps faisant le reste, notamment les bruits de tous les engins utilisés. Les voir tourner l’un autour de l’autre en mimant des sons de moteur, tandis que Claudine Simon joue sur un piano lui-même en mouvement des mélodies de Bach, Rossini ou Schumann et que l’IA, incarnée par Sarah Le Picard, égrène ses instructions a quelque chose d’à la fois naturel et stupéfiant : on y croit (on y est) et on n’en revient pas.
J’ai pensé en réfléchissant à Fusées à deux romans parus au printemps qui, chacun à sa manière, racontent l’exploration spatiale tout en déjouant l’imaginaire héroïque et désormais néo-libéral : Orbital : une journée, seize aurores de Samantha Harvey[2] et Sister-ship d’Élisabeth Filhol[3].
La première raconte une journée dans la vie de six astronautes en orbite dans la station spatiale internationale, au cours de laquelle ils et elles feront seize fois le tour de la Terre et verront donc seize fois le soleil se lever et se coucher. Pendant que d’autres explorent (un vaisseau est parallèlement en route vers la lune), elles et ils tournent en rond autour de la Terre en vaquant à leurs mille tâches quotidiennes. Un très beau chapitre décrit l’évolution du regard qu’ils et elles portent sur leur planète.
Au début, on regarde les villes, leur extraordinaire scintillement quand la Terre est dans l’ombre, ces innombrables éclats humains qui cernent le noir des espaces inhabités ou peu éclairés. Puis on regarde la nature que le soleil révèle, les mers et les montagnes, les fleuves et les déserts, les grandes plaines et steppes encore sauvages. On voit pour finir les effets de la présence humaine, les mers et les lacs asséchés, les mines à ciel ouvert, les incendies qui ravagent les forêts, les terres polluées par l’agriculture intensive, etc. Ils et elles passent ainsi, sans solution de continuité, de l’émerveillement à l’effroi puis de l’effroi à l’émerveillement sans que l’un parvienne à l’emporter sur l’autre. Comme si notre destin était désormais d’être pris entre ces deux sentiments contraires.
La seconde raconte le déplacement sur Titan, une des lunes de Saturne, de trois vaisseaux sœurs chargés d’y transporter les gènes de près d’un million d’espèces terrestres afin de les préserver d’une destruction probable. Parallèlement, le roman rend compte du débat qui oppose Lee Wang, le directeur de l’International Space Agency, à Svetlana Ivanova, l’astrobiologiste à qui l’on doit l’objectif de la mission : doit-on préserver l’écosystème terrestre ou bien disséminer les gènes humains hors de la Terre de manière à assurer la survie de l’humanité ? autrement dit, doit-on contribuer à la prolifération d’une espèce invasive ou bien sauver les espèces terrestres de sa nocivité avérée ?
Lee Wang a tranché le débat en faveur des humains mais la cuve où les gènes humains ont été stockés (et dont la sélection n’a pu échapper aux lois du marché) est au cœur de l’attention de l’équipage du vaisseau qui la transporte et de son IA – dont les intentions sont tout sauf transparentes. Ces trois œuvres dessinent une poétique (et une politique) de l’exploration spatiale qui est aux antipodes des récits épiques (et souvent univoquement héroïques) qui les ont précédées. Elles sont le symptôme d’une nouvelle relation à l’ailleurs spatial, plus ambivalente et contrastée, et aussi plus critique.
Avant de désigner une pièce d’artifice puis un engin diversement auto-propulsé, la fusée était la masse de fil qu’on enroulait et tordait sur le fuseau, et qu’il fallait, parce que le fil s’embrouillait souvent, patiemment démêler. Avant d’être projetée dans les airs au risque d’une explosion souhaitée ou possible, une fusée était donc ce qu’on dénouait ou débrouillait, un écheveau de fils ou un mystère. On passe ainsi, par la forme, du fuseau à la fusée et, par le feu, du projectile au mouvement du cœur.
Car une fusée a aussi voulu dire cela, une gaieté ou une irritation soudaine, un éclat de rire, une colère si vive qu’on ne peut l’empêcher, et puis, par contamination, une pointe qui moque et blesse ou un trait qui fuse et laisse derrière lui un panache de fumée grise. On trouve le mot chez Baudelaire, il revient plusieurs fois au milieu de notes prises sur des feuilles volantes qu’on découvrit après sa mort. Fusées.
Eugène Crepet publia sous ce titre un recueil de ces fragments, ensemble hétérogène d’aphorismes et de courtes proses, qui ont en commun d’être à la fois critiques (jusqu’au sarcasme) et sombres (jusqu’au spleen). Le mot de Crepet fut finalement bien choisi. La fusée a ce double pouvoir (ou fonction) : elle fait exploser les défenses ennemies (celles de l’époque honnie) et elle permet au poète de s’élever en un éclair au-dessus des mélancolies humaines.
Les fusées de Jeanne Candel conservent de celles de Baudelaire la pointe et l’éclat, elles nous font un moment flotter dans l’air et démêlent en nous les passions tristes, mais elles n’ont pas vocation à blesser, encore moins à vouer ses contemporains au mépris de celui qui est capable, par ses traits, de s’élever au-dessus d’eux.
Une des fusées de Baudelaire dit cependant assez bien ce que fut moi le spectacle de Jeanne Candel, et qui demeura pour Baudelaire un projet lointain : « Concevoir un canevas pour une bouffonnerie lyrique ou féerique, pour pantomime, et traduire cela en un roman sérieux. Noyer le tout dans une atmosphère anormale et songeuse, – dans l’atmosphère des grands jours. Que ce soit quelque chose de berçant, – et même de serein dans la passion. – Régions de la Poésie pure. »
Fusées de Jeanne Candel au Théâtre de la Commune à Aubervilliers jusqu’au 9 novembre 2024.