Géographie

Les mobilités résidentielles : un enjeu pour la cohésion sociale et territoriale

Géographe, Statisticien, Géographe

Deux discours s’opposent à propos des mobilités en France : les français seraient ancrés dans leur territoire et auraient ainsi une faible mobilité résidentielle ou, à l’inverse, notre société se caractériserait par son hypermobilité. Les deux sont des mythes, la réalité oscillant entre les deux et ne s’étudiant avec justesse que dans la prise en compte des échelles spatiales. C’est ce que tend à montrer le rapport de l’Observatoire des territoires sur les mobilités résidentielles qui donne à voir les dynamiques et les disparités territoriales au-delà des idées reçues.

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Les mobilités résidentielles participent d’une lente transformation des territoires français. Le rapport 2018 de l’Observatoire des territoires en dévoile les multiples facettes et pointe les défis qu’elles posent pour la cohésion sociale et territoriale. Il permet également de revenir sur plusieurs idées reçues en matière de mobilité et d’attractivité territoriale.

Les Français sont plutôt plus mobiles que leurs voisins européens, mais l’ancrage territorial reste le phénomène majoritaire

On entend parfois dire que les Français seraient peu mobiles. C’est à la fois vrai et faux. En 2014, 7 millions de Français, soit un peu plus d’une personne sur dix, ont changé de logement : c’est plus que la moyenne européenne (11 % contre 9 %), mais la mobilité résidentielle reste bien chaque année le fait d’une petite fraction de la population. Par ailleurs, plus des deux tiers des Français qui déménagent se réinstallent à proximité de leur précédent logement : 35 % restent au sein de la même commune, 36 % changent de commune mais restent dans le même département. En parallèle, seuls 14 % de ceux qui déménagent changent de région. La grande majorité des mobilités résidentielles sont ainsi des déménagements de proximité. Or, ce phénomène a tendance à se renforcer : les Français déménagent aujourd’hui moins et moins loin que dans les années 1990.

Le taux de mobilité varie toutefois fortement en fonction du cycle de vie des individus : c’est entre 20 et 25 ans que l’on déménage le plus souvent et le plus loin, à l’inverse c’est entre 40 et 55 ans que les déménagements de longue distance sont les moins nombreux. À l’âge s’ajoute une forte différenciation sociale des taux de mobilité : les individus les moins diplômés déménagent moins et moins loin que les plus diplômés. Ces différences sont flagrantes lorsque l’on cartographie les flux résidentiels des différentes catégories de la population : les déménagements des cadres tissent pour partie un réseau d’échelle nationale reliant les grands pôles métropolitains entre eux, quand les mobilités résidentielles des ouvriers sont bien plus souvent ancrées dans un périmètre régional.

Déménager ne rime pas forcément avec un meilleur accès à l’emploi

La mobilité géographique est souvent présentée comme un moyen de lutte contre le chômage, en permettant une meilleure adéquation spatiale entre demande et offre de travail. Les analyses conduites dans le rapport à partir des données de l’échantillon démographique permanent et de l’enquête Logement de l’Insee incitent cependant à la prudence.

En effet, pour les actifs ayant changé de territoire de résidence (c’est-à-dire d’aire urbaine ou de département pour ceux qui résident en dehors d’une aire urbaine) entre 2009 et 2014, les pertes d’emploi ou les passages à l’inactivité sont globalement plus fréquents que pour ceux qui n’ont pas bougé. Ainsi, parmi les actifs qui étaient en emploi en 2009, seuls 69 % de ceux qui ont changé de territoire le sont encore en 2014, contre 81 % chez ceux qui sont restés dans le même territoire pendant ces cinq années. Si ce résultat est observé pour toutes les catégories socioprofessionnelles, il est particulièrement marqué pour les employés et les ouvriers, qui semblent plus affectés que les cadres par les pertes d’emploi liées à un changement de territoire : la part de ceux qui sont restés en emploi après un changement de territoire n’est que de 63 % chez les ouvriers et les employés contre 83 % chez les cadres. Pour les premiers, qui évoluent plus souvent sur un marché du travail très local, la mobilité ne présente pas les mêmes atouts que pour les seconds.

Pour les personnes au chômage, globalement plus mobiles que les actifs en emploi, changer de territoire est en revanche plutôt associé à une augmentation du retour en emploi : parmi les chômeurs ayant déménagé entre 2009 et 2014, 56 % sont en emploi en 2014, contre 51 % chez ceux qui n’ont pas changé de territoire. Cela traduit le fait que, pour les personnes au chômage, changer de territoire est parfois nécessaire pour accéder à l’emploi. Si ces résultats semblent indiquer que l’aide à la mobilité géographique pourrait bien constituer un outil de lutte contre le chômage, ils sont toutefois à nuancer. Une fois pris en compte les effets du niveau de diplôme et de l’âge, l’effet positif de la mobilité est nettement réduit : le rôle de la mobilité géographique dans le retour à l’emploi des chômeurs est ainsi bien moins important que celui du diplôme, premier facteur explicatif, ou encore de l’âge.

Depuis 50 ans, les mobilités résidentielles ont creusé les disparités entre les régions du Nord-Est, les Dom et le Sud-Ouest

D’un point de vue territorial, les mobilités résidentielles ont profondément transformé les dynamiques de l’espace français au cours des dernières décennies. Ce sont en effet principalement les évolutions de la géographie des déménagements qui ont structuré les contrastes actuels du territoire (voir la synthèse du rapport 2017 de l’Observatoire des territoires).

Au cours des dernières décennies, l’Île-de-France est la région qui a connu l’évolution la plus contrastée : alors qu’elle gagnait en moyenne plus de 15 000 habitants par an au jeu des mobilités résidentielles au début des années 1970, elle en perd aujourd’hui près de 51 000. Les ménages qui quittent la région capitale se dirigent pour une part vers les régions limitrophes, dans une extension spatiale du mouvement d’étalement de la métropole parisienne en direction des franges franciliennes, et plus encore vers les régions de l’Ouest et du Sud : la première destination des Franciliens est ainsi la Nouvelle-Aquitaine, avec plus de 29 000 déménagements entre 2014 et 2015. Il faut par ailleurs noter que ce fort déficit migratoire de la région parisienne n’exclut pas une forte attractivité : les nouveaux arrivants (souvent jeunes et diplômés) sont très nombreux, mais ceux qui en partent, plus âgés, le sont encore davantage.

Les dernières décennies ont été marquées par la montée en puissance de l’attractivité des littoraux et plus largement des régions du Sud-Ouest. Dans les régions Occitanie, Pays de la Loire, Bretagne, Nouvelle Aquitaine, le caractère de plus en plus excédentaire des mobilités résidentielles (plus d’arrivées que de départs) s’explique avant tout par une forte augmentation des arrivées, notamment de Franciliens. Les départs sont quant à eux restés nombreux : ce sont donc des régions marquées par une forte rotation de leur population. À périmètre constant, la région Nouvelle-Aquitaine gagne quatre fois plus d’habitants par an au jeu des mobilités résidentielles qu’au début des années 1970. Entre 2014 et 2015, près de 117 000 personnes s’y sont installées, en provenance d’une autre région française, dont un quart en provenance de la région parisienne. Dans le même temps, plus de 85 000 personnes la quittaient, en premier lieu en direction de l’Occitanie voisine. La Bretagne et les Pays de la Loire ont quant à elles multiplié leur excédent migratoire par trois depuis 50 ans, et l’Occitanie par deux.

Ces régions de l’Ouest et du Sud-Ouest bénéficient aujourd’hui d’un solde migratoire bien plus favorable que Provence-Alpes Côte d’Azur, dont l’attractivité a fortement baissé depuis les années 1990. En cause, notamment, la forte croissance des prix de l’immobilier dans cette région qui a un temps été la plus attractive de toutes : après le Grand Paris, c’est dans la métropole niçoise que l’accès à la propriété est le plus difficile. Cette région gagne aujourd’hui huit fois moins d’habitants par an au jeu des mobilités résidentielles interrégionales qu’il y a 50 ans.

En parallèle, le déficit migratoire des Dom et des régions du Nord-Est a perduré, voire a eu tendance à se renforcer et à s’étendre à de nouvelles zones à proximité depuis la crise de 2008. Dans les Dom, ce déficit est lié à de nombreux départs, en particulier chez les jeunes. Dans les Hauts-de-France et dans le Grand-Est, il s’explique très différemment : bien loin de souffrir d’une « fuite » de leurs habitants vers les régions de l’Ouest et du Sud, les deux régions sont en réalité celles où le taux de départ est le plus faible. Leur déficit migratoire vient surtout d’un manque de nouveaux arrivants. Ces deux régions connaissent ainsi une très faible rotation de leur population. À peine 59 000 personnes se sont installées dans le Grand-Est entre 2014 et 2015, et un peu moins de 63 000 dans les Hauts-de France ; dans le même temps, elles en voyaient partir respectivement 68 700 et 79 200. Une autre statistique vient illustrer le fort ancrage territorial des populations du Nord et du Nord-Est : plus des deux tiers des habitants de ces régions vivent en 2014 dans le département où ils sont nés, contre 52% en moyenne nationale.

Les espaces ruraux : de l’exode à l’attractivité

À l’échelle locale, le phénomène marquant des dernières décennies est le desserrement de la population en périphérie des grandes agglomérations. Il y a cinquante ans, les espaces qui connaissaient la plus forte croissance migratoire étaient les grands pôles urbains et leur couronne, et les espaces ruraux au contraire ceux qui affichaient le plus fort déficit migratoire : la France vivait alors la fin de la période d’exode rural. Aujourd’hui, cette hiérarchie s’est inversée : les grands pôles urbains sont ceux qui perdent le plus au jeu des mobilités résidentielles, alors que les espaces ruraux sont en passe de devenir ceux qui y gagnent le plus. La population habite de plus en plus loin du cœur des grandes agglomérations où se trouve l’emploi, ainsi que nous l’avions montré dans un précédent rapport. Ces dernières restent toutefois très attractives pour les jeunes actifs.

Il importe néanmoins d’apporter deux nuances à ce constat d’ensemble. D’une part, en matières de dynamiques migratoires urbaines et rurales, il existe une différenciation géographique qui recoupe les contrastes précédemment évoqués : dans les régions du Sud-Ouest, grandes villes et espaces ruraux connaissent la plupart du temps un excédent migratoire, alors que dans le Nord-Est les deux types d’espaces sont le plus souvent en déficit. D’autre part, les dynamiques naturelles viennent souvent contrebalancer les apports ou les pertes de population liés aux mobilités résidentielles. Ainsi les espaces ruraux sont ceux qui affichent le solde naturel le plus déficitaire, alors que les grands pôles urbains, du fait de la jeunesse de leur population, ont une croissance naturelle très forte, qui fait plus que compenser les nombreux départs.

Des mobilités qui renforcent la séparation des groupes sociaux dans l’espace

La dynamique de desserrement résidentiel en périphérie des pôles urbains touche toutes les catégories de la population, hormis les étudiants dont les déménagements ont tendance à accroître leur concentration dans les agglomérations. Mais le desserrement ne se fait pas dans la même ampleur selon les catégories sociales (ici les CSP). Ainsi, les cadres sont surreprésentés dans les individus qui déménagent en proche périphérie des pôles urbains, quand les ouvriers et les employés le sont dans les mobilités vers les espaces du périurbain plus éloigné des agglomérations et vers les espaces ruraux. En somme, les catégories populaires voient leur géographie résidentielle se desserrer plus vite et plus loin que celle des cadres.

Ces logiques de mobilité fortement différenciées selon les groupes sociaux, qui traduisent en partie des difficultés d’accès au logement dans le cœur des grandes agglomérations, modifient la composition sociodémographique des territoires. En effet, les territoires se distinguent nettement en fonction du profil de la population qui y emménage, notamment selon un gradient urbain / rural : étudiants et jeunes cadres emménagent prioritairement dans les pôles urbains, les trentenaires plutôt cadres ou professions intermédiaires dans les couronnes de ces pôles urbains, les ouvriers ayant des enfants dans les espaces peu denses, etc. Or, la distinction des territoires selon le profil de la population qui y emménage recoupe très souvent la distinction des territoires selon le profil de la population qui y réside à l’origine. Autrement dit, les différents groupes sociaux ont tendance à déménager prioritairement vers les territoires où leur groupe est déjà très présent: les mobilités résidentielles ont donc pour effet d’accroître leur séparation dans l’espace.

Ainsi, par le jeu des mobilités résidentielles, les étudiants accroissent leur proportion dans les plus grandes agglomérations – où, une fois diplômés, ils viennent pour beaucoup grossir le nombre des cadres – et la diminuent dans les zones peu denses où ils sont déjà peu nombreux. Leurs mouvements résidentiels traduisent la forte concentration de l’appareil de formation supérieure dans les grands pôles urbains. Les cadres ont plutôt tendance à quitter les métropoles, où ils sont très concentrés, et à se regrouper dans certaines intercommunalités limitrophes de ces métropoles, où l’accès au logement leur est plus aisé. Enfin, les ouvriers et les employés ont quant à eux tendance à renforcer leur présence dans des intercommunalités périurbaines et rurales.

Ainsi, le desserrement de la population en périphérie des grands pôles urbains s’accompagne d’une importante différenciation sociale : les mouvements résidentiels segmentent la population plus qu’ils ne la mélangent.


Brigitte Baccaïni

Géographe

Mathieu Garnier

Statisticien

Louise Haran

Géographe