L’héritage de Lucy
Le 24 novembre 1974 reste toujours, un demi-siècle après, un jour singulier dans l’histoire des recherches sur le passé de l’humanité. Il correspond en effet à la découverte à Hadar, dans la dépression de l’Afar en Éthiopie, de « A.L. 288-1 », un squelette partiel d’australopithèque daté à 3,2 millions d’années. Il est (beaucoup !) plus connu sous le nom de « Lucy ».
Cet anniversaire nous donne l’opportunité de revenir sur les développements scientifiques récents dans l’étude de notre évolution.
Où en est-on des recherches en évolution humaine ?
Au cours des vingt-cinq dernières années, l’histoire évolutionnaire des hominines (les humains actuels et toutes les formes fossiles qui sont plus proches de ces derniers que des chimpanzés) s’est considérablement enrichie et compliquée grâce à de nouvelles découvertes archéologiques, paléoanthropologiques et à des approches novatrices concernant l’étude des structures internes des os et des dents, la biomécanique et la biogéochimie des os, des dents et des sédiments, ainsi que le développement de méthodes de datation plus fines. Pour les périodes récentes de cette histoire évolutionnaire, dans certaines régions, le développement des analyses paléogénétiques et paléogénomiques permet désormais de mieux comprendre la diversité passée et les possibles hybridations entre Homo sapiens (notre espèce), néandertaliens et dénisoviens (une espèce éteinte du genre Homo, identifiée en 2010 à partir du matériel génétique provenant d’un reste fossile daté de quarante-et-un mille ans trouvé dans la grotte de Denisova, dans l’Altaï en Sibérie).
Les découvertes plus anciennes concernant l’émergence du genre Homo, le long de la vallée du Grand Rift africain et en Afrique du Sud, témoignent d’une diversité culturelle et biologique au cours du Pliocène final et du Pléistocène ancien (entre deux et trois millions d’années). Alors qu’on imaginait il y a quelques décennies une évolution plutôt linéaire impliquant très peu d’espèces (Australopithecus afarensis – Homo habilis – Homo erectus – Homo sapiens), plusieurs espèces et genres contemporains, documentés depuis, indiquent une diversité morphologique significative et une complexité liée à des échanges de gènes entre espèces, en particulier pour le genre Homo.
Si Homo sapiens est la seule espèce humaine encore vivante, l’étude des restes fossiles montre une grande diversité humaine dans le passé, avec au moins vingt-huit espèces fossiles reconnues par la majorité des scientifiques, datées de 7 millions d’années jusqu’aujourd’hui. Les plus anciens hominines, entre 7 et 4,4 millions d’années (Sahelanthropus tchadensis, Orrorin tugenensis, Ardipithecus kadabba et Ardipithecus ramidus), présentent des caractères bipèdes, avec des capacités au grimper pour certains spécimens.
Lors de son invention en 1978, l’espèce Australopithecus afarensis, à laquelle appartient Lucy, avait été considérée comme l’ancêtre de tous les hominines plus récents. Depuis, les découvertes d’autres espèces contemporaines de Lucy ont largement modifié cette vision de notre évolution. La question de son statut phylogénétique et de sa place dans l’arbre du vivant demeure cependant ouverte cinquante ans après sa découverte !
Interroger nos origines ? Apport d’une réflexion sur le passé pour la société
L’étude des populations du passé et les réflexions qui en découlent ont un intérêt évident pour alimenter les réflexions sociétales sur nos origines et notre place au sein du vivant.
À l’heure d’une crise environnementale majeure, on peut en effet s’intéresser aux importantes fluctuations climatiques, aux crises démographiques et aux interactions complexes entre espèces que de nombreux hominines ont expérimentées au cours de l’évolution, avec des issues variables : adaptations, gains ou pertes de pratiques culturelles et techniques, spéciations et extinctions.
Il s’agit alors d’appréhender correctement les variations au sein et entre les différentes espèces, les modalités de dispersions, ainsi que les relations avec les autres êtres vivants et l’environnement biologique comme physique. Les hominines sont avant tout des primates qui ont dû s’accommoder de contraintes environnementales (climat, tectonique, reliefs, hydrographie) aux seins d’écosystèmes complexes et changeants. Ils ont souvent fait preuve, notamment Australopithecus afarensis, d’une grande capacité d’adaptation à des environnements variés dans le temps, entre 3,8 et 3 millions d’années, et dans l’espace, de l’Éthiopie à la Tanzanie. Si Homo sapiens s’est répandu bien au-delà, notre espèce n’a pour l’instant vécu « que » trois cent mille ans.
L’apport de données sur le passé constitue un atout précieux pour penser la préservation de la biodiversité actuelle. C’est l’objet de la paléobiologie de la conservation, qui peut s’appuyer sur les réponses passées des espèces aux changements environnementaux pour identifier leurs capacités et leurs faiblesses, leurs milieux refuges, les interactions positives comme négatives, etc. L’étude des populations humaines anciennes permet, de plus, de comprendre l’origine de notre cognition avancée et des phénomènes culturels associés (des premiers artefacts lithiques, contemporains d’A. afarensis à 3,3 millions d’années, soit cinq cent mille ans avant les plus anciens représentants du genre Homo, aux premières traces de comportements symboliques). L’étude des restes fossiles a également des impacts importants dans d’autres domaines de recherche tels que la biomécanique, les sciences du mouvement et la robotique.
Impact de la découverte de Lucy dans l’histoire des sciences
Lucy matérialise un avant et un après en paléoanthropologie. Cette découverte et les autres fossiles attribués depuis à Australopithecus afarensis ont contribué à changer profondément les débats scientifiques de l’époque. Pour certains, les australopithèques, connus depuis 1924 en Afrique australe (avec l’enfant de Taung, attribué à Australopithecus africanus), pouvaient illustrer un stade ancestral au genre Homo, même si le squelette de leurs membres était mal connu. Pour d’autres, les premiers représentants du genre Homo, caractérisés par une bipédie avérée et un cerveau plus développé, étaient suffisamment anciens (notamment en Afrique orientale) pour suggérer qu’ils étaient issus d’une lignée distincte de celle des australopithèques.
Avec ses cinquante-deux fragments correspondant à des parties cruciales du squelette, Lucy devint le premier squelette connu de plus de trois millions d’années. Ces restes et d’autres attribués à Austalopithecus afarensis permirent de démontrer que l’humanité était issue d’australopithèques au cerveau plus petit que le nôtre mais à la bipédie avérée. Tous ces éléments anatomiques se sont révélés également primordiaux pour reconstituer le mode locomoteur de cette espèce attestant à la fois une bipédie mais également une capacité au grimper.
Lucy mesurait entre 1,05 et 1,10 mètre et pesait de 25 à 30 kg. En comparaison, un squelette partiel d’A. afarensissurnommé Kadanuumuu (« grand homme » en langue afar), trouvé en 2005 à Woranso-Mille dans la basse vallée de l’Awash, dans l’Afar, atteignait plus de 1,50 mètre. La majorité des paléoanthropologues considèrent que Lucy était un individu féminin, en partie en raison de l’estimation de sa stature et de sa masse corporelle. D’après sa denture, et notamment la présence d’une troisième molaire peu usée et le degré de suture de certains os, elle était adulte au moment de son décès, d’un âge équivalent à une vingtaine d’années si l’on prend pour modèle la croissance des humains actuels, mais probablement plus jeune si l’on considère que le modèle de croissance de ces hominines anciens était plus rapide que le nôtre.
En 2024, Lucy reste précieusement conservée dans les locaux de l’Ethiopian Heritage Authority tandis que plusieurs de ses répliques sont exposées dans les musées à travers le monde, dont le Musée national d’Éthiopie (Addis-Abeda) et le Musée de l’Homme (Paris).
Comment Lucy est-elle personnifiée ?
Cette figure emblématique de l’évolution humaine, considérée comme notre grand-mère ou notre grand-tante éloignée, voire comme la « mère de l’Éthiopie », a été l’objet de nombreux travaux scientifiques, de reconstitutions, mais également d’une appropriation collective.
Si elle est connue sous le nom de Lucy en France et ailleurs dans le monde, en référence à la célèbre chanson des Beatles, en Éthiopie, elle l’est sous le nom de Denqnesh, ce qui signifie « tu es merveilleuse » en amharique. Sa notoriété est due à une préservation exceptionnelle pour un hominine pliocène, contribuant à la création d’Australopithecus afarensis, en référence à la région de l’Afar où elle a été découverte. Cette espèce humaine fossile est d’ailleurs l’une des plus importantes en nombre de vestiges découverts, avec plus de six cents restes.
Lucy, icône fossile et fossile « star » en paléoanthropologie, fait désormais partie de notre histoire collective planétaire. Elle est présente dans les manuels scolaires, dès l’école primaire, comme symbole de l’évolution humaine, et a certainement contribué à faire naître de nombreuses vocations pour la préhistoire et l’étude des écosystèmes du passé.
La popularité de Lucy tient également aux qualités de synthèse et au talent exceptionnel de vulgarisateur de ses découvreurs, Yves Coppens pour la France et Donald Johanson pour les États-Unis ; sans oublier que la découverte d’un fossile est toujours le résultat d’un travail de groupe ! En l’occurrence, le géologue Maurice Taieb et la palynologue Raymonde Bonnefille ont été des artisans essentiels de ce succès scientifique.
Lucy est sans doute également restée très présente dans l’imagerie populaire – bien plus que d’autres fossiles humains scientifiquement non moins importants – par le contexte de sa découverte. Ainsi, en Éthiopie, l’avènement d’un régime communiste en 1974 a favorisé la mise en avant de cette icône laïque face aux mythes fondateurs bibliques de l’ancienne dynastie régnante. Rapidement après sa découverte, Lucy devint dans ce pays une des figures du panthéon patrimonial mis en scène et en images pour construire une vitrine positive de l’Éthiopie dans le monde. Lucy fut l’une des incarnations des slogans « l’Éthiopie, berceau de l’humanité » ou plus récemment « land of origins » du ministère du Tourisme.
En 2024, dans la scolarité des Éthiopiens, Lucy semble avoir une double fonction : celle d’ancrer le territoire éthiopien dans le temps très long (notamment dans les manuels d’histoire) et celle, qu’on peut retrouver dans les manuels scolaires d’autres pays, dont la France, d’étude de cas d’un fossile humain et de support de notre connaissance de l’évolution.
Cette frêle ancêtre fossile a participé à une prise de conscience alimentée, dans les années 1970, par les images du globe terrestre prises depuis l’espace et le constat croissant de la crise environnementale mondiale : celle de la fragilité de l’humanité.
NDLR : L’événement organisé par le Musée de l’Homme à l’occasion des cinquante ans de la découverte de Lucy est à retrouver, ainsi qu’une sélection des événements culturels et intellectuels des partenaires d’AOC, dans notre nouvelle rubrique Agenda.