économie

Dénaturaliser la valeur économique en démocratie

Enseignant-chercheur en info-com, Économiste

Travailler plus pour gagner plus. Bonheur = richesse. La théorie orthodoxe de la valeur est un dogme du régime de justification du capitalisme. Qui aspire à vivre en démocratie ne peut se satisfaire d’une société où des valeurs sont naturalisées et indiscutables. Employons-nous à réencastrer la valeur économique dans une théorie des valeurs sociales, démocratiquement discutée.

«Les valeurs sont le sens que l’on choisit de donner à sa vie. » Cette citation de Jean-Paul Sartre éclaire un des points aveugles de la science économique orthodoxe : il n’existe pas une valeur (économique), mais des valeurs (sociales). C’est pourquoi, à la suite de quelques chercheurs tels que Jean-Marie Harribey, Jean-Joseph Goux ou David Graeber[1], nous pensons qu’il est indispensable de rouvrir le débat théorique sur ce qui fonde la valeur économique et ce qui la relie aux valeurs sociales.

Avant de présenter le cadre théorique de notre propre approche délibérative de la valeur, qui vise à encastrer la théorie de la valeur économique dans une théorie plus large de la formation des valeurs en société démocratique, nous allons revenir un peu sur l’histoire qui a conduit à l’adoption de la théorie actuelle de la valeur, à savoir la théorie marginaliste de la valeur, que nous présenterons également.

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Un peu d’histoire

Dans son livre La Valeur (1943), l’économiste François Perroux, qui œuvre, sous le régime de Vichy, pour une institutionnalisation de l’économie comme science humaine dominante, rappelle l’enjeu épistémologique pour la science économique de la valeur : dépasser le sens commun pour construire une loi explicative comme le fait l’astronomie en mettant au jour le fait que c’est la terre qui tourne autour du soleil, et non l’inverse : « Le prix, réalité très visible et à laquelle nul n’échappe, n’apparaît pas comme la réalité économique la plus profonde, ni comme la plus générale. Choisir de poser le problème en termes de valeur, c’est choisir de rechercher le sens et les lois de toute économie quelle qu’elle soit […]. La théorie de la valeur représente l’effort de penser ensemble la réalité économique en poussant l’explication aussi loin et profond que possible[2]. »

L’enjeu est donc celui de la scientificité : faire de l’économie une « vraie » science donnant une explication universelle et atemporelle aux choses. Le modèle est donc celui des sc


[1] Jean-Marie Harribey, En quête de valeur(s), Vulaines-sur-Seine : Le Croquant, 2023 — Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur. Essai sur l’imaginaire du capitalisme, Paris : Blusson, 2020 — David Graeber, La Fausse monnaie de nos rêves. Vers une théorie anthropologique de la valeur, Paris : Les liens qui libèrent, 2022.

[2] François Perroux, La Valeur, Paris : Presses universitaires de France, 1943, p. 130.

[3] Par exemple, les lois physiques élaborées par Newton ont été remises en cause par la théorie de la relativité d’Einstein, elle-même contestée par la théorie quantique.

[4] Luc Boltanski et Laurent Thévenot, dans De la justification. Les Économies de la grandeur (Paris : Gallimard, 1991), identifient six régimes de justification, c’est-à-dire six types d’argumentation se référant à un principe supérieur commun : la tradition (pour la cité domestique), l’efficacité (pour la cité industrielle), l’intérêt (pour la cité marchande), etc. Cette nécessité de l’homme vivant en communauté de se référer publiquement à un principe supérieur de justice ne signifie pas que les acteurs soient sincères (le mensonge est une réalité sociale), mais montre que les individus d’une société ne peuvent pas vivre ensemble si celle-ci n’affiche pas des principes de justice.

[5] Menger « juge la méthode mathématique fausse et dangereuse pour les sciences économiques. Il la considère fausse parce qu’il juge qu’elle oblige la pensée à se plier à une logique des quantités qui n’est pas suffisante pour comprendre l’action humaine. Il l’estime dangereuse, parce qu’elle fait croire à l’économiste que les phénomènes économiques sont continus et généraux, alors qu’ils sont fondamentalement discontinus et singuliers [François Facchini, « Usage des mathématiques et scientificité de la science économique », communication pour le colloque « Modèles formels et théorie économique : histoire, analyse épistémologie » organisé par l’Association Charles Gide pour l’étude de la pensée économique, 199

Éric Dacheux

Enseignant-chercheur en info-com, Professeur à l’université Clermont Auverge (UCA) et fondateur du groupe de recherche « Communication et solidarité »

Daniel Goujon

Économiste, Maître de conférences à l’université Jean Monnet (Saint-Étienne) et membre du laboratoire Environnement ville et société (EVS)

Notes

[1] Jean-Marie Harribey, En quête de valeur(s), Vulaines-sur-Seine : Le Croquant, 2023 — Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur. Essai sur l’imaginaire du capitalisme, Paris : Blusson, 2020 — David Graeber, La Fausse monnaie de nos rêves. Vers une théorie anthropologique de la valeur, Paris : Les liens qui libèrent, 2022.

[2] François Perroux, La Valeur, Paris : Presses universitaires de France, 1943, p. 130.

[3] Par exemple, les lois physiques élaborées par Newton ont été remises en cause par la théorie de la relativité d’Einstein, elle-même contestée par la théorie quantique.

[4] Luc Boltanski et Laurent Thévenot, dans De la justification. Les Économies de la grandeur (Paris : Gallimard, 1991), identifient six régimes de justification, c’est-à-dire six types d’argumentation se référant à un principe supérieur commun : la tradition (pour la cité domestique), l’efficacité (pour la cité industrielle), l’intérêt (pour la cité marchande), etc. Cette nécessité de l’homme vivant en communauté de se référer publiquement à un principe supérieur de justice ne signifie pas que les acteurs soient sincères (le mensonge est une réalité sociale), mais montre que les individus d’une société ne peuvent pas vivre ensemble si celle-ci n’affiche pas des principes de justice.

[5] Menger « juge la méthode mathématique fausse et dangereuse pour les sciences économiques. Il la considère fausse parce qu’il juge qu’elle oblige la pensée à se plier à une logique des quantités qui n’est pas suffisante pour comprendre l’action humaine. Il l’estime dangereuse, parce qu’elle fait croire à l’économiste que les phénomènes économiques sont continus et généraux, alors qu’ils sont fondamentalement discontinus et singuliers [François Facchini, « Usage des mathématiques et scientificité de la science économique », communication pour le colloque « Modèles formels et théorie économique : histoire, analyse épistémologie » organisé par l’Association Charles Gide pour l’étude de la pensée économique, 199