Dénaturaliser la valeur économique en démocratie
«Les valeurs sont le sens que l’on choisit de donner à sa vie. » Cette citation de Jean-Paul Sartre éclaire un des points aveugles de la science économique orthodoxe : il n’existe pas une valeur (économique), mais des valeurs (sociales). C’est pourquoi, à la suite de quelques chercheurs tels que Jean-Marie Harribey, Jean-Joseph Goux ou David Graeber[1], nous pensons qu’il est indispensable de rouvrir le débat théorique sur ce qui fonde la valeur économique et ce qui la relie aux valeurs sociales.
Avant de présenter le cadre théorique de notre propre approche délibérative de la valeur, qui vise à encastrer la théorie de la valeur économique dans une théorie plus large de la formation des valeurs en société démocratique, nous allons revenir un peu sur l’histoire qui a conduit à l’adoption de la théorie actuelle de la valeur, à savoir la théorie marginaliste de la valeur, que nous présenterons également.
Un peu d’histoire
Dans son livre La Valeur (1943), l’économiste François Perroux, qui œuvre, sous le régime de Vichy, pour une institutionnalisation de l’économie comme science humaine dominante, rappelle l’enjeu épistémologique pour la science économique de la valeur : dépasser le sens commun pour construire une loi explicative comme le fait l’astronomie en mettant au jour le fait que c’est la terre qui tourne autour du soleil, et non l’inverse : « Le prix, réalité très visible et à laquelle nul n’échappe, n’apparaît pas comme la réalité économique la plus profonde, ni comme la plus générale. Choisir de poser le problème en termes de valeur, c’est choisir de rechercher le sens et les lois de toute économie quelle qu’elle soit […]. La théorie de la valeur représente l’effort de penser ensemble la réalité économique en poussant l’explication aussi loin et profond que possible[2]. »
L’enjeu est donc celui de la scientificité : faire de l’économie une « vraie » science donnant une explication universelle et atemporelle aux choses. Le modèle est donc celui des sciences de la nature, en particulier celui de la physique. Cette recherche de l’objectivité scientifique va être commune aux théoriciens cherchant à faire de l’économie un objet scientifique singulier indépendant.
Cependant, comme les lois physiques, les lois économiques changent au cours de l’histoire[3]. En effet, l’histoire de la pensée économique nous montre que le mode d’appréhension de la valeur n’est pas intemporel, mais est au contraire étroitement lié à son contexte d’élaboration. Aux XVIe et XVIIe siècles, les mercantilistes, sensibles au développement du commerce au long cours (route de la soie, commerce triangulaire…) et à l’afflux d’or que ce dernier favorise, vont se focaliser sur les activités permettant d’amasser des métaux précieux ; l’or devient le mode de mesure de la valeur.
Un siècle plus tard, les physiocrates font une analyse différente. Ils réfléchissent à la notion de valeur dans une économie largement agraire. Pour eux, ce qui fait valeur en économie est donc étroitement lié à la terre. Dans cette perspective, seul le travail agricole est reconnu comme pourvoyeur de valeur, les autres activités étant reconnues comme stériles.
Fin du XVIIIe siècle et début du XIXe siècle, l’industrie se développe, elle fournit avant tout des biens manufacturés à l’aide d’une organisation nouvelle du travail. Dans ce contexte, les classiques, à l’image d’Adam Smith et David Ricardo, fondent, malgré des approches différentes, l’origine de la valeur dans le travail concret produisant des biens manufacturés. Ainsi, dans ce cadre théorique classique, les services ne donnent pas lieu à une création de valeur.
Cependant Marx, prenant acte de l’intensification de l’industrialisation et constatant le développement de la misère ouvrière, va reprendre cette même analyse de la valeur travail pour expliquer l’exploitation dont sont victimes les prolétaires. La valeur est une substance objective, elle est mesurée par la durée moyenne du temps de travail (le travail abstrait). Alors que la force de travail est à l’origine de toute valeur, elle ne reçoit en rémunération qu’une partie de cette dernière, l’autre partie, la plus-value, étant captée pour pourvoir à l’accumulation du capital. Cette conception objective de la valeur, héritée des classiques, est une arme théorique qui met en cause la justification libérale du système capitaliste : loin de conduire au bonheur de tous, la libre entreprise favorise la classe bourgeoise et exploite la classe ouvrière. Elle va donc être remise en cause, au tournant du XXe siècle, par les marginalistes.
La révolution marginaliste : la valeur utilité
Bien qu’on les nomme aussi « néoclassiques » pour leur attachement aux thèses fondamentales des classiques (la recherche de l’intérêt égoïste conduit au maximum de bien-être), les marginalistes vont introduire un nouveau régime de justification[4] du capitalisme industriel. Sous le nom de « révolution marginaliste », on désigne l’apparition quasi simultanée et indépendante d’une nouvelle théorie de la valeur dans les ouvrages de trois auteurs : la Théorie de l’économie politique (1871) de William Stanley Jevons (à Manchester), les Principes d’économie politique (1871) de Carl Menger (à Vienne) et les Éléments d’économie politique pure (première partie, 1874) de Léon Walras (à Lausanne). Cette révolution théorique donne naissance à une science économique radicalement différente de l’économie politique classique, ce qui présente l’avantage de rejeter sans problème la critique marxiste comme non scientifique.
Pour ce faire, les marginalistes vont peu à peu renoncer au vocable d’« économie politique » pour préférer celui de « science économique ». Du coup, la question politique semble disparaître : il ne s’agit plus de s’interroger sur les meilleurs moyens (législatifs, donc politiques) de créer la richesse d’une nation, mais de comprendre comment le marché facilite une répartition harmonieuse des biens rares. Cette focalisation méthodologique sur un objet plus restreint n’est pas sans arrière-pensées politiques : il s’agit de combattre la vision marxiste des rapports sociaux antagonistes pour s’intéresser à un mécanisme universel et naturel d’harmonisation sociale : l’équilibre de marché. Les passions sociales nées de l’injustice sont censées être purgées par un mécanisme de coordination des intérêts individuels : les classes ne sont plus en conflit, les acteurs sont porteurs de fonctions (consommation, production…) et le marché harmonise ces fonctions.
Pour masquer la portée idéologique de l’approche, cette nouvelle science développera trois axes. Tout d’abord, s’éloigner de la philosophie morale chère à Smith en proposant que la validation des modèles proposés se base sur des preuves « indiscutables » : des démonstrations mathématiques (ce qui ne se fera pas sans débats, l’un des fondateurs de ce courant, Menger, étant résolument hostile à cette approche mathématisante de l’économie incarnée par Walras[5]). Cette évacuation de la morale n’est pas sans conséquences pour la théorie de la valeur. Seule la valeur économique est scientifique, les valeurs morales disparaissent de l’analyse. De plus, l’individu n’est, par hypothèse, plus moral : c’est un être rationnel qui fait des calculs coût/avantage pour maximiser son intérêt. Intérêt lui-même réduit à la seule satisfaction égoïste.
Ensuite, deuxième rupture, adopter un nouvel objet qui, lui aussi, permet une séparation nette avec l’économie politique : non plus la richesse, mais la gestion de la rareté.
Enfin, élaborer une nouvelle théorie de la valeur qui éloigne le travail, donc les rapports d’exploitation, de l’analyse : l’utilité marginale. L’origine de la valeur n’est plus à chercher dans l’offre (production), mais dans la demande (consommation). La valeur d’un bien ne dépend pas du travail nécessaire pour l’élaborer, mais de l’utilité (du désir) qu’a le consommateur pour ce bien. Or, ce désir, disent les marginalistes, décroît au fur et à mesure que le désir est assouvi (on paiera très cher le premier verre d’eau après une journée sans boire dans le désert, beaucoup moins pour le deuxième, encore moins pour le troisième, etc.). Comme, disent les marginalistes, les désirs sont par nature illimités et la production par définition limitée, se crée une rareté qui pousse les individus à des choix ordonnés et rationnels. On débouche ainsi sur une définition subjective de la valeur, fondée sur l’utilité ressentie par l’agent optimisateur.
Ces trois ruptures expliquent pourquoi on parlera, plus tard, dans les manuels de pensée économique, de « révolution marginaliste »[6]. Jean-Joseph Goux est peut-être celui qui décrit le mieux l’ampleur de cette révolution théorique : « À l’idée que le travail nécessaire à la production est la seule mesure universelle et exacte de la valeur économique se substitue la notion de désir comme cause de la valeur. »
Du même coup, à la représentation d’une valeur stable que « le temps de travail nécessaire à la production peut mesurer et qui semble s’incorporer dans la marchandise elle-même se substitue la notion d’une valeur momentanée, variable, attribuable très provisoirement à un bien convoité, selon les intermittences de l’attrait individuel, les engouements passagers, les fluctuations imprévisibles et subjectives du désir. Il n’y a plus […] de mesure objective et universelle de la valeur, il n’y a plus de loi régulatrice des échanges placée comme une puissance absolue d’étalonnage au-dessus des fluctuations du marché. Ce n’est plus l’usine ou le magasin qui constituent le point de référence, c’est la Bourse, modèle de concurrence pure et parfaite, avec ses équilibres instantanés entre l’offre et la demande, ce concours toujours remis en cause de subjectivités qui ne s’accordent entre elles que le temps bref d’un échange, sur la fixation momentanée d’une valeur, sans engagement ultérieur ni mémoire[7]. »
Pour ce philosophe, cette révolution n’est pas uniquement économique : en remettant en cause l’idée d’une représentation objective de la valeur, elle remet en cause, plus profondément, l’idée même d’une représentation objective du monde. En effet, on retrouve peu après, dit l’auteur, la même révolution en linguistique chez Saussure, où « la valeur d’un mot n’est pas une idée stable préétablie, mais résulte du système différentiel de tous les autres mots de la langue qui lui assure une place purement relationnelle » (p. 151). Autrement dit, « la linguistique pure du genevois, fondée sur la valeur comme équilibre de différences, renvoie à l’économie pure du fondateur de l’école de Lausanne pour lequel la valeur, en économie, est l’effet d’un équilibre momentané dans le système de marché » (p. 12).
Comme cette révolution épistémique qui remet en cause la représentation objective des choses s’accompagne d’une révolution esthétique menée par les impressionnistes et d’une critique philosophique ouverte par Nietzsche, Jean-Joseph Goux ose une hypothèse forte : la postmodernité, marquée par l’hédonisme individuel, n’est pas née dans les années 1960, mais à la fin du XVIIIe siècle avec la théorie de la valeur utilité. Ou, pour le dire d’une façon qui nous intéresse plus directement dans cet article : « Que ce modèle de valeur comme équilibre ait été d’abord formulé en économie avant de l’être dans d’autres champs où se pose la question de la “valeur”, cela invite à réfléchir sur la propagation d’un modèle boursier de la valeur, qui va peu à peu affecter l’ensemble de la pensée de la valeur y compris l’éthique, la sémiotique, l’esthétique, jusqu’à paraître menacer toute la construction métaphysique occidentale d’origine platonicienne. Cette antécédence du modèle économique sur le terrain de la pensée par valeur est déjà inscrite dans le fait lexical ; c’est d’abord en économie, comme le note Heidegger, que la notion de valeur a pris son sens moderne » (p. 12).
Dans cette perspective, réencastrer la réflexion sur la valeur économique dans une théorie des valeurs sociales, c’est s’efforcer de déconstruire cette idée qu’il n’existe, au fond, qu’une seule valeur, celle qui enrichit l’actionnaire.
Un cadre pluridisciplinaire pour englober une théorie de la valeur économique dans une théorie des valeurs sociales en démocratie
Comprendre la théorie de la valeur économique dans une théorie plus large des valeurs sociales ne poursuit pas seulement un but épistémique de déconstruction de la naturalité de notre système économique, c’est aussi, et peut-être surtout, un moyen de rendre compte de la réalité socio-économique.
En effet, quand on regarde la réalité dans toute sa diversité empirique, on s’aperçoit très vite que les organisations de notre système actuel ne sont pas uniquement régies par la seule valeur économique. La valeur économique n’est pas, dans la vie économique, séparée des valeurs sociales. Comme l’énonce le groupe agroalimentaire italien Ferrero, il convient de « partager des valeurs pour créer de la valeur ». En effet, dans son document de responsabilité sociale des entreprises (RSE), l’entreprise indique que « la création et le partage des valeurs sont présents à tous les niveaux de la chaîne logistique : prendre soin des gens qui ont écrit et qui continuent à écrire l’histoire de la société, soutenir les communautés locales, encourager les jeunes et leurs familles à être actifs, mais aussi s’engager dans des pratiques d’agriculture durable, pour protéger l’environnement ».
Effectivement, de nombreux acteurs économiques font un lien explicite entre la création de valeur économique et l’engagement dans des valeurs sociales. Ce lien est, bien évidemment, pour partie conjoncturel, lié aux nouvelles méthodes de management basées sur la mise en avant de la culture d’entreprise, c’est-à-dire sur les valeurs partagées au sein de l’institution. Il s’explique aussi par la crise écologique qui engendre de nouvelles attentes en matière de consommation et d’engagements professionnels dans des structures qui se veulent plus responsables. Ainsi les entreprises classiques rejoignent-elles les entreprises publiques et celles de l’économie sociale et solidaire pour affirmer la coexistence d’une pluralité de valeurs pour guider leurs actions. Ces affirmations ne sont souvent que des discours, mais elles s’incarnent parfois, aussi, dans des pratiques stratégiques et des normes internes qui régissent le fonctionnement de ces acteurs économiques.
Cette reconnaissance du pluralisme des valeurs n’est pas sans danger. En tout cas lorsqu’elle émane des entreprises capitalistes. En effet, ces grands groupes qui affichent des valeurs autres que la rentabilité à court terme le font, le plus souvent, dans une optique bien précise : séduire le consommateur et attirer les meilleurs employés pour augmenter la valeur de leur entreprise. Du coup, s’il y a bien reconnaissance de la pluralité des valeurs permettant l’action économique, il y a, dans le même temps, une subordination des valeurs sociétales à la valeur économique. Les valeurs sont au service de la valeur économique. Pourtant, pour assurer une transition vers une société plus écologique, solidaire et démocratique, il faut faire exactement l’inverse : subordonner la valeur économique aux valeurs sociales reconnues démocratiquement : « Le moment est venu pour la valeur de laisser place aux valeurs. »
Certes, mais comment, concrètement, passer de la théorie économique de la valeur à une théorie des valeurs ? C’est la question que pose André Orléan dans son ouvrage L’Empire de la valeur (Le Seuil, 2011). Sa réponse est d’élargir la focale théorique : intégrer aux théories économiques les apports de la philosophie et des sciences sociales. Cependant, selon nous, cet élargissement n’est possible et cohérent que s’il remet en cause le cadre épistémologique hérité des Lumières.
Dépasser la conception positiviste héritée des Lumières
La conception positiviste de la science héritée des Lumières est remise en cause depuis le début du XXe siècle par la mise en lumière de quatre limites de la rationalité.
1/ L’impossibilité pour la raison de tout expliquer : Kurt Gödel va, à partir de la découverte qu’il existe des axiomes indécidables (que l’on ne peut ni réfuter ni prouver), démontrer que toute théorie mathématique suffisamment riche est nécessairement soit incohérente (à la fois vraie et fausse) soit indécidable. Autrement dit, aucune théorie ne peut se prouver elle-même.
2/ L’insuffisance du réductionnisme : l’idée centrale de la méthode de Descartes, reprise par les positivistes, est que, pour découvrir la réalité, il faut décomposer l’objet que l’on étudie jusqu’aux éléments les plus simples. Or, ce programme est aujourd’hui contesté par des notions qui traversent les frontières disciplinaires comme celles de système et d’émergence.
3/ Les limites du déterminisme : Poincaré a montré que les lois de Newton ne pouvaient plus décrire les interactions entre les trajectoires dès que l’on dépassait deux corps. Il est ainsi à l’origine de la notion d’imprédictibilité que l’on retrouve dans les théories du chaos : un système est tellement sensible à ses conditions initiales que l’on ne peut prédire avec certitude son évolution. De même, la théorie de l’évolution confère au hasard un rôle central.
4/ La nécessité de prendre en compte l’absence de régularités : cherchant à établir des lois, la science, pendant longtemps, a cherché des régularités, à éliminer l’irrégulier, l’unique. Or, la biologie a montré que chaque être vivant est unique tandis que, dans Le Cygne noir (2011), Nassim Nicholas Taleb montre que l’on ne peut connaître le réel si on ignore « la puissance de l’imprévisible ».
Ces quatre éléments critiques sont complémentaires et étroitement intriqués les uns aux autres. Ils concourent tous à abandonner l’idée de la Raison toute-puissante élucidant la totalité du réel : « Le vieil idéal scientifique de l’épistémè, l’idéal d’une connaissance absolument certaine et démontrable, s’est révélé être une idole[8]. » Tenant compte de ces évolutions, nous considérons l’activité scientifique non comme une activité purement cognitive visant à mettre à jour la vérité du monde, mais comme une construction humaine qui contribue à la réflexivité des individus et des sociétés.
Loin du positivisme imprégnant la science économique orthodoxe, notre approche théorique s’inscrit donc résolument dans une épistémologie de la complexité théorisée par Edgar Morin. Dans La Complexité humaine (Flammarion, 1994), il précise que cette épistémologie réclame de substituer au principe déterministe le principe dialogique, où « ordre/désordre/organisation sont en relations à la fois complémentaires et antagonistes, et où les devenirs sont soumis à aléas, instabilités et bifurcations ». Il revient également sur la prise en compte des relations complexes entre parties et tout : le système social doit être considéré comme ouvert mais également auto-organisateur en lui reconnaissant une capacité « à créer son propre déterminisme interne, qui tend à le faire échapper aux aléas de l’écosystème : réciproquement, il tend à répondre de façon aléatoire (par ses “libertés”) au déterminisme de l’écosystème ».
Il nous invite aussi à dépasser les fausses dualités individu/société, chercheur distancié/acteur engagé en nous poussant à « reconnaître la causalité récursive complexe individus-société, ainsi que les causalités récursives entre le sociologique, le politique, l’économique, le démographique, le culturel, le psychologique, etc. »[9]. Enfin, nous invitant à sortir des sentiers balisés des disciplines reconnues en sciences sociales, sans renoncer à intégrer la réflexion philosophique, il renforce les appels de Dominique Wolton à l’indiscipline et ceux de Philippe Corcuff à un dialogue enfin apaisé entre sciences sociales et philosophie[10]. Par là même, il rappelle la démarche de Kropotkine[11] : c’est en s’émancipant de ses liens disciplinaires que le chercheur contribue à émanciper le citoyen qu’il ne doit jamais cesser d’être.
Au final, l’épistémologie de la complexité nous rappelle que notre modèle d’intelligibilité du social doit à la fois avoir l’ambition d’éclairer divers aspects du social au travers d’une interdisciplinarité féconde[12] sans pour autant avoir la prétention de proposer un schéma d’analyse globale d’une réalité qui serait immuable.
Un nouveau cadre théorique pluridisciplinaire
Notre conception de la valeur économique s’inscrit dans le cadre épistémique de la théorie de la complexité, qui nous paraît le mieux à même de l’intégrer à une théorie plus générale des valeurs sociales. Dans ce cadre d’analyse, trois approches nous ont particulièrement guidés. La première est celle de Dewey, à qui nous empruntons la notion de démocratie radicale et à qui nous reprenons la définition de la valeur comme ce à quoi nous tenons. La seconde est celle d’André Orléan, qui insiste sur le lien entre valeur économique et monnaie. La troisième est celle de Patrick Viveret, qui nous rappelle qu’il n’y a pas une équivalence automatique entre valeur économique (monétaire) et valeur sociale (ce à quoi nous tenons) et que, de fait, la délibération sur ce qui fait valeur est primordiale pour la démocratie[13].
Plus précisément, une lecture critique de ces trois sources d’inspiration nous conduits à retenir les éléments suivants :
1/ La valeur économique se comprend dans le cadre d’une théorie globale de la valeur.
2/ Les valeurs, c’est ce à quoi nous tenons.
3/ Les valeurs ne sont pas intangibles, elles évoluent en fonction du contexte historique.
4/ Les valeurs sont affectives mais aussi rationnelles, donc potentiellement soumises à un jugement critique.
5/ Ce jugement critique est individuel, mais aussi collectif.
6/ Dans une démocratie, toutes les valeurs, y compris la valeur économique, peuvent être soumises au débat public.
7/ Dans cette perspective, la délibération sur les valeurs est à la fois la fin et le moyen de la démocratie radicale.
À partir de ce cadre général, nous définissons la valeur comme une construction sociale intersubjective. Les valeurs sont le fruit d’une délibération dans l’espace public. Pour rester subordonnée aux valeurs démocratiques, la valeur économique ne doit pas échapper à ce processus délibératif. Plus précisément, il convient de mener un double débat. Une délibération sur les valeurs globales (ce à quoi la société tient) et une délibération sur la manière dont l’économie doit incarner ces valeurs.
Pour que le débat démocratique régule l’activité économique, il convient donc de débattre de la valeur économique. Mais ce débat, pour avoir des effets concrets sur l’activité économique, doit orienter l’usage de la monnaie. Pour ce faire, nous proposons une approche délibérative de la monnaie. Il ne s’agit plus de laisser la monnaie aux seules forces du marché et/ou des institutions publiques, mais de la démocratiser en l’assujettissant aux décisions citoyennes et en donnant la possibilité aux citoyens de développer des communs monétaires. Ce contrôle citoyen de la monnaie doit aussi s’accompagner d’une limitation de l’extension de la sphère monétaire.
La valeur n’est pas la richesse. En effet, ce à quoi nous tenons ne doit pas prendre inévitablement une forme économique et donner lieu à une monétisation.
De la valeur travail au travail des valeurs
La théorie orthodoxe de la valeur est un des dogmes du régime de justification du capitalisme. Pourtant, cette théorie souffre de nombreux maux : elle s’ancre dans une conception épistémologique dépassée, elle s’inscrit dans une perspective subjectiviste qui ne rend pas compte de la réalité éprouvée par les acteurs sociaux, elle est réduite à un domaine particulier (l’économie) qui empêche de comprendre la complexité du phénomène, elle s’enferme dans un carcan disciplinaire (la science économique orthodoxe) qui la coupe d’un dialogue fécond avec la philosophie morale et la sociologie. Dès lors, il convient, comme le suggère André Orléan, de s’efforcer de penser une nouvelle théorie de la valeur.
À partir de ce cadre, nous avons repris les travaux de Dewey, Orléan et Viveret pour proposer une approche délibérative de la valeur. Cette approche fait de la délibération sur les valeurs à la fois la fin et le moyen de la démocratie radicale. Plus précisément, il convient de mener un double débat : un débat sur les valeurs globales, c’est-à-dire sur ce à quoi nous tenons de manière collective, et un débat sur la manière dont l’économie et ses acteurs incarnent ces valeurs. Cette approche intersubjective de la valeur fait que toute valeur peut être discutée, qu’il n’y a pas de valeur absolue qui serait d’essence divine ou naturelle. Dans une démocratie radicale où chacun respecte les principes de la délibération (dignité humaine, égalité des droits, non-discrimination…), toutes les valeurs qui fondent la société doivent être débattues dans l’espace public.
C’est loin d’être le cas aujourd’hui. Il semble qu’il existe des valeurs suprêmes dont on ne peut débattre. En effet, dans le cadre des approches individualistes de la valeur, la valeur suprême, non discutée, reste l’accroissement de la richesse. Or, la non remise en cause de l’équation implicite bonheur = richesse conduit à vouloir créer toujours plus de richesses et, pour ce faire, à résumer l’existence humaine à sa forme économique : le travail[14].
Le travail est une valeur centrale du capitalisme car c’est lui qui nous inscrit dans une course légitime à l’enrichissement de chacun. Ce régime de justification, travailler plus pour gagner plus, n’est pas le régime de vérité du capitalisme puisqu’il masque l’accaparement des richesses produites par ces non-travailleurs que sont les propriétaires du capital. À l’inverse, ce régime de justification permet d’imposer l’idée que travail = richesse et, par voie de conséquence, la logique travail = bonheur. Pas de société heureuse sans obligation de travailler à l’accroissement de la richesse.
La richesse est ainsi la fin et le moyen non discutés de la société capitaliste. La valeur travail est ainsi naturalisée ; il n’y a pas de place pour le débat sur les valeurs puisque la valeur fondamentale est hors discussion. Pourtant, c’est précisément cette naturalité du travail qu’il convient d’interroger si l’on entend redéfinir ce à quoi nous tenons. Tenons-nous à travailler à n’importe quel prix, quitte à développer ce que David Graeber nomme les « bullshit jobs »[15], des emplois sans aucune autre utilité sociale que celle de pérenniser un système qui détruit les conditions d’habitabilité de la planète ?
Dans la perspective délibérative qui est la nôtre, il n’y a pas de valeur qui échappe au débat collectif, ce qui constitue le bonheur est un choix de société que l’on résume par l’expression : à quoi tenons-nous ? Ainsi, dans le cadre de la démocratie radicale, le bonheur n’est pas une affirmation universelle et intemporelle, mais une interrogation permanente. Au final, notre approche délibérative nous conduit à nous séparer de la valeur travail, pilier de l’économie productiviste héritée de la pensée économique, pour rejoindre un travail démocratique sur les valeurs. La valeur travail doit donc être remplacée par un travail sur les valeurs.
NDLR : Éric Dacheux et Daniel Goujon ont récemment publié Théorie délibérative de la valeur. De la valeur travail au travail des valeurs aux Presses universitaires de Provence.