La guerre de revanche d’Israël au Liban
La campagne militaire israélienne lancée à la mi-septembre avec l’attaque des bipeurs n’a pas encore de nom autre que celle que lui ont donné les généraux israéliens, « Flèche du Nord ». Ne serait-elle pas simplement la « troisième guerre d’Israël » après celle de 1982 et celle de 2006 ? Certainement, mais cette appellation est loin d’être suffisante pour dire de quoi cette guerre est le nom.
Afin d’éviter de réduire ce conflit à un simple chiffre qui, comme tous les chiffres, a une fâcheuse tendance à aplatir et naturaliser les faits, un examen plus attentif de ceux-ci et de l’histoire récente permet de la définir comme la guerre de revanche d’Israël au Liban.
Cette appellation entend s’affranchir en premier lieu d’une représentation médiatique ordinaire qui est tout droit le fruit d’un discours officiel israélien, selon lequel cette guerre serait seulement dirigée contre le Hezbollah. Mais surtout, ma lecture du conflit actuel s’appuie sur l’examen des faits historiques que sont les conflits antérieurs. Il y a d’abord l’invasion israélienne de 1982, ses attentes, les modes d’occupation et les résultats obtenus bien loin des objectifs visés. Il y a ensuite la guerre de 33 jours durant l’été 2006, la stratégie militaire israélienne qu’elle a donné à voir et le souvenir qu’elle a laissé côté israélien ainsi que dans le récit du Hezbollah. Toutes deux font voir les raisons et les motivations d’une telle revanche.
Une guerre contre le Hezbollah ?
Israël a lancé une attaque ciblant le Hezbollah par un modus operandi inédit, en faisant exploser de façon simultanée tous les bipeurs puis le lendemain tous les talkies-walkies utilisés par des militants du Hezbollah ou des gens travaillant dans sa sphère.
Cette attaque, récemment revendiquée par le Premier ministre israélien[1], a tué 37 personnes et a blessé des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, et viole le droit international humanitaire de par sa nature indiscriminée[2]. La rupture de la chaîne de communication a été la première étape d’une stratégie d’attaque qui a ensuite frappé la banlieue sud de Beyrouth par des bombardements aériens massifs à partir du 23 septembre, décapitant le commandement du mouvement chiite, et causant en même temps une série de destructions massives d’infrastructures civiles liées (ou pas) au mouvement chiite. Les frappes massives qui ont touché Beyrouth entre le 27 septembre et le 28 octobre ont détruit pas moins de 325 bâtiments, selon le Beirut Urban Lab.
Au 18 novembre 2024, le bilan des affrontements est effroyable : selon le Center for Lebanese Studies, plus de 3 400 personnes sont mortes et 14 700 ont été blessées depuis le 8 octobre 2023, la plupart depuis la mi-septembre, dont 210 acteurs de la santé. L’armée israélienne a avancé le chiffre de 2 000 combattants du Hezbollah tués en octobre dernier, tandis que le Hezbollah a déclaré que plus de 50 soldats israéliens ont été tués depuis le début de l’invasion terrestre le 1er octobre, des chiffres non corroborés par les belligérants. De plus, des dizaines de soldats de la FINUL ont été blessés par l’armée israélienne et du matériel local de l’ONU, notamment des barils bleus marquant la frontière, a été détruit.
Outre la destruction complète de 260 bâtiments dans la banlieue sud de Beyrouth et les nombreux bombardements affectant la ville de Baalbek, plus de 30 villages le long de la frontière sud ont été presque rasés par l’armée israélienne, infligeant une punition collective à leurs habitants dans une sorte de démolition à la manière de Gaza pour empêcher toute possibilité de continuer à y vivre et créant de facto une zone tampon, un no man’s land de quelques kilomètres de profondeur le long de la frontière. En outre, si les bombardements israéliens tentent de couper les passages frontaliers entre le Liban et la Syrie pour interrompre la chaîne d’approvisionnement en armes du Hezbollah, ils coupent également de facto les routes permettant aux réfugiés de fuir en Syrie dans la mesure où ces frappes, avec ou sans avertissements, ont touché toutes les régions du Liban à ce jour.
Enfin peut-être, la menace constante qui plane sur la tête de tous les Libanais possède un son, celui des drones omniprésents qui observent constamment, nuit et jour, les faits et gestes de tout un chacun, alimentent la frustration et l’impuissance à l’anxiété qui touchent tous les habitants. Comment expliquer un tel acharnement guerrier et un tel mépris pour la vie des Libanais ?
Un parfum de 1982
Peut-être convient-il de remonter un peu dans le temps lorsqu’Israël lança début juin 1982, dans un Liban en pleine guerre civile, une invasion massive intitulée « Paix en Galilée » qui visait justement à se débarrasser des « terroristes » (alors Palestiniens) lesquels menaçaient le nord d’Israël.
Si les motifs actuels semblent faire un écho singulier à ceux de l’époque, les objectifs politiques – l’idée d’un changement du paysage politique – semblent également résonner quoique de façon moins systématique qu’en 1982 puisqu’à l’époque une collusion stratégique[3] existait entre la milice chrétienne des Forces Libanaises, dirigée par le phalangiste Béchir Gemayel, et les cercles dirigeants israéliens pour parvenir à faire du Liban un pays ami, via un traité de paix, moyennant l’élection du leader phalangiste à la Présidence de la République. Certains analystes comme Joseph Bahout[4] (Université américaine de Beyrouth) soulignent à cet égard le danger actuel au niveau interne des partis opposés au Hezbollah qui commencent à imaginer une nouvelle hégémonie sans le Hezbollah, y compris une élection présidentielle « sans les chiites » comme l’a suggéré Samir Geagea, le chef des « Forces libanaises » chrétiennes maronites.
Mais ce qui résonne aujourd’hui de cette guerre passée, c’est l’échec israélien à changer la situation, malgré l’extrême violence du siège de Beyrouth durant l’été 1982 où 17 000 Libanais et Palestiniens périrent en trois mois. Or cette déroute israélienne s’est étalée sur trois ans, avec son cortège de massacres et de destructions, et des centaines de soldats israéliens tués par une résistance nationale luttant contre l’occupation de son pays. Et les localités chiites du Sud Liban ont tenu tête à la « politique de la main de fer » mise en place par l’occupant israélien pour contrôler les villages chiites.
Le retrait vers la zone de sécurité en 1985 et la satellisation de cette bande côtière de 850km2 du Sud-Liban durant les quinze années suivantes en ont fait un abcès de fixation pour le Hezbollah qui y menait des opérations meurtrières hebdomadaires, mais aussi pour la société israélienne qui ne voyait pas l’utilité de maintenir cette occupation coûtant la vie à 25 soldats israéliens chaque année[5].
Il y a donc aujourd’hui un écho de cette longue défaite, une volonté vengeresse d’effacer ce passé sur lequel le Hezbollah a pu forger sa réputation notamment avec le retrait israélien unilatéral de cette zone frontalière en 2000. Bref, ce souvenir du Sud-Liban reste comme une tache dans l’imaginaire israélien. Ce qui se passe aujourd’hui peut donc être compris comme un moyen d’effacer toute trace de ce qui fut. Un peu comme lorsque l’aviation israélienne bombardait, en 2006, la caserne de Khiam où elle a enfermé et torturé de nombreux prisonniers[6]…
La mémoire de 2006
Le souvenir de la guerre de 2006 n’est pas non plus très éloigné des combats actuels par la méthode employée visant à la dissuasion par la disproportion de la force employée. De la guerre de l’été 2006 on peut retenir deux choses principales qui résonnent aujourd’hui.
Il y a d’abord l’ampleur des destructions de bâtiments civils en milieu urbain dans la Dahiye, soit les quatre municipalités de la banlieue sud de la capitale libanaise, et dans certains villages du Sud. Cette méthode, qui est passée dans le registre militaire comme étant « la doctrine de la Dahiye », décrit un usage disproportionné de la force en milieu urbain ciblant les intérêts économiques et le milieu civil dans lequel évolue le Hezbollah. Ces destructions à large échelle visent à monter la population contre ses propres dirigeants afin qu’ils fassent pression pour obtenir la paix. Toutefois, ce type de destruction s’apparente à un urbicide au sens où le définit Martin Coward[7] : la destruction de bâtiments en tant qu’ils constituent la possibilité du vivre-ensemble, de la communauté.
En second lieu, le résultat de la guerre de 33 jours qui s’est soldée par un retrait pitoyable des troupes israéliennes du Sud Liban a conduit le Hezbollah à revendiquer une « victoire divine[8]». Outre les nombreuses et régulières promesses de revanche faites par des officiers israéliens au Hezbollah, promettant notamment de renvoyer le Liban à l’âge de pierre, l’armée israélienne a fait savoir en 2008, par l’intermédiaire de son général Gadi Eisenkot, théoricien de la doctrine de la Dahyie, que ce qui était arrivé à la banlieue sud de Beyrouth en 2006 arriverait tôt ou tard aux villages libanais qui servent de base aux tirs contre Israël.
Aujourd’hui, avec près de 50 villages frontaliers rayés de la carte, cette promesse semble en train de se concrétiser sous les yeux incrédules de l’Occident, incapable de formuler un début de condamnation des actions israéliennes. C’est donc une forme de revanche qu’Israël accomplit en repensant à l’humiliation subie en 2006, ou à tout le moins à l’échec de sa stratégie d’éradication du mouvement chiite. En outre, la doctrine de la Dahyie permet aussi, par son extension à d’autres territoires, de tenter de monter la population libanaise contre le Hezbollah. En témoignent les appels répétés des autorités israéliennes, par la bouche de son Premier ministre ou de son porte-parole militaire arabophone, à la délation des Libanais face aux agissements du Hezbollah et à la collaboration avec les services secrets israéliens, le Mossad[9].
Buts et stratégie de la guerre de 2024
Mais quels sont les objectifs de cette nouvelle guerre du Liban ? La stratégie de guerre israélienne est un premier angle d’analyse.
Pour rappel, le conflit actuel a commencé, dès le 8 octobre 2023, par des réponses israéliennes disproportionnées au harcèlement du Hezbollah. Après onze mois d’accrochages frontaliers, on comptait déjà plus de 350 morts côté libanais au moment de l’attaque au bipeur qui fit des milliers de victimes. Une fois les communications perturbées, les bombardements de la banlieue sud de Beyrouth ont commencé, visant la direction du mouvement chiite par des attaques plus ou moins ciblées qui se sont ensuite étendues au reste du pays, principalement la Békaa et le Sud (Nabatiyeh, Tyr).
À la frontière, en revanche, la stratégie adoptée a différé de 2006 en évitant une invasion de blindés, ressemblant plutôt à une guerre d’usure qu’à une occupation classique, avec trois divisions d’infanterie envoyées grignoter du terrain, détruire villages et dépôts d’armes dans une zone frontalière de 3 à 5 kilomètres de profondeurs – le Hezbollah opposant une farouche résistance au-delà. Notons que le dynamitage quasi systématique de près de 50 villages frontaliers a pour but de les rendre inhabitables afin de créer un no man’s land le long de la zone frontalière, sans aucun égard pour les populations locales qui y résidaient, perçues comme complices du mouvement chiite.
Si les objectifs n’ont pas été clairement explicités au début des opérations – hormis évidemment l’idée de ramener les habitants de Galilée chez eux et de dissocier le front libanais de Gaza –, ils sont apparus plus clairement au moment des négociations qui s’étaient dès la mi-novembre 2024, second angle d’analyse.
Basé sur la résolution onusienne 1701 qui a mis fin à la guerre de 2006, le projet d’accord entend avant tout demander le retrait du Hezbollah au nord du fleuve Litani, distant de 3 à 40 km de la frontière et qui vise charger l’armée libanaise de démanteler toute infrastructure militaire du Hezbollah au sud de ce fleuve. Contrairement à la 1701 qui demandait à Israël de ne pas violer la souveraineté libanaise, ce projet d’accord prévoit une clause d’application, matérialisée par une lettre jointe co-signée par Israël et les États-Unis, qui permet au Commandement Central américain (CENTCOM) de jouer cette fois un rôle clé dans le monitoring du démantèlement du Hezbollah tout en fournissant à Israël la couverture pour intervenir par terre-air-mer comme bon lui semble sur le territoire libanais s’il le juge nécessaire[10].
Dans son discours du 8 octobre 2024, Benjamin Nétanyahou, le Premier ministre israélien, avait conseillé à la population libanaise d’attaquer elle-même le Hezbollah pour s’en débarrasser au risque sinon de voir le Liban transformé en champ de ruines, façon Gaza. Une menace angoissante mais révélatrice de l’état d’esprit vengeur de la direction israélienne : changer le jeu politique au Liban en faisant des opposants politiques du Hezbollah des collaborateurs ou supplétifs d’Israël.
À l’heure du cessez-le-feu, cette « suggestion » israélienne n’a pas amélioré les relations inter-partisanes au Liban, mais le projet de quasi-mise sous tutelle du pays du Cèdre sur le plan sécuritaire apparaît pour ce qu’il est : un outil permettant de ratifier un modus operandi enfreignant la souveraineté libanaise, traitant les Libanais comme des vassaux – dans le meilleur des cas – ou comme des ennemis permanents. Et la stratégie de négociation adoptée par Israël sur le terrain a consisté à « accentuer la pression » dit-on dans le langage diplomatique, c’est-à-dire un redoublement des bombardements ciblant des zones urbaines civils où se trouveraient des individus ou des armes, notamment en plein Beyrouth.
Le résultat et atterrant : des dizaines de morts quotidiens – dont de très nombreux civils, femmes et enfants sortis des gravats – et un silence complice de la communauté internationale. Au point où l’on se demande à quoi peut ressembler un après-guerre dans de telles conditions.