International

Malaise dans la culture mémorielle allemande

Historien

La récente résolution « anti-antisémitisme » adoptée par le Bundestag, bien que drapée de bonnes intentions, révèle une rhétorique mémorielle allemande déconnectée de l’actualité, instrumentalisée, ouvrant la voie à un maccarthysme interdisant toute critique d’Israël. Le modèle des « champions de la commémoration » entre en crise, miné par un dogmatisme mémoriel ignorant les révisions nécessaires, et un immobilisme satisfait.

Quelque chose ne tourne pas rond dans la culture mémorielle allemande. Du moins le malaise est-il assez profond pour qu’une chercheuse aussi emblématique de l’ouverture internationale de la vie intellectuelle allemande que la philosophe américaine Susan Neiman, directrice du Einstein Forum de Potsdam, estime, lapidaire : « Aujourd’hui, en Allemagne, Hannah Arendt n’aurait plus le droit de parler »

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Pure vue de l’esprit, bien sûr, Arendt s’étant éteinte à New York en 1975 ; mais imaginer l’icône de la pensée du XXe siècle, chassée par les nazis, à nouveau condamnée au silence outre-Rhin, a de quoi donner le tournis.

Spécialiste des Lumières, figure de la gauche libérale américaine, autrice d’ouvrages à la jonction entre philosophie morale et analyses politiques contemporaines – dont le récent La gauche n’est pas woke (2024) –, Neiman avait, comme bien d’autres essayistes d’origine juive avant elle, tendu aux Allemands le miroir positif dont la sphère politique et la société civile allemandes se montrent friands. Dans son Learning from Germans (Apprendre des Allemands, 2019, non traduit en français), elle examinait les efforts menés outre-Rhin pour expier le nazisme, attribuant la mention Très Bien aux dispositifs politiques, pédagogiques et d’ordre symbolique ayant contribué au développement d’une culture démocratique ouverte appuyée en creux sur la « mémoire négative » (Reinhart Koselleck) de la Shoah[1].

Neiman allait jusqu’à présenter ce qu’il est convenu d’appeler la « Erinnerungskultur », la culture mémorielle allemande, comme un modèle pour les Américains, au regard du passé d’esclavage de leur propre pays[2]. Elle n’était d’ailleurs pas la première, ni la plus célèbre à louer ainsi ce travail de mémoire. Auteur d’Être sans destin et de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, prix Nobel de littérature, survivant d’Auschwitz devenu Berlinois de cœur après 1989, l’écrivain hongrois Imre Kertész répétait à l’envi sa confiance dans la « force et la maturi


[1] Le terme, qui s’est imposé dans les années 2000 à la suite de Christoph Cornelissen et des influents écrits d’Aleida et Jan Assmann, constitue désormais une catégorie en soi du discours politique allemand.

[2] Susan Neiman, La gauche n‘est pas woke, Paris, Flammarion, coll. Climats, 2024 ; idem, Learning from the Germans: Race and the Memory of Evil, Farrar, Straus and Giroux, 2019.

[3] Aleida Assmann, Das neue Unbehagen an der Erinnerungskultur. Eine Intervention (Le malaise contemporain dans la culture mémorielle. Prise de position publique), Munich, C.H. Beck, 2013.

[4] « Auf der Höhe der Zeit ». Expression récurrente dans : Karl Schlögel, L’avenir se joue à Kyiv. Leçons ukrainiennes, Paris, Gallimard, coll. La Suite des temps, trad. Thomas Serrier, 2024.

[5] Pour une réflexion philosophique sur l’anti-antisémitisme, paradigme crucial du débat allemand et au-delà, nous renvoyons au livre d’Elad Lapidot consacré aux présupposés et impensés des essais de théorisation de l’antijudaïsme traditionnel, de l’antisémitisme moderne, et du « nouvel » antisémitisme dans la philosophie post-Holocauste (Horkheimer, Adorno, Arendt, Sartre, Badiou, Nancy). Cf. Elad Lapidot, Jews Out of the Question: A Critique of Anti-Anti-Semitism, New York, SUNY Press, 2020, trad. all. 2020.

[6] Pour cette citation comme pour les suivantes, voir ici.

[7] Wagenknecht, icône médiatique, tente une aventure politique solo depuis un an. Le marketing politique de cette ancienne égérie de Die Linke se résume par ailleurs à prôner un pacifiste intégral pro-Poutine.

[8] Semblable en cela à de nombreux partis d’extrême droite ou populistes de droite, du FN/RN à Orban en passant par le PiS polonais, l’AfD est à la fois « pro-Israélien, pro-Juifs, et le lieu de dérapages antisémites récurrents ».

[9] Sur ce sujet cf. Zygmunt Bauman, Étrangers à nos portes : pouvoir et exploitation de la panique morale, préface de Michel Agier, Paris, Premier Parallèle, trad. Frédéric Joly, 2020.

[10] L’article 5 de

Thomas Serrier

Historien, professeur à l’Université de Lille

Mots-clés

Mémoire

Notes

[1] Le terme, qui s’est imposé dans les années 2000 à la suite de Christoph Cornelissen et des influents écrits d’Aleida et Jan Assmann, constitue désormais une catégorie en soi du discours politique allemand.

[2] Susan Neiman, La gauche n‘est pas woke, Paris, Flammarion, coll. Climats, 2024 ; idem, Learning from the Germans: Race and the Memory of Evil, Farrar, Straus and Giroux, 2019.

[3] Aleida Assmann, Das neue Unbehagen an der Erinnerungskultur. Eine Intervention (Le malaise contemporain dans la culture mémorielle. Prise de position publique), Munich, C.H. Beck, 2013.

[4] « Auf der Höhe der Zeit ». Expression récurrente dans : Karl Schlögel, L’avenir se joue à Kyiv. Leçons ukrainiennes, Paris, Gallimard, coll. La Suite des temps, trad. Thomas Serrier, 2024.

[5] Pour une réflexion philosophique sur l’anti-antisémitisme, paradigme crucial du débat allemand et au-delà, nous renvoyons au livre d’Elad Lapidot consacré aux présupposés et impensés des essais de théorisation de l’antijudaïsme traditionnel, de l’antisémitisme moderne, et du « nouvel » antisémitisme dans la philosophie post-Holocauste (Horkheimer, Adorno, Arendt, Sartre, Badiou, Nancy). Cf. Elad Lapidot, Jews Out of the Question: A Critique of Anti-Anti-Semitism, New York, SUNY Press, 2020, trad. all. 2020.

[6] Pour cette citation comme pour les suivantes, voir ici.

[7] Wagenknecht, icône médiatique, tente une aventure politique solo depuis un an. Le marketing politique de cette ancienne égérie de Die Linke se résume par ailleurs à prôner un pacifiste intégral pro-Poutine.

[8] Semblable en cela à de nombreux partis d’extrême droite ou populistes de droite, du FN/RN à Orban en passant par le PiS polonais, l’AfD est à la fois « pro-Israélien, pro-Juifs, et le lieu de dérapages antisémites récurrents ».

[9] Sur ce sujet cf. Zygmunt Bauman, Étrangers à nos portes : pouvoir et exploitation de la panique morale, préface de Michel Agier, Paris, Premier Parallèle, trad. Frédéric Joly, 2020.

[10] L’article 5 de