International

Malaise dans la culture mémorielle allemande

Historien

La récente résolution « anti-antisémitisme » adoptée par le Bundestag, bien que drapée de bonnes intentions, révèle une rhétorique mémorielle allemande déconnectée de l’actualité, instrumentalisée, ouvrant la voie à un maccarthysme interdisant toute critique d’Israël. Le modèle des « champions de la commémoration » entre en crise, miné par un dogmatisme mémoriel ignorant les révisions nécessaires, et un immobilisme satisfait.

Quelque chose ne tourne pas rond dans la culture mémorielle allemande. Du moins le malaise est-il assez profond pour qu’une chercheuse aussi emblématique de l’ouverture internationale de la vie intellectuelle allemande que la philosophe américaine Susan Neiman, directrice du Einstein Forum de Potsdam, estime, lapidaire : « Aujourd’hui, en Allemagne, Hannah Arendt n’aurait plus le droit de parler »

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Pure vue de l’esprit, bien sûr, Arendt s’étant éteinte à New York en 1975 ; mais imaginer l’icône de la pensée du XXe siècle, chassée par les nazis, à nouveau condamnée au silence outre-Rhin, a de quoi donner le tournis.

Spécialiste des Lumières, figure de la gauche libérale américaine, autrice d’ouvrages à la jonction entre philosophie morale et analyses politiques contemporaines – dont le récent La gauche n’est pas woke (2024) –, Neiman avait, comme bien d’autres essayistes d’origine juive avant elle, tendu aux Allemands le miroir positif dont la sphère politique et la société civile allemandes se montrent friands. Dans son Learning from Germans (Apprendre des Allemands, 2019, non traduit en français), elle examinait les efforts menés outre-Rhin pour expier le nazisme, attribuant la mention Très Bien aux dispositifs politiques, pédagogiques et d’ordre symbolique ayant contribué au développement d’une culture démocratique ouverte appuyée en creux sur la « mémoire négative » (Reinhart Koselleck) de la Shoah[1].

Neiman allait jusqu’à présenter ce qu’il est convenu d’appeler la « Erinnerungskultur », la culture mémorielle allemande, comme un modèle pour les Américains, au regard du passé d’esclavage de leur propre pays[2]. Elle n’était d’ailleurs pas la première, ni la plus célèbre à louer ainsi ce travail de mémoire. Auteur d’Être sans destin et de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, prix Nobel de littérature, survivant d’Auschwitz devenu Berlinois de cœur après 1989, l’écrivain hongrois Imre Kertész répétait à l’envi sa confiance dans la « force et la maturité » de la démocratie allemande, comme au Jour de l’Unité allemande, le 3 octobre 2003.

« Plus jamais ça » : Une rhétorique mémorielle déconnectée et instrumentalisée

Que s’est-il passé pour que ce satisfecit le cède aujourd’hui à l’inquiétude ? Alors même que les responsabilités particulières incombant à l’Allemagne en raison de son histoire continuent d’être invoquées rituellement comme un fondement de la démocratie allemande, la thèse est celle d’un grandissant « malaise dans la culture mémorielle[3]». Ce malaise va, à mon sens, bien au-delà du simple constat, récemment dressé dans ces mêmes colonnes par l’historien de l’Allemagne Emmanuel Droit, d’une perte des illusions, illustrée par la montée de l’AfD et des violences antisémites et xénophobes : certes, l’efficacité « d’une mémoire négative performative » ne fait plus guère illusion ; et, oui, l’horizon rêvé d’un « futur sans extrême droite » semble bien éloigné. Le pays se serait bercé depuis vingt-cinq ans dans des illusions, aujourd’hui « brisées ».

Mais le mal n’est-il pas plus profond que la simple comptabilité des crimes et délits antisémites et xénophobes et des succès électoraux des extrêmes (comme aux élections régionales de l’automne en Thuringe, en Saxe et dans le Brandebourg, où l’AfD s’est de fait placé soit en première, soit en deuxième position, à plus de 30 % des voix) ? Au plus tard depuis les conflits russo-ukrainien et israélo-palestinien, le décalage est patent entre un discours officiel convenu (continuant de mettre en avant l’État de droit et la « responsabilité historique particulière » de l’Allemagne) et la réalité brute de positionnements géopolitique illisibles, pour ne pas dire plus.

L’aveuglement de longue durée sur la nature des relations germano-russes, la lenteur et les incohérences du soutien à l’Ukraine après 2022, et, plus encore depuis 2023, le caractère moralement et intellectuellement intenable d’un soutien de facto inconditionnel à la politique de gouvernement Netanyahou, alors qu’indépendamment des atrocités perpétrées par le Hamas le 7 octobre, le Premier ministre israélien est désormais officiellement visé par un mandat d’arrêt de la CPI pour crimes de guerre et crime contre l’humanité présumés à Gaza, tout cela invite à poser une question plus fondamentale. Car ces choix géopolitiques allemands s’appuient sur – ou sont piégés par – des fragments bien rodés du discours mémoriel, élaborés dans la longue durée de l’après-guerre. Le logiciel mémoriel allemand ne mérite-t-il une mise à jour sans concession ?

Pour inévitable qu’elle soit, on pressent que cette entrée en crise du modèle politico-mémoriel allemand sera douloureuse, tant ce modèle mémoriel politique et cognitif avait semblé atteindre un certain degré de perfection et d’exemplarité – disons grosso modo durant les années 1990 –2000, à l’époque où, au-delà de mille controverses fiévreuses, l’inauguration coup sur coup du Musée juif et du Mémorial de l’Holocauste à Berlin (en 2001 et 2005) n’en faisait pas moins l’unanimité à l’international. Aujourd’hui, face au retour du tragique de l’Histoire, force est de reconnaître le décalage flagrant entre les crises géopolitique aigues du moment (Ukraine, territoires occupés palestiniens, Liban…) et l’enfermement dans des certitudes, assénées de manière de plus en plus dogmatique et déréalisées – sur fond de livraisons d’armes à Israël bien réelles, leur volume ayant décuplé entre 2022 et 2023.

Dès lors, comment continuer de se féliciter d’une Erinnerungskultur dont la vertu proclamée – sensibiliser au « Plus jamais ça » – semble mise en défaut par l’incapacité à nommer ce qu’un nombre croissant d’institutions internationales, d’ONG et de spécialistes des crimes de masse, considèrent comme un processus génocidaire en cours à Gaza ? Et même, si l’on récuse le terme, d’en envisager la simple éventualité et d’accepter un échange contradictoire ? Ne faut-il pas, avec l’historien et intellectuel Karl Schlögel, poser poliment mais gravement la question de savoir si, en Allemagne, les « cultures mémorielles telles que nous les avons apprises » sont encore « à la hauteur des enjeux présents[4]» ?

Complexes, dogmes et dérives : la résolution du Bundestag « Plus jamais ça ! Protéger, préserver et renforcer la vie juive en Allemagne »

Témoin de ce décalage, voire – pire – signe d’une instrumentalisation caractérisée des mémoires, la résolution « Plus jamais ça, c’est maintenant ! Protéger, préserver, renforcer la vie juive en Allemagne » (Nie wieder ist jetzt : jüdisches Leben in Deutschland schützen, bewahren und stärken), récemment adoptée par le Bundestag. C’est cette résolution, pourtant drapée dans les meilleures intentions du monde, qui a conduit Susan Neiman et plusieurs centaines d’intellectuels reconnus comme le professeur de droit constitutionnel Matthias Goldmann, l’historienne et directrice du Wissenschaftskolleg (Institut d’Études Avancées) de Berlin, Barbara Stollberg-Rilinger, le militant des droits humains Wolfgang Kaleck , à s’inquiéter de dérives illibérales à l’œuvre – jusqu’à imaginer la censure d’Arendt évoquée en introduction.

Dans l’émotion provoquée la veille par l’élection de Donald Trump, aux États-Unis, et par l’éclatement de la coalition gouvernementale, en Allemagne, à la suite du retrait du ministre libéral des finances Lindner, l’adoption de cette résolution par le Bundestag le 7 novembre, deux jours avant la commémoration de la Nuit de Cristal du 9 novembre 1938, serait presque passée inaperçue. Pourtant, la résolution « Plus jamais ça !… », communément appelée « résolution contre l’antisémitisme », « risque dans les faits de limiter les droits fondamentaux et les droits humains ». Telle était en tout cas la mise en garde, restée absolument vaine, d’une série d’ONG ayant pignon sur rue : Amnesty international, European Center for Constitutional and Human Rights, Weltfriedensdienst (Service international pour la Paix), Association des juristes démocrates, Pax Christi, Medico International, etc. Il vaut donc le coup de regarder d’un peu plus près ses dispositions, derrière la façade consensuelle et inattaquable de l’objectif affiché : le combat « anti-antisémite[5]».

Plusieurs dispositions posent en effet des problèmes lourds. À commencer par l’énumération explicite de groupes sociaux désignés comme vecteurs privilégiés de l’antisémitisme. Verbatim : « La situation depuis le 7 octobre est marquée par la montée d’un antisémitisme qui s’exprime de manière de plus en plus ouverte et violente, et qui provient tant des milieux d’extrême droite et des milieux islamistes que des tendances à relativiser et à mettre en cause Israël caractéristiques de la gauche anti-impérialiste ». La phrase originale allemande, attrape-tout et dont on sent qu’elle a fait l’objet de rallonges successives, est ici fort confuse. Surtout, que signifie vraiment « israelbezogen » ? Simplement « relatif à Israël » ou bien « mettant en cause Israël » ?

Ensuite, même si le passage ratisse large et prend soin d’opérer de subtiles distinctions, le suspect numéro un apparaît finalement clairement. Car un seul type d’antisémitisme est nommé plusieurs fois, à savoir l’antisémitisme issu « de l’immigration des pays d’Afrique du Nord et du Proche et Moyen Orient, pays où l’antisémitisme et la haine d’Israël sont largement répandus, en raison notamment de l’endoctrinement islamique et anti-israélien d’État [sic][6]».

Si l’on admet sans peine qu’un chercheur en sciences humaines et sociales nomme au plus près des faits et de ses sources les acteurs sociaux de son enquête pour les besoins d’exactitude de l’analyse, on s’étonne de les trouver désignés par anticipation, dans un texte déclaratoire à portée juridique. N’est-ce pas dresser et officialiser au préalable une liste de suspects a priori ? Ne faudrait-il pas s’interroger sur les potentiels effets contre-productifs produits par ces catégorisations clivantes et stigmatisantes des origines ethniques ? La députée verte du Bundestag Lamya Kaddor, islamologue née de parents syriens, n’a sans doute pas tort lorsqu’elle admet, après coup, « qu’il eût sans doute été préférable, dans notre lutte contre l’antisémitisme, de porter davantage attention à notre société post-migratoire. Une protection durable de la vie juive ne réussira que si nous intégrons tous les populations à la réflexion […], y compris et surtout les milieux immigrés musulmans, qu’il faut associer à ce travail et parvenir à mobiliser, en s’appuyant sur le fait qu’eux aussi sont victimes de marginalisation. »

Vue tardive, et voix isolée. La résolution, initiée dans le sillage du 7 octobre (même si une idée plus ancienne avait déjà été agitée par l’extrême droite AfD il y a quelques années), fruit d’une élaboration transpartisane à huis clos regroupant Verts, sociaux-démocrates, libéraux et chrétiens-démocrates, plutôt que dans la transparence d’un débat public, a finalement été soutenue à une large majorité. Seule l’Alliance Sahra Wagenknecht[7] votant contre, la gauche Die Linke s’étant abstenue, cet hétéroclite « arc anti-antisémite » aura donc englobé jusqu’à l’extrême droite de l’AfD, trop heureuse de s’octroyer un blanc-seing de philosémitisme après dix ans de déclarations sulfureuses de ses principaux dirigeants, à commencer par Björn Höcke et Alexander Gauland, l’homme qui avait naguère minimisé les douze ans du nazisme en les comparant à une « chiure d’oiseau[8]».

Faut-il rappeler que la thèse d’un lien direct entre immigration et montée de l’antisémitisme est un cheval de bataille de l’extrême droite depuis des années ? « Avec leur politique migratoire, ils [les partis gouvernementaux, notamment le CDU de la chancelière Merkel au pouvoir durant la “crise migratoire” de l’automne 2015, T.S.] ont importé la haine des Juifs du Proche-Orient en Allemagne », insinuait ainsi Beatrix von Storch (AfD), en 2021[9]. Si la résolution du Bundestag, tout en préconisant un durcissement des politiques d’immigration et d’asile, prend garde à nommer aussi d’autres milieux jugés suspects de véhiculer le mal, n’y avait-il pas là un piège dans lequel il eut importé de ne pas tomber ?

Maccarthysme anti-anti-israélien

Tout aussi problématique, cette autre disposition qui décrit le périmètre d’application de la résolution. Impossible, pour le dire prudemment, d’écarter totalement le risque de dérives vers des pratiques administratives arbitraires d’autant plus irrécusables qu’elles seraient prises au nom même de la lutte contre l’antisémitisme. C’est – faut-il s’en étonner ou s’en féliciter ? – contre cette disposition qui concerne plus directement la liberté de la science, la liberté de l’art et la liberté d’opinion, qu’une timide mobilisation des intellectuels a vu le jour.

Nouveau verbatim : Le Bundestag « réaffirme sa ferme volonté de s’assurer qu’aucune organisation et aucun projet ne fasse l’objet de financement s’il contribue à répandre l’antisémitisme, met en cause le droit à l’existence d’Israël, appelle au boycott d’Israël et soutient activement le mouvement BDS. » Plus loin : « La liberté d’opinion et la liberté de l’art et de la science sont des biens précieux garantis et protégés par notre Loi fondamentale. Il ne saurait cependant y avoir de place pour l’antisémitisme dans les domaines artistique, culturel et médiatique[10]» Le ton, tout à la fin, se fait comminatoire : « Les causes et arrière-plans des grands scandales liés à l’antisémitisme qui ont émaillé ces dernières années dans ces champs, en particulier à la “documenta fifteen” et durant la Berlinale de février 2024 doivent faire l’objet d’une enquête approfondie ; des conséquences devront être tirées. »

Rappelons le « scandale » de la Berlinale 2024, puisque le film incriminé, No Other Land, sort en ce moment en salles en France et en Allemagne, acclamé par la critique. Quel était donc, aux yeux des responsables politiques et culturels allemands, le tort rédhibitoire de ce film, sacré Meilleur documentaire et lauréat du prix Panorama du public lors du dernier festival du cinéma de Berlin ? Avoir utilisé le concept « d’apartheid » pour la Cisjordanie. Ce mot seul semble devenu un indice suffisant d’antisémitisme outre-Rhin, alors que le principal réalisateur, avec le Palestinien Basel Adra, est l’Israélien Yuval Abraham – sans doute sujet à de la « haine de soi juive » que les officiels allemands sont évidemment les mieux à même d’identifier… Si scandale il y a, n’est-il pas à chercher dans l’usage un peu leste de l’accusation particulièrement infamante d’antisémitisme par les officiels allemands – sans s’occuper des conséquences sur Abraham et sa famille dans l’Israël de Netanyahu, Ben Gvir et Smotrich ?

Au lieu de retenir la leçon de cette inversion grotesque, les signataires de la résolution du Bundestag, allant des Verts à l’AfD, semblent donc vouloir persister, droits dans leurs bottes. Le « scandale de la Berlinale », loin d’être unique, indique une tendance lourde à la fermeture du débat depuis une dizaine d’années voire plus. S’il ne fallait qu’un exemple, on citerait les déboires répétés rencontrés depuis au moins 2009 par l’historien critique israélien Ilan Pappé, spécialiste de la Nakba, lors de ses visites comme conférencier en Allemagne. Notons en passant que les deux seuls exemples concrets d’antisémitisme cités par la résolution « Plus jamais ça » sont deux affaires absolument non violentes, mais qui ont visiblement le tort de relever d’un présumé délit d’opinion ; l’attentat de Yom Kippour contre la synagogue de Halle en 2019, perpétré par un extrémiste de droite, et ayant causé la mort de deux personnes, acte antisémite le plus grave de ces dernières années, n’est quant à lui pas mentionné.

La porte est d’autant plus grande ouverte à une police de la pensée que la résolution « Plus jamais ça » recommande comme définition de l’antisémitisme la définition adoptée par l’International Holocaust Remembrance Alliance en 2016, sévèrement critiquée en son temps pour son imprécision, tant par des juristes que par des spécialistes de sciences sociales de renommée internationale. En cause notamment, son « usage inflationniste de la catégorie  « d’antisémitisme relatif à Israël » (israelbezogen) », comme le soulignait l’historien israélien Moshe Zimmermann, ce qui ouvrait la voie à un « maccarthysme interdisant toute critique d’Israël », selon le grand essayiste judéo-allemand Micha Brumlik. Plusieurs centaines d’intellectuels (dont Zimmermann, Brumlik, Neiman, Aleida Assmann, Carlo Ginzburg, Philippe Sands, Omer Bartov, Michael Stolleis) avaient alors initié la Jerusalem Declaration on Antisemitism, contre-proposition plus précise et plus concrète que la définition de l’IHRA.

Flou artistique sur la définition de l’antisémitisme, donc ; flou artistique aussi, comme en miroir, sur la définition de cette « vie juive en Allemagne » que le texte se promet de « protéger, préserver et renforcer ». Que peut bien signifier « jüdisches Leben » ? À lire et relire le texte, on cherche en vain un éclaircissement. S’agit-il simplement de « présence juive », autrement de concitoyens juifs et de résidents juifs d’autres pays, présence qu’on imaginait « impossible » après l’Holocauste, et qui est pourtant bien là quatre-vingts ans après [11]?

En ce cas, nul ne contestera qu’il y a là de quoi « être reconnaissants », comme le dit la résolution. Mais l’usage systématique du singulier sans article donne aussi à « jüdisches Leben » un caractère brut, absolu : est-ce celui de « vie nue », au sens où l’entendent les penseurs du « biopolitique » ? Hypothèse forte qu’il conviendrait d’examiner davantage. Elle rejoint en tout cas les réflexions d’Elad Lapidot sur « l’anti-antisémitisme ». « L’anti-antisémitisme, écrit-il, a une propension propre à parler des Juifs qu’il entend protéger. La négation de l’essentialisme n’est donc pas une négation pure ; elle présuppose au contraire une certaine forme d’existence collective, de judéité. Elle la produit, même. Mais l’essence de cette existence collective a justement pour caractéristique de n’avoir aucune essence. […] L’anti-antisémitisme est un discours de légitimation qui légitime l’épistémologie politique négative de la judéité[12]».

Dialectique philosophique subtile, qui souligne cependant qu’un minimum de précision conceptuelle eût été fort bienvenue dans un texte d’action politique. Las, la résolution adoptée par les parlementaires allemands pour « défendre, préserver, renforcer la vie juive » a beau jeu de simplement « recommander » l’usage de la définition de l’IHRA – sans caractère contraignant –, et de se présenter elle-même sous forme d’une simple « résolution » – sans force de loi. Justement, le flou sémantique, ajouté au flou juridique d’un texte infra-législatif n’aura-t-il pas pour effet de favoriser l’arbitraire administratif, les pratiques préventives, et in fine, la censure et l’autocensure, en matière notamment de subventions culturelles et scientifiques ? Or l’usage décomplexé du levier financier, ce bel outil d’orientation et de rétorsion de l’agenda de la recherche, est explicitement réclamé par le texte. Verbatim : « Les Länder, le gouvernement fédéral et les communes sont enjoints, s’ils ne l’ont déjà fait, à élaborer des règles juridiquement sûres, en particulier dans le domaine budgétaire, pour garantir le fait qu’aucun programme ou projet à objectif ou contenu antisémite ne bénéficie de subventions ».

On peut ou bien spéculer sur la manière dont ces injonctions vont désormais être implémentées ou bien se demander si le mal n’est déjà fait. Nous disposons en effet d’un précédent, à travers la résolution « S’opposer fermement au mouvement BDS – Lutter contre l’antisémitisme », votée par une alliance Grüne-SPD-FDP-CDU en mai 2019. La résolution « Plus jamais ça, c’est maintenant », s’y réfère d’ailleurs, en se plaçant explicitement dans la lignée. Or l’expérience depuis 2019 éclaire dans quel état d’esprit restrictif les administrations concernées appliquent ce genre de texte. L’Initiative Ouverture au Monde (Initiative Weltoffenheit) avait déjà alerté sur les possibles abus.

Ceux-ci n’ont pas manqué, si l’on en croit le secrétaire général du European Center for Constitutional and Human Rights Wolfgang Kaleck, qui recense une centaine d’événements culturels, projetés par des institutions aussi différentes que l’Académie protestante Bad Boll, l’université de Bayreuth, ou la fameuse Volksbühne de Berlin, ayant fait l’objet d’entraves ou d’interdictions pures et simples en référence explicite à la résolution anti-BDS La liste commence à devenir longue de penseurs internationaux qui ont été, de l’attribution du prix Hannah Arendt 2023 à Masha Gessen à l’invitation contestée d’Achille Mbembe à la Ruhrtriennale (2020), au cœur de polémiques épuisantes. Dernier exemple, l’annulation cavalière, le jour même (le 29 novembre dernier), d’un débat avec Vincent Lemire venu présenter son Histoire de Jérusalem dessinée, par la grande salle de congrès Urania de Berlin, au prétexte douteux que le co-débateur, Volker Beck (Die Grünen), président de la Société germano-israélienne, s’était brusquement désisté, signale un cran supplémentaire dans la censure et-ou l’autocensure.

En cause à chaque fois, l’assimilation hâtive de toute critique de la politique israélienne à de l’antisémitisme. Faudra-t-il à l’avenir déconseiller à de grandes voix de la recherche et de la conscience morale comme Amos Goldberg, Enzo Traverso, Omer Bartov ou Rony Brauman, voire à des rescapés d’Auschwitz encore en vie comme Gabor Maté, de venir exposer en Allemagne leurs thèses sur Israël et les territoires occupés ? Pour une Nan Goldin, star internationale de la photographie, qui, protégée par sa notoriété, aura le privilège de s’élever publiquement (« – Are you listening, Germany ? […] – What have you learned, Germany ? – [Cris du public : Nothing, nothing !…] – Never again means never again for everyone » – comme lors de l’inauguration, ce 23 novembre 2024, de la rétrospective de son œuvre, intitulée This will not end well [sic], à la Neue Nationalgalerie de Berlin, combien de militants anonymes en butte à des poursuites et de l’intimidation ?

Faut-il rire ou pleurer de cette situation ubuesque ? Avec une pincée de sarcasme, l’historienne Barbara Stollberg-Rilinger s’étonne des fronts renversés : voilà donc justement des Allemands d’origine qui s’arrogent le droit de révéler ainsi à des Israéliens critiques ou des chercheurs, souvent juifs, de différents pays de la planète qu’ils sont de graves antisémites qui s’ignorent ! Et de conclure : « Lorsqu’on se pose la question, en tant qu’Allemand d’origine, de ce qui devrait découler de la responsabilité et de la culpabilité allemande, je ne pense pas que la conclusion doive être de soutenir la politique israélienne en toute circonstance et de façon inconditionnelle ; la seule conclusion à laquelle il nous faudrait arriver, c’est défendre les droits humains en toute circonstance et de façon inconditionnelle. » Sages paroles, qu’on souhaiterait plus largement partagées.

Le constat d’un « malaise dans la culture mémorielle » allemande n’est pas neuf. Les mémoires étant par définition plurielles et sujettes à débat, sans doute ne pouvait-il en aller autrement. L’expression-même de « malaise dans la culture mémorielle » est le titre d’un ouvrage d’Aleida Assmann, la figure tutélaire des memory studies allemandes, qui date déjà de 2013.

Longtemps cependant, du moins en ce qui concerne la Shoah, le diagnostic avait surtout porté sur l’inauthenticité de formules mémorielles creuses – cette désagréable dose de « pathos » et de « kitsch » entachant la mémoire d’Auschwitz, pour reprendre deux termes récurrents sous la plume de l’écrivaine ancienne déportée Ruth Klüger (1931-2020). De fait, les discours les plus grandiloquents peuvent toujours masquer une certaine routine (désastreuse aujourd’hui); les pratiques commémoratives, de plus en plus ritualisées, s’autonomisent ; détachées de leur référent tragique, elles n’immunisent pas contre l’incompréhension, le rejet ou l’indifférence. Ces questions lancinantes sont aussi vieilles que les interminables débats sur la « Vergangenheitsbewältigung » des années 1950. Plus proches de nous, la signification et la réception du Mémorial de l’Holocauste de Berlin, conduisant à l’observation anxieuse des pratiques touristiques juste après 2005, renvoyaient à cet incessant examen de conscience.

Mais le nouveau malaise politico-mémoriel allemand est d’une autre nature. Il découle, à mon sens, d’une convergence fatale entre deux phénomènes. Premièrement, une propension manifeste au dogmatisme mémoriel, oublieux des doutes et des révisions nécessaires, doublé d’un immobilisme autosatisfait hérité des décennies d’excellence : les Allemands « champions du monde de la commémoration, après avoir été les champions du monde des crimes de masse », a pu dire Götz Aly, jamais avare de sarcasmes – et par ailleurs l’un des historiens du nazisme les plus novateurs de ces dernières décennies[13].

Rien n’illustre mieux ce processus dogmatisant, dans un contexte géopolitique pourtant des plus délicats, que le recours de plus en plus fréquent et autoritaire, et par ailleurs tronqué, à la fameuse formule de la chancelière Merkel lors de son discours à la Knesset en 2008 : « La responsabilité historique de l’Allemagne fait partie (ist Teil) de la raison d’État de mon pays. Ce qui signifie que pour moi, en tant que chancelière allemande, la sécurité d’Israël ne sera jamais négociable ». Passage déjà problématique à l’époque, car une grande démocratie peut-elle vraiment se réclamer de la « raison d’État », réservée aux situations d’exception, lorsqu’il s’agit de sacrifier les droits d’une personne pour sauvegarder l’intérêt « supérieur » de l’État, et donc par nature contraire à « l’État de droit » ?

Plus problématique encore, la réduction, au fil du temps, de ce passage du discours merkélien à une espèce d’axiome simpliste ayant quasi-force de loi et revenant à dire (ou à penser) : « En raison d’Auschwitz, la sécurité d’Israël est et demeurera toujours la raison d’État allemande ». Au lendemain du dépôt d’un mandat d’arrêt contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu et son ancien ministre de la Défense Yoav Gallant pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité présumés dans la bande de Gaza, le retour à une pensée plus complexe s’impose urgemment.

Deuxièmement, si le dogmatisme mémoriel ne peut plus être de mise, c’est que le monde, en effet, change d’époque sous nos yeux. Mis en place vaille que vaille dans les années 1980 pour la « vieille » RFA, et après la chute du Mur pour l’ensemble de l’Allemagne réunifiée, le modèle politico-mémoriel, à force d’inadéquation au réel et de grands écarts répétés entre principes et pratiques, est « menacé d’épuisement ». C’est ce que pense Karl Schlögel.

Dans son « Petit précis pour ordonner ses idées face aux désordres du monde », dernier chapitre de L’avenir se joue à Kyiv, le spécialiste de l’Ukraine part « de la péremption des modèles et des schémas de pensées » : « Inexorablement, les images que nous connaissons le mieux, nos icônes de la barbarie et de la destruction, se voient actuellement recouvertes par de nouvelles images, tandis que notre vocabulaire visuel et rhétorique hérité de l’histoire se voit recouvert d’une strate lexicale qui se réfère directement au temps présent. […] Il n’est pas possible d’en revenir simplement à nos cultures mémorielles en ignorant cette expérience du présent. Le grand réagencement de la topographie des crimes et de la résistance en Europe que nous vivons actuellement va peu ou prou affecter tous nos vieux concepts[14].»

Il ne s’agit pas pour l’Allemagne de remiser d’un coup tous ses fondamentaux, notamment en matière de dépassement des idéologies mortifères. La mémoire négative de l’Holocauste, sur laquelle s’est construite la culture démocratique allemande d’après-guerre, et sur laquelle s’est concentré cet article, demeure à bon droit centrale. Elle est d’ailleurs loin d’être le seul champ au croisement du politique, du géopolitique et du mémoriel où apparaisse aujourd’hui un décalage criant entre la puissance institutionnelle et financière des structures pédagogiques et mémorielles allemandes et la faiblesse patente des réponses aux enjeux présents.

Un autre exemple est fourni par la disjonction entre le champ de la recherche sur l’Europe centrale et orientale, remarquablement dynamique, novateur et diversifié depuis les années 1990, et l’inertie d’un dialogue privilégié quoi qu’il en coûte par les dirigeants allemands avec la Russie durant tout ce temps-là, jusqu’à l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par Poutine. Le récent esclandre mémoriel provoqué par l’écrivain Marko Martin lorsque, profitant de son discours solennel de commémoration de la chute du Mur en présence du Président fédéral Steinmeier, il a mis en cause l’aveuglement allemand jusqu’en 2022 et les atermoiements depuis, montre, là aussi, le refus d’une remise en cause au plus haut niveau. Apories et errements invitent pourtant à un urgent retour critique sur la triade mémoire, politique et géopolitique telle qu’elle se présente actuellement.

Les élites politiques et le choix désastreux de coller à certains schémas géopolitiques périmés ne sont pas seuls en cause. Un certain confort mémoriel n’est plus non plus de mise – celui des fonctionnaires de la mémoire, ronronnant leurs leçons et perpétuant leurs postes et leurs programmes, sans interroger la pertinence de leurs savoirs aseptisés face aux catastrophes en cours. « Il est relativement facile de se placer du bon côté de l’Histoire lorsqu’on n’y a pas participé, et qu’on a le privilège d’appartenir à une génération ultérieure, écrit Schlögel, il est bien plus malaisé et plus risqué de choisir de quel côté on se place aujourd’hui. » Si la question, au grand déplaisir du président Steinmeier, est clairement posée aux politiques, elle l’est aussi aux nombreux acteurs du champ mémoriel.


[1] Le terme, qui s’est imposé dans les années 2000 à la suite de Christoph Cornelissen et des influents écrits d’Aleida et Jan Assmann, constitue désormais une catégorie en soi du discours politique allemand.

[2] Susan Neiman, La gauche n‘est pas woke, Paris, Flammarion, coll. Climats, 2024 ; idem, Learning from the Germans: Race and the Memory of Evil, Farrar, Straus and Giroux, 2019.

[3] Aleida Assmann, Das neue Unbehagen an der Erinnerungskultur. Eine Intervention (Le malaise contemporain dans la culture mémorielle. Prise de position publique), Munich, C.H. Beck, 2013.

[4] « Auf der Höhe der Zeit ». Expression récurrente dans : Karl Schlögel, L’avenir se joue à Kyiv. Leçons ukrainiennes, Paris, Gallimard, coll. La Suite des temps, trad. Thomas Serrier, 2024.

[5] Pour une réflexion philosophique sur l’anti-antisémitisme, paradigme crucial du débat allemand et au-delà, nous renvoyons au livre d’Elad Lapidot consacré aux présupposés et impensés des essais de théorisation de l’antijudaïsme traditionnel, de l’antisémitisme moderne, et du « nouvel » antisémitisme dans la philosophie post-Holocauste (Horkheimer, Adorno, Arendt, Sartre, Badiou, Nancy). Cf. Elad Lapidot, Jews Out of the Question: A Critique of Anti-Anti-Semitism, New York, SUNY Press, 2020, trad. all. 2020.

[6] Pour cette citation comme pour les suivantes, voir ici.

[7] Wagenknecht, icône médiatique, tente une aventure politique solo depuis un an. Le marketing politique de cette ancienne égérie de Die Linke se résume par ailleurs à prôner un pacifiste intégral pro-Poutine.

[8] Semblable en cela à de nombreux partis d’extrême droite ou populistes de droite, du FN/RN à Orban en passant par le PiS polonais, l’AfD est à la fois « pro-Israélien, pro-Juifs, et le lieu de dérapages antisémites récurrents ».

[9] Sur ce sujet cf. Zygmunt Bauman, Étrangers à nos portes : pouvoir et exploitation de la panique morale, préface de Michel Agier, Paris, Premier Parallèle, trad. Frédéric Joly, 2020.

[10] L’article 5 de la Loi fondamentale précise en effet : « §1 – Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement son opinion par la parole, par l’écrit et par l’image, et de s’informer sans entraves aux sources accessibles au public. La liberté de la presse et la liberté d’informer par la radio, la télévision et le cinéma sont garanties. Il n’y a pas de censure. §2. Ces droits trouvent leurs limites dans les prescriptions des lois générales, dans les dispositions légales sur la protection de la jeunesse et dans le droit au respect de l’honneur personnel. §3. L’art et la science, la recherche et l’enseignement sont libres. La liberté de l’enseignement ne dispense pas de la fidélité à la constitution.

[11] Olivier Guez, L’impossible retour. Une histoire des Juifs en Allemagne après 1945, Paris, Flammarion, 2007.

[12] Lapidot, op. cit., cité ici d’après la version allemande Anti-Anti-Semitismus. Eine philosophische Kritik, Berlin, Matthes&Seitz, 202, p. 9.

[13] Götz Aly, Unser Nationalsozialismus. Reden in der deutschen Gegenwart, Francfort, Fischer, 2023.

[14] Schlögel, L’avenir se joue à Kyiv, op. cit., p. 385.

Thomas Serrier

Historien, professeur à l’Université de Lille

Mots-clés

Mémoire

Eux, ils vont forer ! Et nous ?

Par

Il n’aura pas fallu longtemps à Trump pour rappeler une promesse répétée pendant sa campagne : « Nous allons forer ». Aussi dangereuse et aberrante soit-elle, cette déclaration en faisant de l’énergie... lire plus

Notes

[1] Le terme, qui s’est imposé dans les années 2000 à la suite de Christoph Cornelissen et des influents écrits d’Aleida et Jan Assmann, constitue désormais une catégorie en soi du discours politique allemand.

[2] Susan Neiman, La gauche n‘est pas woke, Paris, Flammarion, coll. Climats, 2024 ; idem, Learning from the Germans: Race and the Memory of Evil, Farrar, Straus and Giroux, 2019.

[3] Aleida Assmann, Das neue Unbehagen an der Erinnerungskultur. Eine Intervention (Le malaise contemporain dans la culture mémorielle. Prise de position publique), Munich, C.H. Beck, 2013.

[4] « Auf der Höhe der Zeit ». Expression récurrente dans : Karl Schlögel, L’avenir se joue à Kyiv. Leçons ukrainiennes, Paris, Gallimard, coll. La Suite des temps, trad. Thomas Serrier, 2024.

[5] Pour une réflexion philosophique sur l’anti-antisémitisme, paradigme crucial du débat allemand et au-delà, nous renvoyons au livre d’Elad Lapidot consacré aux présupposés et impensés des essais de théorisation de l’antijudaïsme traditionnel, de l’antisémitisme moderne, et du « nouvel » antisémitisme dans la philosophie post-Holocauste (Horkheimer, Adorno, Arendt, Sartre, Badiou, Nancy). Cf. Elad Lapidot, Jews Out of the Question: A Critique of Anti-Anti-Semitism, New York, SUNY Press, 2020, trad. all. 2020.

[6] Pour cette citation comme pour les suivantes, voir ici.

[7] Wagenknecht, icône médiatique, tente une aventure politique solo depuis un an. Le marketing politique de cette ancienne égérie de Die Linke se résume par ailleurs à prôner un pacifiste intégral pro-Poutine.

[8] Semblable en cela à de nombreux partis d’extrême droite ou populistes de droite, du FN/RN à Orban en passant par le PiS polonais, l’AfD est à la fois « pro-Israélien, pro-Juifs, et le lieu de dérapages antisémites récurrents ».

[9] Sur ce sujet cf. Zygmunt Bauman, Étrangers à nos portes : pouvoir et exploitation de la panique morale, préface de Michel Agier, Paris, Premier Parallèle, trad. Frédéric Joly, 2020.

[10] L’article 5 de la Loi fondamentale précise en effet : « §1 – Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement son opinion par la parole, par l’écrit et par l’image, et de s’informer sans entraves aux sources accessibles au public. La liberté de la presse et la liberté d’informer par la radio, la télévision et le cinéma sont garanties. Il n’y a pas de censure. §2. Ces droits trouvent leurs limites dans les prescriptions des lois générales, dans les dispositions légales sur la protection de la jeunesse et dans le droit au respect de l’honneur personnel. §3. L’art et la science, la recherche et l’enseignement sont libres. La liberté de l’enseignement ne dispense pas de la fidélité à la constitution.

[11] Olivier Guez, L’impossible retour. Une histoire des Juifs en Allemagne après 1945, Paris, Flammarion, 2007.

[12] Lapidot, op. cit., cité ici d’après la version allemande Anti-Anti-Semitismus. Eine philosophische Kritik, Berlin, Matthes&Seitz, 202, p. 9.

[13] Götz Aly, Unser Nationalsozialismus. Reden in der deutschen Gegenwart, Francfort, Fischer, 2023.

[14] Schlögel, L’avenir se joue à Kyiv, op. cit., p. 385.