Les mains mnémoniques de Jacques Roubaud
Il y a plus de dix ans, Jacques Roubaud et moi avons été invités à dire quelques mots sur l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud, né Blanchette, au Centre International de Poésie Marseille. Avant le début de notre présentation, nous avions testé les micros et, alors que je répétais « Allô, allô, 1, 2, 1, 2 », Jacques Roubaud, lui, avait récité un poème. Je me souviens de ma surprise : je bégayais et lui disait un texte. Je lui avais demandé comment il faisait pour se rappeler tant de vers et avec son air malicieux, il avait simplement ouvert et posé sa grande main sur la table devant moi. Il m’avait montré comment, dans chaque accident ou relief de sa paume, il rangeait un vers ou un poème. Il m’avait dit : c’est ma main mnémonique.

Je ne connaissais rien alors des arts de mémoires ou du travail de Frances Yates qui les a étudiés – c’est une des lectures faites ensuite grâce à lui –, mais j’avais été impressionnée par cette bibliothèque portative et invisible. Aujourd’hui, alors que j’écris ce texte, je découvre qu’il reste une trace de cette mémoire : un scan de sa main droite, tiré dans des teintes bleues sur lequel il a écrit son nom et une suite de chiffres correspondant à des textes. Je suis soulagé que cette bibliothèque, désormais opaque puisqu’il faut être lui pour pouvoir l’arpenter, soit préservée. Elle est devenue une énigme, mais elle n’a pas disparu.
J’ai rencontré Jacques Roubaud il y a dix-sept ans, par ses livres d’abord. Son recueil Quelque chose noir était au programme du concours d’entrée à l’ENS que je préparais. J’avais été soufflée par la simplicité et la puissance du texte, par l’absence de lyrisme, par l’émotion contenue dans les poèmes. « La mort est la pluralité obligatoire », écrit-il au début du poème « Méditation de la pluralité », la personne disparue est happée dans d’autres discours, démultipliée. Depuis l’annonce de sa disparition survenue le 5 décembre 2024, le jour de son anniversaire, je ne cesse de penser à cette pluralité que j’e