Le terrorisme passé au laboratoire des mots – sur l’Éducation occidentale de Boris Le Roy
À quoi pense-t-on lorsque l’on ramasse une tête arrachée de son corps ? Pense-t-on à son réveil, ou à ce que l’on a mangé au petit déjeuner, lorsqu’il faut l’emballer dans un sac en plastique? Sceller cette « pièce à conviction ». Ou pense-t-on alors aux conseils de ses supérieurs ou de ses prédécesseurs pour analyser des cadavres putrides ou déchiquetés sur une scène de crime ? Comment recomposer sa pensée pour analyser des « viscères qui sortent d’un tronc coupé » ? Un « morceau de corps », une « large ouverture du plastron thoraco-abdominal » d’où l’on peut voir « les poumons, le cœur, et les gros vaisseaux oblitérés ». Il ne faut pas oublier de les noter. De les répertorier, en détails.
Ils sont autant d’indices ou de preuves pour avoir une chance de comprendre l’incompréhensible : ce qui peut pousser une « jeune fille de 10 à 15 ans » à déclencher sa ceinture bourrée d’explosifs au milieu d’un marché en pleine matinée. De trouver les raisons qui mènent une adolescente à se faire exploser dans une foule, au nom d’une secte jihadiste dont on ne sait finalement pas grand chose, sauf le surnom que l’on lui a attribué. Boko Haram. « L’éducation occidentale est pêchée ».
Notre compréhension du réel peut-elle au moins tenter d’expliquer la réalité d’un ennemi qui s’est construit contre notre pensée ? Notre éducation occidentale est-elle finalement applicable ici, à l’autre bout du monde, au Nigeria, de l’autre côté de notre entendement ?
Dans L’Éducation Occidentale, son troisième roman publié chez Actes Sud, Boris Le Roy nous plonge dans les pensées d’Ona, agent scientifique de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime envoyée à Abuja, au Nigeria, pour soutenir et former la police scientifique locale. Lorsqu’Ona franchit ce bandeau « scène de crime », cette « scène d’attentat » pour être plus exact, dans ce marché d’Abuja, un matin comme un autre du mois de septembre, elle se met aussitôt à réfléchir à sa place dans la réalité du monde. Dans celle où comme nous, lecteur occidental, elle s’est construite.
C’est toute la pertinence de sa place ici, à Abuja, qui est interrogée. À la pertinence de ce métier, de cette mission, désignée par l’Occident, qu’il faut aller enseigner et partager dans les pays en développement. Mais est-ce vraiment un métier que de cataloguer des morceaux de chair dans des sacs en plastique pour tenter d’en décortiquer le réel. C’est plutôt un sacerdoce. Ou, il faut bien se l’avouer, de la simple curiosité. La curiosité d’être dans le laboratoire du monde.
Peut-être aussi que, comme Ona, vous auriez pensé à votre ex-petit ami, tout simplement. Celui resté en France. Il serait bien venu avec vous au Nigeria. Mais que vous avez réussi à décourager, prétextant – ou bien peut-être s’agissait-il seulement d’une mise en garde ? – une présence constante du danger et de la mort dans ce pays au cœur de l’Afrique de l’Ouest si étranger et si énigmatique. Ce pays dont on ne connaît rien finalement, sauf les mises en garde du site du ministère des Affaires Etrangères.
Les mots nous mènent tantôt dans son esprit, ses souvenirs, tantôt dans ses réflexions sur elle-même, sur sa vie, sur Boko Haram, sur le Nigeria ou l’occident.
Et vos pensées enfin, vos souvenirs vous emporteraient loin du réel putride de cette scène. Loin de ce pays en proie au terrorisme, au crime, aux kidnappings, à la guerre, pays tropical où les moustiques et les maladies latentes sont aussi dangereux que les kamikazes. Et qui est pourtant terriblement accueillant et bienveillant. Pays d’où on ne ressort jamais tout à fait intact.
Les mots sont ses réflexions. Des mots souvent monocordes, des termes scientifiques. Des syllabes ou des phrases parfois paniquées. Les mots nous mènent tantôt dans son esprit, ses souvenirs, tantôt dans ses réflexions sur elle-même, sur sa vie, sur Boko Haram, sur le Nigeria ou l’occident. Puis, il suffit d’une tâche de sang sur ses gants en latex, de « particules de chair agglutinées entre ses doigts glissants » pour la ramener au réel. Et ramener le lecteur devant ce « petit théâtre de l’enfer ».
Comme dans La Route des Flandres de Claude Simon, auteur cité dans l’exergue du roman, et dont l’influence transcende ces 150 pages haletantes, Boris Le Roy entrelace deux lignes narratives : celle des pensées d’Ona et celle de la terrible scène qui se déroule devant ses yeux.
Ces deux lignes se rapprochent de plus en plus lorsqu’elle distingue parmi les victimes la tête arrachée de son chauffeur. Que faisait-il là ? Que faisait-il si proche de la kamikaze ? Après tout, elle n’avait jamais eu tout à fait confiance en lui. Il lui posait beaucoup trop de questions et était beaucoup trop sûr de lui pour être un simple chauffeur.
N’avait-il pas d’ailleurs disparu avec sa voiture quelque temps auparavant pour se rendre dans le nord-est du pays ? Il était originaire du Borno, tout comme la secte jihadiste de Boko Haram, de cette région où, pense-t-on, la radicalisation « prospère sur la misère et recrute des adolescentes en rupture de la société ». Mais ne serait-ce pas encore une fois, une vision occidentale de la réalité ? Une manière sensationnaliste et binaire de raconter le monde ?
Boko Haram est aussi, et d’abord, un mouvement de contestation contre « les chefs qui monopolisent les richesses et une occidentalisation forcée », lui a un jour confié « l’homme en Blanc ». Selon lui, le mouvement n’est autre qu’une « excroissance salafiste », un groupe qui a peu à peu volé le bétail, pillé les récoltes, kidnappé contre rançon, attaqué des écoles et massacré des élèves. Pour enfin atteindre le paroxysme de l’horreur : en cette journée du mois de septembre 2015 à Abuja. Trois semaines après l’arrivée de l’auteur au Nigeria.
Le réel et l’imaginaire se fondent dans la même scène à ce moment où l’histoire se fige comme un collage, un instantané : une femme habillée d’un hijab surgit au milieu de la scène de crime.
Le lecteur divague dans ses pensées, puis Ona nous ramène au suspense de l’intrigue, et se rappelle qu’au Nigeria, les apparences sont trompeuses. Même dans les couloirs des hôtels, les murs ne sont pas à l’équerre, « l’espace est plus déformé que jamais », aucune des marches n’a « la même profondeur ». « Il faut vérifier chacune pour la gravir ».
Rien n’est sûr. Rien n’est attendu. Et bientôt, le réel et l’imaginaire se fondront dans la même scène, le climax du roman, à ce moment où l’histoire se fige comme un collage, un instantané : une femme habillée d’un hijab surgit au milieu de la scène de crime. S’agit-il d’une deuxième kamikaze venue se faire exploser au milieu de la police ? Les souffles sont coupés. L’imagination transcende le réel. Elle nous rappelle que la terreur est partout désormais, dans toutes les consciences, dans tous les imaginaires. Au Nigeria, en France, au Bataclan. Partout.
Et Boris Le Roy réussit l’exploit narratif de tenir sur quasiment quinze pages la description d’une scène de terreur d’à peine dix secondes. Il réussit l’exploit narratif de raconter et de décrire nos peurs.
Nouveau Roman du XXIème siècle, L’Éducation Occidentale est une expérience littéraire. Un laboratoire des mots. Un roman sans aucun point, qui se déroule en une seule phrase. Ou plutôt en un seul souffle. Celui de la déflagration. Sa narration est une expérience pour l’auteur, mais aussi pour le lecteur, emporté par ce tourbillon des mots et du rythme qui peut aller jusqu’à la nausée.
Tout comme du Nigeria, on ne sort pas tout à fait indemne de la lecture de ce roman. « À mon arrivée à Abuja, j’ai eu l’impression de mettre les pieds dans le réel », raconte l’auteur. « Comme si j’avais auparavant toujours vécu dans une fiction ». Une « fiction mondialiste », probablement, tout comme son personnage Ona, agent de l’ONU, qui se rend compte qu’elle est « au service d’un fantasme démagogique, prétendument humaniste (…) œuvrant pour des tâches déconnectées des enjeux ».
Tout comme son lecteur, qui au fur et à mesure des mots et des morceaux de corps, réalise qu’il n’est qu’un simple produit de l’Éducation Occidentale.
Boris Le Roy, L’Éducation Occidentale, éditions Actes Sud, 2019, 160 pages.