Le continuum raciste
En mai 2020, la mort de George Floyd, étranglé par un policier à Minneapolis, suscitait une réaction simultanée sur cinq continents qui affirmait d’une manière inédite la réalité et la centralité du racisme dans un monde marqué par l’esclavage et la colonisation. Dans la foulée de ces manifestations, le débat sur l’antiracisme a progressé d’un coup, poussé par l’éclairage brutal des violences policières sur les conséquences directes du racisme.
Qui aurait pu prédire que quatre ans après, nous en serions à devoir espérer qu’en France, un parti ouvertement raciste, xénophobe et antisémite n’arrive au pouvoir par les urnes, ou encore à devoir constater que l’épouvantail du grotesque Donald Trump n’effraie pas la moitié de l’électorat d’une des plus grandes démocraties, bien au contraire ? Moins encore, nous pensions que l’on pourrait recenser dans toute l’Europe défilés pronazis, « ratonnades » et canaux télévisés ouvertement dédiés à l’insulte et l’intimidation raciale.
Ce backlash, prévisible car tous les mouvements d’émancipation le suscitent, déprimant et dangereux pour les populations qu’il expose, a déterminé le débat sur les stratégies de la gauche et plus largement de l’antiracisme – qui de fait ne se confondent pas. Ainsi, de nombreuses initiatives se sont succédées pour se confronter à la question du vote populaire pour le RN et de sa motivation raciste, partagées essentiellement entre deux pistes.
Les premières insistent sur la collusion entre sentiment d’aliénation par les structures capitalistes et expressions racistes, voire envisagent le vote RN comme une conséquence de l’exploitation de classe dont il faudrait déjouer les mécanismes, c’est-à-dire centrer la lutte contre le grand capital et les classes dominantes. Les secondes ne renoncent pas à la dimension accusatoire et morale de la dénonciation des actes et attitudes racistes en pointant le danger de banalisation et le risque que représenterait l’ouverture de ces digues, consubstantielles à l’antifascisme, pour les individus et groupes menacés.
Ce débat fut évidemment au cœur des enjeux électoraux du fameux front républicain pendant les récentes élections nationales, front républicain qui a suscité avant tout, comme certains l’avaient prédit, une alliance de la droite et de l’extrême droite telle celle qui gouverne la France depuis juillet 2024. C’est en effet une question stratégique cruciale. Face à la déferlante historique de l’extrême droite populiste qui traverse toutes les démocraties à l’occidentale, comment voter ? Sur qui taper ? Avec qui s’allier ? À quoi sert de dénoncer les expressions populaires du racisme si on finit par soutenir par le vote la reconduction des pouvoirs qui le produisent ? D’un autre côté, la priorité n’est-elle pas d’endiguer la violence raciste et les dommages concrets qui peuvent s’abattre sur les personnes ? Dilemme.
Comme souvent en la matière, il est utile regarder du côté des outils du féminisme dont les progrès sont plus rapides et les acquis plus consensuels que ceux, timides, de l’antiracisme en France. Notamment, le concept de continuum de violence en matière sexiste et sexuelle, formalisé dans la théorie féministe depuis les années 1980 et introduit dans le débat public français à l’occasion du mouvement MeToo, permet de qualifier et de cartographier la solidarité des mécanismes sexistes de dévalorisation des femmes, dont les aspects parfois tendres ou bienveillants sont à articuler au risque pour les femmes d’être exposées à une violence physique voire mortelle.
À cette occasion, tout le monde a pu constater que la dénonciation des structures sexistes et de leurs manifestations banalisées ne consiste en aucun cas à renoncer à la protection contre le viol, l’inceste ou les violences sur conjoint, à l’appui des législations existantes. De la même manière, nous pouvons mettre en évidence un continuum de violence raciste entre les insultes, les agressions, les appels à la haine ouvertement assumés par des individus, des groupes ou des médias, qui tombent sous le coup de la loi, aux gestes banals et clichés intériorisés qui circulent encore largement dans la société française.
Comme pour le continuum sexiste, il est crucial d’être lucide sur les mécanismes qui « autorisent » les entorses au droit ou à la bienséance
Dans ce domaine, ce sont les attitudes des élites, et plus largement celles des bourgeoisies dont elles sont issues, qui le disent le mieux. Ainsi cette interview de Geoffroy Roux de Bézieux, alors patron du Medef, au lendemain de la mort du jeune Nahel à Nanterre en juillet 2023, qui prétend qu’en « Seine-Saint-Denis, le premier employeur est le trafic de drogue » et se plaint que « ces gens qui travaillent de manière informelle » « refusent des emplois, de sécurité privée par exemple » ou dans le BTP. Ainsi cette scène récente où l’on voit Emmanuel Macron, qui se rêvait sans doute en héros, les manches retroussées en plein marasme après le passage du cyclone Chido à Mayotte, qui crie sur une femme en train d’exprimer les revendications des habitants et finit l’empoigner brutalement pour la faire taire.
Ce que le continuum raciste retrace est précisément le reste actif de la dimension coloniale de notre société, que la gestion gouvernementale des territoires d’outremer, cet héritage insolvable de l’empire colonial français, rend particulièrement visible.
Que ce soit le classement sans suite de la plainte dans l’affaire du chlordécone en Martinique, la gestion policière des revendications liées à la vie chère, le traitement judiciaire d’exception des manifestations en Nouvelle-Calédonie qui se traduit par la détention arbitraire en métropole du leader du mouvement, toutes entorses et distorsions du droit sont permises par l’idée que la République est indivisible, sauf là où s’appliquent des « des dispositions particulières[1]» – c’est d’ailleurs aussi l’expression « particulière » qui désignait pudiquement l’institution de l’esclavage aux États-Unis. Dernière en date, la nomination de Manuel Valls au ministère de l’outremer, un personnage plus que grillé c’est-à-dire sans réelle force politique et dont le parcours s’est illustré par des propos racistes et une gestion policière brutale du conflit social, dit tout le mépris que le nouveau Premier ministre réserve aux populations ultramarines.
Comme pour le continuum sexiste, il est crucial d’être lucide sur les mécanismes qui « autorisent » les entorses au droit ou à la bienséance, telles les mauvaises blagues potaches du président Macron révélées par un récent reportage du Monde. Ces entorses désignent des dominations qui expliquent les pulsions violentes dont les mouvements populistes, bolsonaristes, trumpistes ou autres, offrent le lamentable spectacle et constituent de réelles menaces physiques. Nous pouvons déplacer le curseur de l’indignation, mais cela ne changera pas le diagnostic : la structure raciste, c’est-à-dire coloniale et post-esclavagiste, des dispositifs de pouvoir.
Ce concept de continuum pourrait aider, en retour, à construire une stratégie politique fondée sur l’antiracisme qui consiste à défaire ces dispositifs ou, pour le moins, à détourner leurs effets : un continuum antiraciste qui, au lieu de construire une alternative entre les bourgs et les tours, articulerait, sur une gradation de la radicalité politique vers le progressisme bon ton, les enjeux d’un démantèlement de ces structures coloniales et raciales.
Ce continuum antiraciste pourrait être une boussole politique en pointant la continuité de la tolérance de la violence infligée aux corps et aux âmes palestiniennes avec celle subie par les populations africaines prises dans les désastres de la post-colonialité, ou encore celle quotidienne des naufrages mortels en Méditerranée, non pas comme une réaction uniquement morale, urgente et indignée, mais comme une question posée frontalement à l’ordre du monde, à notre marché de l’emploi et du logement, à l’application de nos politiques sociales, à l’accès aux droits civils dans nos démocraties, ou encore à la structure de notre consommation et la répartition géographique des risques socio-environnementaux qu’elle implique, par exemple lorsque se négocie le traité du Mercosur.
Il faut un continuum antiraciste comme boussole pour imaginer les formes de justice et de gouvernement capables d’affronter les défis environnementaux, géopolitiques, sanitaires et migratoires qui sont aujourd’hui bien dessinés. Il faut un continuum antiraciste pour admettre que les droits sociaux, politiques et civils tout comme les politiques publiques ne peuvent plus être contenues ni promises dans la nationalité, avec les exclusions que cette dernière suppose voire encourage.
Il nous faut désormais des institutions et des mécanismes de redistribution du pouvoir qui dépassent la notion de souveraineté territoriale ou d’égalité des « egos », dont la définition est toujours piégeuse, pour prendre en compte sérieusement les régimes de codépendance, de responsabilité entre les générations et entre les territoires, et souhaiter, avec les mots de Kaoutar Harchi, pour les êtres – qu’ils soient adultes ou pas, citoyens, humains ou non – « qu’ils ne soient qu’à eux-mêmes ».
Il nous faut construire le continuum antiraciste pour sortir de la colonialité qui est insidieusement inscrite dans notre modèle anthropologique issu des révolutions du XVIIIe siècle. Tout simplement parce que, du fait des dérèglements climatiques qui nous attendent, qu’on le regrette ou non, ce modèle n’est plus adapté aux conditions de notre subsistance.