Société

Isoler pour protéger ? La prison face à la transidentité

Sociologue

La prise en charge carcérale des femmes trans questionne la prison et perturbe l’un de ses principes structurants, à savoir la séparation des hommes et des femmes. La réponse de l’institution à la question de la transidentité repose sur leur mise à l’écart, principalement à l’isolement dans des maisons d’arrêt pour hommes. Cette approche sécuritaire révèle des représentations réductrices de la violence en détention, ainsi qu’une méconnaissance des réalités propres à la transidentité.

La prison est une institution fermée dont les murs sont pourtant poreux. Le monde carcéral est en effet traversé par des sujets qui agitent l’ensemble de la société, comme les questions de genre et la transidentité.

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L’institution pénitentiaire, fondée sur une stricte séparation des hommes et des femmes, se trouve en effet face à un casse-tête lorsque les personnes incarcérées bousculent la binarité ou les normes de genre, comme cela peut être le cas des personnes trans. Cet article s’appuie sur une recherche sociologique menée sur la prise en charge des femmes trans détenues en France. Leurs expériences en seront donc le fil conducteur.

Les questionnements débutent dès leur arrivée en détention, notamment concernant leur affectation : dans quel quartier doivent-elles être incarcérées ? Si l’article R211-1 du code pénitentiaire précise que les personnes doivent être détenues dans des établissements distincts selon leur genre, l’apparente simplicité de ce texte est mise à mal par la diversité des parcours de transition de genre. Au quotidien, les directions d’établissements pénitentiaires sont confrontées à cette interrogation : que privilégier entre l’identité de genre ressentie de la personne, son « apparence physique » ou encore son état civil ?

Depuis la loi de modernisation de la justice de 2016 qui facilite l’accès aux changements d’état civil sans nécessiter une opération d’affirmation de genre, ces éléments peuvent sembler ne pas être en concordance et ainsi troubler l’interprétation du code pénitentiaire. En effet, les parcours de transidentité sont pluriels et toutes les personnes trans n’effectuent pas de transition administrative, médicale ou chirurgicale, ou alors le font à différents degrés. Ainsi, par exemple, une femme trans peut être enregistrée à l’état civil sous un marqueur masculin tout en ayant une apparence dite féminine, tandis qu’une autre peut avoir un état civil féminin sans avoir subi de chirurgie d’affirmation de genre, conservant ainsi des organes génitaux perçus comme masculins.

Ces questions sont loin d’être anecdotiques, puisqu’a minima 150 à 200 personnes détenues chaque année sont concernées par la transidentité selon les estimations d’associations intervenant en détention et du Contrôleur général des lieux de privation de liberté[1]. Dans certains pays comme le Canada, l’identité de genre de la personne est l’élément principal pris en compte dans l’affectation, ce qui signifie que les femmes trans peuvent être incarcérées en quartier femmes si elles le souhaitent.

En France, dans la majorité des cas, les femmes trans sont incarcérées dans les quartiers hommes des maisons d’arrêt. Pour des raisons de sécurité et de maintien de l’ordre, elles sont placées à l’isolement, qu’il soit individuel ou collectif[2]. Ces modalités de prise en charge sont lourdes de conséquences pour les concernées et viennent accentuer les vulnérabilités de celles-ci. En effet, la mise à l’isolement détériore leur santé physique et mentale, les prive d’accès au travail en détention et freine voire empêche leur participation à des activités (groupes de parole, sport, bibliothèque).

Au nom de quoi cet isolement est-il mis en place ? Comment expliquer cette mise à l’écart des femmes trans détenues ? Pourquoi ne pas incarcérer les femmes trans dans les quartiers femmes des prisons ?

Pour l’administration pénitentiaire, cette prise en charge spécifique est justifiée par la nécessité de maintenir l’ordre en détention et d’assurer la sécurité des personnes détenues. En prison, l’isolement préventif est en effet utilisé pour les personnes particulièrement vulnérables aux violences, mais aussi pour les personnes considérées comme dangereuses et pouvant perpétrer ces violences.

Dans le cas des femmes trans, la frontière entre ces deux catégorisations est floue, puisqu’elles sont considérées à la fois comme de potentielles autrices et victimes de violences. Cet argument illustre le fonctionnement de l’institution carcérale, établi sur un modèle de gestion des risques. La violence est en effet un enjeu crucial en prison, qui fait de la sécurité une priorité absolue et un argument d’autorité indiscutable, légitimant ainsi de nombreuses décisions et pratiques. Derrière cette volonté de protection se trouvent des représentations réductrices, tant de la violence en détention que des femmes trans.

Une certaine idée de la violence (et de la sexualité) en détention

Les visions de la violence carcérale par l’administration pénitentiaire se résument aux violences interpersonnelles (particulièrement physiques et sexuelles) qui peuvent se produire entre les personnes détenues. Comme le montre Dan Kaminski dans ses travaux[3], il s’agit du type de violences le plus mobilisé et le plus valorisé dans l’imaginaire collectif, par exemple dans les médias et dans les fictions.

Dans les discours des surveillants[4], les risques de violences sont accrus par les caractéristiques physiques des femmes trans, qui sont décrites comme étant « plus grandes, plus carrées, plus costaudes » que les femmes cis. De ce fait, elles représentent à leurs yeux un risque pour ces dernières, ainsi que pour les surveillantes des maisons d’arrêt femmes. Un autre facteur de risques mobilisé par les personnels pénitentiaires est le fait que certaines d’entre elles (notamment en raison des difficultés d’accès aux soins et aux parcours de transition) ne sont pas opérées et ont conservé des organes génitaux dits « masculins ». Ainsi, s’appuyant sur une vision hétéronormative de la sexualité, ils considèrent que les femmes trans pourraient avoir des relations sexuelles (consenties ou non) avec la population pénale en quartiers femmes.

Ces représentations révèlent une conception spécifique de la sexualité, qui est proscrite en détention. Lorsqu’elle existe, elle demeure cachée et taboue. Ainsi, la privation d’hétérosexualité accompagne l’incarcération et fait partie intégrante de la peine de prison[5]. Les relations homosexuelles sont quant à elles stigmatisées dans les quartiers hommes et ont cours dans une forme d’indifférence dans les quartiers femmes.

S’ajoute à cela une vision des violences sexuelles comme le fruit d’une pulsion liée aux organes génitaux dits « masculins », niant ainsi toute dimension de rapports de pouvoir et de domination patriarcale. Si ces représentations stigmatisantes associent la transidentité à un risque de commettre des violences sexuelles, il est important de rappeler qu’au contraire, les femmes trans sont plus exposées à ce type d’agressions : une étude menée aux États-Unis montre qu’elles vivent treize fois plus de violences sexuelles que le reste de la population carcérale[6].

Un point aveugle majeur de l’institution carcérale est celui des violences commises par le personnel pénitentiaire à l’encontre des personnes détenues. On peut par exemple noter l’absence de mention de ces violences dans le Plan d’action contre les violences en milieu pénitentiaire publié en mars 2023. Pourtant, en prison, les femmes trans font l’objet de violences répétées voire quotidiennes de la part des surveillant·es, qui prennent la forme de propos et attitudes transphobes, notamment de mégenrage[7]. Elles sont fréquemment rappelées à leur genre assigné à la naissance, appelées Monsieur ou encore fouillées de manière intrusive. Lorsque les personnels pénitentiaires évoquent ces violences, ils affirment qu’elles doivent être évitées pour ne pas avoir d’« écrits », à savoir des plaintes et des rapports de la part d’associations ou de personnes détenues.

Cette stratégie est une autre illustration de la gestion des risques menée par l’institution carcérale dans un but d’auto-protection et de préservation. Elle est d’autant plus cruciale pour l’administration pénitentiaire que la France fait l’objet de condamnations régulières (notamment de la Cour Européenne des Droits de l’Homme) au sujet des conditions de détention indignes qui sont mises en place dans un contexte de surpopulation carcérale.

Les femmes trans, une féminité à part et fantasmée ?

Que ce soit en milieu carcéral ou à l’extérieur, les femmes trans sont l’objet de représentations marquées par des préjugés. En détention, elles ne sont pas considérées comme des « vraies femmes », les surveillants alternant les pronoms et les manières de parler d’elles, les qualifiant par exemple d’« hommes qui se considèrent femmes ». Leur affectation en quartiers hommes à l’isolement est un bon exemple de cet entre-deux dans lequel elles semblent confinées : aux yeux de l’institution, elles ne sont ni tout à fait des hommes, ni tout à fait des femmes. Derrière ces imaginaires, la possibilité du mensonge est évoquée. Et si un homme se déclarait comme une femme trans pour être incarcéré en quartier femmes ?

Cette méfiance constante en détention fait écho à celle qui existe hors du monde carcéral vis-à-vis des personnes trans, puisqu’on retrouve le même type d’arguments de la part des personnes s’opposant à la transidentité. En effet, certaines personnes et groupes comme les TERFs (Trans Exclusionary Radical Feminists, soit Féministes Radicales Excluant les Personnes Trans en français) défendent l’idée que la transidentité n’existerait pas en tant qu’identité de genre, mais serait une stratégie pour perpétuer la violence sexiste commise par les hommes envers les femmes. Ainsi, selon ces personnes, les femmes trans ne seraient pas des femmes mais des hommes qui essaieraient par le biais de la transidentité de s’infiltrer dans les milieux féminins afin de commettre des agressions et maintenir leur domination envers les femmes.

Cet argument du doute est particulièrement efficace en prison, qui est un milieu dans lequel la suspicion est omniprésente. Comme Corinne Rostaing le rappelle dans son ouvrage Une institution dégradante, la prison, les personnes détenues sont souvent décrédibilisées et perçues comme menteuses, cherchant à s’évader ou à alléger leur peine. Cette double suspicion et ses différents degrés créent des comportements et attitudes menant à la mise à l’écart des femmes trans en détention et à leur différenciation vis-à-vis des femmes cis, quant à elles qualifiées de « vraies femmes ».

Par ailleurs, le regard posé sur les femmes trans est porteur d’une forme de sexualisation. La sexualisation est un processus qui réduit les personnes à leurs organes génitaux ou à leur fonction sexuelle[8]. Lorsque les surveillants parlent des femmes trans, cela s’accompagne de mentions régulières à leurs organes génitaux, ou encore à leur supposé côté « aguicheur », que ce soit envers les autres personnes détenues ou le personnel pénitentiaire.

Cette vision sexualisante des femmes trans existe également hors les murs de la prison, notamment dans les médias. En effet, comme l’a mis en évidence Karine Espineira dans ses travaux[9], la sexualité des personnes trans est un sujet fréquemment abordé lorsqu’elles sont mises à l’écran et elles sont souvent représentées comme symboles de sex-appeal. Cette sexualisation se retrouve dans la vie quotidienne des femmes trans, notamment dans le harcèlement de rue. Dans le cadre carcéral, elle s’incarne par des interpellations à caractère sexuel par les autres personnes détenues à travers les fenêtres des cellules. En détention, la sexualisation des femmes trans s’inscrit dans une perception des femmes détenues influencée par des représentations masculines les considérant comme aguicheuses en raison d’une supposée frustration sexuelle[10].

Cette sexualisation peut avoir des conséquences sur la santé mentale des femmes trans détenues. Les facteurs déshumanisants et objectifiants de ce processus altèrent le rapport à leur identité et leur corps, favorisent des troubles alimentaires et augmentent les risques en contexte sexuel.

Ces perceptions de la transidentité en détention ne peuvent être réduites à de la transphobie volontaire et individuelle et semblent plutôt venir d’une forme de méconnaissance et d’ignorance à ce sujet. L’absence de données officielles sur la transidentité en prison empêche une réelle prise en compte de ce sujet et s’ajoute au manque de formation des personnels pénitentiaires sur cet enjeu.

Durant leur cursus au sein de l’ÉNAP (École Nationale d’Administration Pénitentiaire), la transidentité est intégrée à un programme évoquant les discriminations au sein d’une demi-journée dédiée aux « sujets citoyens ». Au niveau local, des associations accompagnant les personnes trans s’emparent de cette question et proposent des sensibilisations à destination des personnels sur le sujet dans quelques établissements pénitentiaires.

Les retours sont unanimes : des améliorations dans la prise en charge des femmes trans sont visibles et notables par les personnes concernées. Par exemple, la fréquence du mégenrage et des remarques ou attitudes transphobes diminue. La majorité des surveillant·es participent volontiers à ce genre de temps de formations et intègrent les éléments dans leurs pratiques professionnelles. Après avoir été sensibilisé·es, ils et elles n’hésitent pas à reprendre leurs collègues, se faisant ainsi le relais des informations qui leur sont partagées.

Une avancée notable dans la prise en compte de la transidentité en détention est la publication par la Direction de l’administration pénitentiaire du « Référentiel national de prise en charge des personnes LGBT+ placées sous main de justice » en mars 2024, dont la majorité traite de cette question. Ce guide, destiné à une diffusion interne à l’administration, a pour but d’informer les personnels sur les sujets liés à la diversité sexuelle et de genre en détention, et ainsi améliorer la prise en charge des personnes détenues concernées. Par ailleurs, un poste de référent·e national·e des publics minorisés a été créé il y a quelques années au sein de l’administration, avec pour mission de participer à une meilleure prise en compte de ces personnes.

Malgré ces pas en avant, les changements effectifs sur le terrain se font attendre et la temporalité de l’institution paraît bien lente pour les personnes concernées et les associations qui les accompagnent.


[1]Il n’existe aucune donnée officielle concernant le nombre de personnes trans détenues en France.

[2] Un seul quartier spécifique dédié aux personnes trans existe en France. Il se trouve au sein d’une maison d’arrêt pour hommes.

[3] Dan Kaminski, « Violence et emprisonnement », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, N° 2(2), 2013, p. 461-474.

[4] Les surveillants rencontrés dans le cadre de ma recherche étant tous des hommes cis, le masculin est utilisé pour parler d’eux.

[5] Corinne Rostaing, Une institution dégradante, la prison, Éditions Gallimard, 2021.

[6] Jennifer Sumner, Lori Sexton, « Same Difference : The “Dilemma of Difference” and the Incarceration of Transgender Prisoners », Law & Social Inquiry, 41(03), 2016, p. 616‑642.

[7] Le mégenrage est le fait d’utiliser un genre différent de celui de la personne concernée pour parler d’elle ou pour s’adresser à elle. Par exemple, interpeller une femme trans en utilisant les pronoms et accords masculins.

[8] Annalisa Anzani, Louis Lindley, Giacomo Tognasso, M. Paz Galupo, Antonio Prunas, «“Being Talked to Like I Was a Sex Toy, Like Being Transgender Was Simply for the Enjoyment of Someone Else” : Fetishization and Sexualization of Transgender and Nonbinary Individuals », Archives of Sexual Behavior, 50(3), 2021, p. 897‑911.

[9] Karine Espineira, « La sexualité des sujets transgenres et transsexuels saisie par les médias », Revue Hermès, 69(2), 2014, p. 105‑109.

[10] Gwenola Ricordeau, « Enquêter sur l’homosexualité et les violences sexuelles en détention », Déviance et Société, 28(2), 2004, p. 33‑253.

Mati Bombardier

Sociologue, Doctorant·e au Centre Émile Durkheim (Université de Bordeaux)

Notes

[1]Il n’existe aucune donnée officielle concernant le nombre de personnes trans détenues en France.

[2] Un seul quartier spécifique dédié aux personnes trans existe en France. Il se trouve au sein d’une maison d’arrêt pour hommes.

[3] Dan Kaminski, « Violence et emprisonnement », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, N° 2(2), 2013, p. 461-474.

[4] Les surveillants rencontrés dans le cadre de ma recherche étant tous des hommes cis, le masculin est utilisé pour parler d’eux.

[5] Corinne Rostaing, Une institution dégradante, la prison, Éditions Gallimard, 2021.

[6] Jennifer Sumner, Lori Sexton, « Same Difference : The “Dilemma of Difference” and the Incarceration of Transgender Prisoners », Law & Social Inquiry, 41(03), 2016, p. 616‑642.

[7] Le mégenrage est le fait d’utiliser un genre différent de celui de la personne concernée pour parler d’elle ou pour s’adresser à elle. Par exemple, interpeller une femme trans en utilisant les pronoms et accords masculins.

[8] Annalisa Anzani, Louis Lindley, Giacomo Tognasso, M. Paz Galupo, Antonio Prunas, «“Being Talked to Like I Was a Sex Toy, Like Being Transgender Was Simply for the Enjoyment of Someone Else” : Fetishization and Sexualization of Transgender and Nonbinary Individuals », Archives of Sexual Behavior, 50(3), 2021, p. 897‑911.

[9] Karine Espineira, « La sexualité des sujets transgenres et transsexuels saisie par les médias », Revue Hermès, 69(2), 2014, p. 105‑109.

[10] Gwenola Ricordeau, « Enquêter sur l’homosexualité et les violences sexuelles en détention », Déviance et Société, 28(2), 2004, p. 33‑253.