Art contemporain

Logique de la citation – sur deux expositions de Damien Deroubaix

Critique d'art et curatrice

À la BnF et aux Jardiniers de Montrouge, Damien Deroubaix présente une œuvre peuplée de références, dont l’énergie figurative s’exprime par des mediums traditionnels. Puisant dans l’histoire de l’art, les cultures populaires, le cinéma et la mythologie, les formes se réagencent d’œuvre en oeuvre, plongeant le spectateur dans une atmosphère sombre où figures et mots en suspension révèlent les violences structurantes de l’histoire occidentale.

Cécile Pocheau-Lesteven, commissaire de l’exposition de la BnF, a invité Damien Deroubaix à choisir des gravures dans les fabuleuses collections du site Richelieu. Proposition enthousiasmante, comme on peut l’imaginer, mais surtout motivée, car Damien Deroubaix puise nombre de ses références dans l’estampe ancienne, et a fait de cette technique jugée désuète une part essentielle de sa stratégie de création.

publicité

S’il fréquente de grands éditeurs de lithographie et de taille-douce[1], il se ménage aussi une pratique simple et intime de la gravure sur bois dans son propre atelier. C’est donc en pleine conformité avec les soubassements de son travail que sont présentées à la BnF des gravures de Dürer, Schongauer, Rembrandt, Goya, Picasso, Munch, Gauguin et d’autres, réparties dans les différentes parties de l’exposition ; œuvres que Damien Deroubaix a regardées, reprises, « digérées »[2] dans ses propres productions.

Ce sont deux immenses xylogravures qui marquent l’entrée de l’exposition. Sur un fond noir intense, elles nous plongent immédiatement dans le brassage de références caractéristique de l’artiste.

La gravure ROOTS enserre dans une bulle blanche un délicat squelette de personnes siamoises, qui connectent par des électrodes leur monde souterrain, ou utérin, à des arbres décharnés ; leurs pieds, en appui sur le mot ROOTS, se fondent dans un chaos de racines. On peut imaginer cette figure comme une synthèse graphique de la connivence que Deroubaix entretient avec d’autres artistes – deux têtes pour un corps, et des racines constituantes. « Rembrandt, Velázquez, Holbein, Otto Dix ou Picasso sont toujours là et regardent par-dessus mon épaule pendant que je travaille » dit-il, « ce sont ces aînés avec qui on discute en peignant et qui vous poussent à peindre juste, c’est-à-dire à peindre dans votre temps[3] ». L’exposition va en démontrant cette logique de l’acculturation de manière croissante.

À un jet de pierre de ce mur d’entrée, un panneau de bois gravé à la gouje et encré en noir (non imprimé) présente le même mot enraciné et semblablement tautologique. Cette fois-ci, il surplombe un cadavre qui tient un dollar entre ses dents. Ces œuvres annoncent la préoccupation générale de l’artiste : creuser dans les parties occultes, mettre au jour les fonctions souterraines du monde néolibéral, faire surgir un commun innommable à partir de formes remontant comme des réminiscences brouillées.

La seconde gravure d’entrée, Das Groβe Glück (2008), reprend le sous-titre donné par Dürer à la Nemesis qu’il grave vers 1501-1502, présentée dans l’exposition. Deroubaix attribue à sa divinité la paire d’ailes finement détaillées par Dürer, et mêle ses formes à celles de l’Artemis d’Ephèse reconnaissable à ses seins multiples. Dans cette estampe, il n’est pratiquement aucun signe qui ne soit une citation ou une allusion, depuis le rai de lumière qui barre le fond noir, repris de la gravure de Rembrandt Paysage aux trois arbres (1643) visible dans l‘exposition, jusqu’au visage grimaçant de la divinité, tiré d’une photo d’actualité et aux pattes d’aigle, reprises au Deutschmark.

Distribuant dans ses œuvres un bagage de références qui transcende les périodes, les assignations culturelles et les géographies (fétiches Nkisi du Congo, mythologie, art européen, références musicales punk, metal, grindcore, sculptures de l’Océan Indien, cinema…), Deroubaix fait émerger un récit sous-jacent, celui du « continuum dans la barbarie » analysé par Julie Crenn et de la jouissance qu’elle procure[4].

L’intelligence du travail en trois temps

L’exposition en trois parties développe des axes thématiques : Apocalypse est précisément centrée sur sa pratique de la citation et les représentations de créatures monstrueuses qui circulent d’œuvre en œuvre. Le parcours permet de scruter les gravures anciennes ou modernes, avec un plaisir de paléographe, puis à les retrouver sous forme elliptique dans les œuvres de Deroubaix (peintures, estampe ou sculpture). Une folie du regard, qui donne l’illusion d’assister à l’émergence d’un rêve qui serait susceptible d’ouvrir aux pires hallucinations – un instantané de l’inconscient, peut-être, abolissant le temps et l’espace.

Chaos, théâtre du monde se concentre sur les références à Picasso et Goya et à leur influence sur lui. Son intérêt de longue date pour l’auteur des Caprichos, critique envers les violences de son époque, a trouvé un accomplissement lors d’invitations au musée Goya de Castres en 2012 et en 2024. C’est sur son dernier travail avec le musée Goya de Castres que l’exposition de Montrouge est concentrée. Des formes récurrentes sont issues de ce compagnonnage avec Goya : le bouc issu du Sabbat des sorcières, la chauve-souris d’El sueňo, le chien volant…

Avec Picasso, il s’agit d’un lien fondateur pour Deroubaix : la rencontre avec Guernica à dix-neuf ans est tout simplement à l’origine de sa décision de devenir artiste. L’exposition montre des techniques mixtes (eau-forte et aquatinte) où Deroubaix use d’un langage très dense et détaillé pour conjuguer des parties de Guernica avec des figures mutilées, des éléments de scène, une vue d’Auschwitz d’après Depardon, mais aussi des personnages-phallus inspirés par des gravures de Picasso de 1966.

Vanités, portrait de l’artiste en chaman, dernière partie de l’exposition, fait un point sur quelques œuvres charnières de l’histoire de l’art qui ont été reprises par l’artiste, notamment « D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? » (2015) d’après le tableau éponyme de Gauguin (1897-1898). Cette huile et collage sur toile est organisée, comme celle de Gauguin, en trois parties se lisant  de droite à gauche, et semble ménager deux récits : un tableau de premier plan fortement structuré par des lignes et des figures colorées, mêlant fétiches, mythologie, image de presse, peinture ; et un registre parallèle fait d’ombres noires courant derrière les figures provoquant des ruptures de langage qui valorisent les collages en noir et blanc.

Dans ses reprises ou citations d’œuvres, Deroubaix ne s’intègre pas à la logique appropriationniste, qui joue à brouiller les identités et l’auctorialité dans une approche critique parfois parodique. Il s’inscrit davantage dans une tradition moderne, fréquentée par Picasso, Bacon et bien d’autres, qui aboutit à créer une aura révélatrice de sens autour de l’œuvre choisie, multipliant aussi les énigmes et les ressorts de l’émotion.

D’une manière générale, dans les tableaux de Damien Deroubaix, les scènes à différentes échelles, les mots répétés, les injonctions en allemand ou en anglais, les visages grimaçants, les formes tronquées, bisexuées, amputées, constituent des entités à la fois sémantiques et visuelles. Elles forment des sortes d’injonctions, sans qu’aucune lutte précise, aucune actualité ne soit indiquée, à une exception près : deux œuvres sur l’Ukraine, dont le Caillou Zelensky, élaboré par Deroubaix en découvrant le Caillou Michaux conservé à la BnF. Cette pierre noire irakienne détaille en caractères cunéiformes un contrat de donation de terrain, minuscule partage familial qui sonne ici comme la métaphore d’un règlement entre États. L’artiste grave en runes, à l’attention symbolique de Zelensky, des textes de poèmes sur un monolithe de plâtre noir, contournant toute littéralité par ce procédé de condensation.

Les compositions de Deroubaix sont claires, structurées par des figures frontales qui sont souvent entourées par un cerne, une ombre, une bulle. Ce mouvement d’isolation de la figure, qui produit une lecture interrompue se rapproche de l’esthétique du « figural » plus que du figuratif recherchée par Bacon, que Deleuze analyse ainsi : « Non seulement le tableau est une réalité isolée (un fait) […] mais la figure elle même est isolée dans le tableau par le rond ou par le parallélépipède. Pourquoi ? Bacon le dit souvent : pour conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif, que la figure aurait nécessairement si elle n’était pas isolée. La peinture n’a ni modèle à représenter, ni histoire à raconter. Dès lors, elle a comme deux voies possibles pour échapper au figuratif : vers la forme pure, par abstraction ; ou bien vers le pur figural, par extraction ou isolation[5]

Les mots distribués comme des collages dans les surfaces ont des impacts forts tant sémantiquement que visuellement. On peut citer Money, notamment dans la scène où il est excrété par un squelette de singe ; Decay, decay, decay , sonnant comme une imprécation ; Toxic, World downfall qui se réfèrent à un album de grindcore ; le fameux Yeah, si souvent répété, qui exprime la satisfaction de la recherche de domination, ou encore Practice what you preach. Leur apparence simple, dans l’efficace du noir et blanc, évoque l’esthétique punk, celle des fanzines notamment, toujours à la lisière de la polysémie.

Dépayser, bifurquer

Le rôle de la musique dans la création de Deroubaix a été souvent commenté. L’énergie du punk, la précision du metal, la radicalité du grindcore, l’accompagnent depuis toujours, au premier rang desquels Napalm death, Terrorizer, Carcass et Brutal Truth. Cette écoute joue, dit-il sobrement, comme un ingrédient parmi tous les autres. Travailler avec cette source qui communique une envie de danser produit une décharge d’énergie sur les pensées et les gestes.

Mais la convergence fondamentale entre Deroubaix et ces musiques se situe dans ce qui meut à la fois l’artiste et les musiciens, c’est-à-dire une intransigeance sans compromis, un refus du système capitaliste-colonialiste et de la domination qu’il entretient. C’est là que réside le « sujet » du travail, terme imparfait car tout est élaboré en mode indirect. C’est peut-être la saturation du son qui se retrouve sur la toile, transmuée en saturation des références, de la violence, de la sexualité, des détails, des échelles. Un vécu à haute intensité s’écoulant de son état sensible à des modalités visuelles.

Le punk comme mouvement reste ancré dans l’ethos du faire, non pas pour « bien faire » mais pour agir. « Faire bien est même presque suspect » écrit Catherine Guesde, « et cette anti-technicité, qui s’oppose à l’idée de performance, permet de faire ressortir les spécificités individuelles et l’authenticité[6] ». On en retrouve des traces dans les déviances techniques que Deroubaix réalise, déjouant les attentes de virtuosité.

Par exemple, malgré l’accueil permanent qui lui est possible dans les ateliers professionnels, il pratique en parallèle une xylogravure sommaire à l’atelier, considère avec intérêt les feuilles ratées et colle les épreuves dans d’autres œuvres. On peut aussi s’étonner que ses grands panneaux de bois gravés et encrés, soient exposés tels quels, dans être imprimés. Ces matrices qui ne sont pas montrées habituellement sont des œuvres qui tracent encore plus l’effort du corps et le travail manuel (Figures dans un paysage, 2012. Annonciation, 2012). Un dernier exemple : invité en résidence au Centre International d’Art Verrier de Meisenthal, il a conçu, avec le concours des verriers, une grande sculpture et des multiples, dont l’un est présenté à la BnF. Chaque élément de verre a été gravé d’une figure de danse macabre par ses soins, non pas à la roue de cuivre comme l’équipe du CIAV le recommandait, mais trivialement à la fraiseuse Dremel (2011) « avec du Slayer hurlant vissé sur les oreilles » précise Yann Grienenberger[7].

Reflets de Goya à Montrouge

C’est à nouveau autour d’un dialogue avec une œuvre magistrale qu’est construite l’exposition aux Jardiniers de Montrouge. Elle reprend une partie de l’exposition créée par le musée Goya de Castres assortie de nouvelles peintures. Henri Van Melle[8] propose un accrochage sobre et aéré dans cette friche aménagée (sans excès) pour les expositions. Le contexte procure une tout autre expérience des œuvres, principalement des peintures : c’est un écart intéressant à vivre que la visite des deux expositions et l’économie d’adaptation entre l’esprit de l’artiste et des qualités d’espaces aussi éloignées.

Le tableau de Goya auquel Damien Deroubaix s’est mesuré s’intitule La junte des Philippines (1815)[9], pièce maîtresse du musée Goya à Castres. Le sujet du tableau, une assemblée générale de cette compagnie commerciale, exceptionnellement présidée par le roi Ferdinand VII, concentre les signes de l’exercice du pouvoir absolu et ceux de l’exploitation coloniale de l’Asie par l’Europe. Goya place au centre de sa composition le vide de la salle, vivement illuminé et structuré par le motif du dallage ; les membres de la compagnie sont placés sur les côtés et le roi, au fond de la salle.

Cette étonnante composition est reprise par Deroubaix, qui ménage un effet miroir (mêmes dimensions, inversion gauche droite de la composition). Il installe des fétiches en lieu et place des personnages, et un chien volant au-dessus de la salle, inspiré du dessin satirique de Goya, avec un livre sur le dos. Deroubaix lui donne des ailes reprises à Dürer, encore. Cette figure qu’il reprend souvent dans ses toiles est un dessin fantastique de Goya, conservé à Bordeaux dont Maria Santos Sainz a commenté l’actualité : « Le chien assassin tient sur son dos un livre blanc avec les noms supposés des promoteurs de cette chasse à l’homme orchestrée. C’est là une allégorie de la violence d’un État répressif. Vision fantastique, certes, mais qui l’est moins aujourd’hui, avec l’invention des robots meurtriers ».

À la place du roi, il installe la déesse Oviri, « tueuse » tahitienne sculptée par Gauguin, et des figures déjà inscrites dans le lexique de Deroubaix, le bouc, (d’après Les caprices de Goya) le fétiche clouté Nkisi du Congo, (gravure collée visible dans des œuvres précédentes), un portrait de la série des artistes graveurs présentés à la BnF, le rai de lumière de Rembrandt cette fois ci réduit à quelques lignes. Dans cette iconographie appartenant au langage de Deroubaix se trouvent de nouvelles formes, les Bululs, divinités du riz aux Philippines.

La culture philippine est affaiblie dramatiquement du fait de l’invasion économique occidentale. Deroubaix invite l’artiste franco-philippin Gaston Damag qui représente des bululs avec une visée critique. Nouvel effet miroir, les bululs de Damag sont présents dans la peinture et en tant que moulages installés devant le tableau. Le titre de cette œuvre, qui dialogue avec le grand artiste aragonais, est tiré du film d’un autre aragonais, Buñuel : El angel exterminador ( 1962), scenario à huis clos entre des personnages de la bourgeoisie dont l’univers se détraque peu à peu.

Il est vrai que l’énergie principale du travail de Deroubaix consiste à détruire la surface ordonnée du réel pour révéler les mécanismes sous-jacents de nos violences structurelles.

« En un jour si obscur », BnF, site Richelieu, du 15 octobre au 16 février 2025. 

« El angel exterminador », Jardiniers de Montrouge, du 7 décembre au 26 janvier 2025. 


[1] Pour la France, les éditeurs URDLA, René Tazé, ITEM, Jordan-Seydoux, Stéphane Guilbaud.

[2] Expression de Picasso développée par Claire Bernardi dans l’article « Dans la grande soupière de l’art in Damien Deroubaix », Damien Deroubaix. En un jour si obscur, BnF éditions, 2024, p. 23.

[3] Lise Fauchereau « Deroubaix face à Picasso », Nouvelles de l’estampe, n° 248, 2014, p. 50-55.

[4] Julie Crenn, Bestial devastation, Damien Deroubaix. En un jour si obscur, BnF éditions, 2024 p. 39.

[5] Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Éditions la différence, 1981.

[6] Catherine Guesde, Penser avec le punk, Presses Universitaires de France, 2022.

[7] Yann Grienenberger, directeur du CIAV, Dremel killer. Damien Deroubaix. Résidence au Centre international d’art verrier, In catalogue Homo bulla, éditions CIAV, 2011.

[8] Directeur de ce tiers-lieu artistique, commissaire de l’exposition.

[9] Francisco de Goya, La junte des Philippines, 1815, Huile sur toile, 320,5 x 433,5 cm. Collection musée Goya, Castres. Joëlle Arches, directrice et commissaire de la première exposition autour de ce tableau.

Françoise Lonardoni

Critique d'art et curatrice , Membre du comité scientifique de la Galerie des enfants et MC member du programme européen COST

Notes

[1] Pour la France, les éditeurs URDLA, René Tazé, ITEM, Jordan-Seydoux, Stéphane Guilbaud.

[2] Expression de Picasso développée par Claire Bernardi dans l’article « Dans la grande soupière de l’art in Damien Deroubaix », Damien Deroubaix. En un jour si obscur, BnF éditions, 2024, p. 23.

[3] Lise Fauchereau « Deroubaix face à Picasso », Nouvelles de l’estampe, n° 248, 2014, p. 50-55.

[4] Julie Crenn, Bestial devastation, Damien Deroubaix. En un jour si obscur, BnF éditions, 2024 p. 39.

[5] Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Éditions la différence, 1981.

[6] Catherine Guesde, Penser avec le punk, Presses Universitaires de France, 2022.

[7] Yann Grienenberger, directeur du CIAV, Dremel killer. Damien Deroubaix. Résidence au Centre international d’art verrier, In catalogue Homo bulla, éditions CIAV, 2011.

[8] Directeur de ce tiers-lieu artistique, commissaire de l’exposition.

[9] Francisco de Goya, La junte des Philippines, 1815, Huile sur toile, 320,5 x 433,5 cm. Collection musée Goya, Castres. Joëlle Arches, directrice et commissaire de la première exposition autour de ce tableau.