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Trump & Musk, pire que la mort

sociologue et sémiologue

En 2020, Olivier Fournout a publié La Trumpisation du monde. Pourquoi le monde adore Trump, y compris ceux qui le détestent. Depuis la réélection du candidat républicain, il s’était décidé à ne rien écrire sur la situation américaine et à refuser les invitations des chaînes de télévision. C’était sans compter sur le discours d’investiture de Trump et les saluts hitlériens de Musk.

Les onze semaines écoulées entre l’élection de Trump et son investiture à Washington apportent une sorte de paroxysme à l’antimodèle de réussite du capitalisme tardif, niché au cœur de son modèle de réussite. La forme achevée de la tragédie en cours devient une évidence. Le gouffre qui s’ouvre atteint des profondeurs vertigineuses, et il concerne la planète entière.

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5 novembre 2024 — Donald Trump, milliardaire capitaliste, est réélu une seconde fois président des États-Unis, avec pour slogan : « Drill, baby, drill ! », « fore, bébé, fore ! », déjà en circulation lors de la campagne du Parti républicain en 2008 ; le Parti vert obtient 0,5 % du vote populaire. Trump s’empresse de confier les rênes de l’État fédéral à Elon Musk, milliardaire capitaliste.

Pour son investiture, le 20 janvier 2025, il enfonce le clou : « Nous allons forer, bébé, forer ! Nous avons les plus grosses réserves de pétrole et de gaz de tous les pays de la Terre et nous allons les utiliser. Nous allons exporter l’énergie américaine partout dans le monde. Nous allons redevenir une nation riche et c’est cet or liquide sous nos pieds qui va nous aider. Nous allons mettre fin au New Deal Vert et révoquer le mandat sur les véhicules électriques pour sauver notre industrie pétrolière et tenir ma promesse sacrée aux formidables travailleurs de notre industrie américaine de l’automobile. »

Antimodèle de réussite d’une stabilité extrême : surtout, poursuivre le délitement de la puissance publique face à la crise environnementale toujours déniée, faire suer la pompe à cash des hydrocarbures comme au plus fort des révolutions industrielles du passé, mêlant libéralisme sauvage, enrôlement des ouvriers et dévastation de la nature.

2 décembre 2024 — Bernard Arnault, milliardaire capitaliste, est élu à l’Académie des sciences morales et politiques de France. Le patron du premier groupe de luxe dans le monde – grand commerçant globalisé, très présent en Chine et invité à l’investiture de Trump aux côtés de Giorgia Meloni, Javier Milei, Marine Le Pen, Éric Zemmour, Marion Maréchal… le ban et l’arrière-ban de l’extrême droite mondiale – est un homme d’affaires dont le parcours n’a, de près ou de loin, rien à voir avec l’académie, la science, la morale et la politique.

Le salut nazi de Musk fait remonter la terreur du pire que la mort. Elle est là, d’un seul coup, sous nos yeux, revenante : invraisemblable mais bien présente.

Antimodèle de réussite d’une stabilité extrême : surtout, entretenir la boussole folle, faire valser les repères, au plus haut de l’académie, de la science, de la morale et de la politique, pour ensuite, plus facilement, la décliner dans la logistique quotidienne.

7 décembre 2024 — Réouverture de la cathédrale Notre-Dame de Paris, les milliardaires capitalistes y sont conviés pour y célébrer une réussite : les travaux réalisés en cinq ans, les métiers du Moyen Âge mis en valeur, les gros moyens. « Harmonie retrouvée », « audace chromatique », les dirigeants de la planète saluent les symboles.

Antimodèle de réussite d’une stabilité extrême : rien d’équivalent n’est planifié pour le sauvetage de la planète. En matière de lutte contre la catastrophe environnementale, ni harmonie, ni audace, ni réunion des puissants. Rien. Rien sur les métiers artisanaux et leur organisation qui pourrait inverser les tendances sur le saccage de la planète. Rien sur la cathédrale de la nature, et donc de l’humanité, toujours plus en ruine à l’échelle globale. L’élite mondiale, les Trump, les Musk, les Arnault, les princes et les présidents, main dans la main, en restent à faire la fête dans un établissement religieux illuminé – comme une boîte de nuit à New York – pendant que leurs propres services savent tout de l’extinction du vivant en cours, la pire depuis soixante-dix millions d’années.

Le dispositif de Notre-Dame de Paris, le 7 décembre 2024, concentration impressionnante de pouvoir et d’argent physiquement réunie à un instant t sur six mille mètres carrés, arrose les populations, par tous les canaux internationaux présents, d’une musique d’orgue en accompagnement de la planète en train de brûler comme brûlait la cathédrale : ce qui est célébré, finalement, c’est l’acceptation structurelle de l’incendie au nom d’une capacité de restauration, merveilleuse, mais qui se limite à moins d’un terrain de foot, pour le prestige.

Parfait symbole de la situation actuelle : la capsule cathédrale-témoin, dont les tuiles de protection sont en train de sauter, traverse l’atmosphère dans une gerbe de feu, et, à l’intérieur, on sable le champagne. Concert sur le pont du Titanic. Modèle de réussite au parterre luxueux qui entretient un antimodèle de réussite macrocosmique – duquel le Pape, absence remarquée, s’est désolidarisé.

Même jour, 7 décembre 2024 — L’installation Lumières en Seine maintient une forêt de néons allumés en plein air, en plein jour, dans un espace inaccessible, désert, fermé par des barrières, dans le parc de Saint-Cloud. Les salles de réception du bois de Boulogne, vides, sont illuminées. Porte Dauphine, sur le trottoir, deux personnes échangent sur leur destination pour Noël : Dubaï pour l’une, Tokyo pour l’autre. Sur les Champs-Élysées, des touristes se montrent mutuellement sur leurs écrans individuels leurs maisons illuminées sous surveillance de caméras reliées en direct à leur smartphone.

Antimodèle de réussite d’une stabilité extrême : surtout, transformer les populations en milliards de petits Trump, Musk, Arnault, selon la propagande disant que les milliardaires capitalistes nous délivreraient les recettes de la réussite et le mode de vie souhaitable, auquel nous ne pourrions que souscrire, chacun à sa mesure. Il n’y a plus qu’à être les PDG de nos vies et à aller sur Mars en trottinette après les fusées d’Elon Musk.

Janvier 2025 — Los Angeles est en flammes, l’attelage Trump/Musk cherche des boucs émissaires parmi les dirigeants démocrates de l’État de Californie. Au même moment, Musk apporte son soutien à l’extrême droite en Europe, singulièrement en Allemagne, évacuant les derniers restes de retenue issus de la Seconde Guerre mondiale.

Couronnement : le 20 janvier 2025, le jour de l’investiture de Trump, Musk fait un évident salut nazi, deux fois, en meeting, devant les caméras qui inondent le monde. Le salut nazi de Musk fait remonter la terreur du pire que la mort. Elle est là, d’un seul coup, sous nos yeux, revenante : invraisemblable mais bien présente.

Le pire que la mort, pensé par Theodor Adorno après Auschwitz, c’est que « depuis Auschwitz la mort signifie avoir peur de quelque chose de pire que la mort » et qu’« avec le massacre par l’administration de millions de gens, la mort est devenue quelque chose qu’on n’avait encore jamais eu à redouter sous cette forme »[1].

Les phrases d’Adorno rendent compte de l’impression de terreur que laisse la connaissance que nous avons de l’administration de la mort dans les camps nazis, qui n’est pas la guerre, ses cadavres et ses camps de prisonniers. La terreur du pire que la mort s’ancre dans la terreur d’une mort qui, par elle-même, dans les regards et les corps – que l’on songe aux images du documentaire de 1956, Nuit et brouillard, d’Alain Resnais –, est effroyable, mais qui est doublée d’un système pire que la mort qui fait de l’administration de la mort son principe – d’organisation, d’efficacité, son assouvissement normal, sa raison d’être. Elle est glaçante parce que normalisée, ce que Nuit et brouillard dévoile, avec, par exemple, la tranquillité des officiers nazis en bord de voie ferrée, devant les wagons entassés d’humanité qui périra sur le trajet ou à l’arrivée, dans les chambres à gaz.

Le salut hitlérien de Musk – allons ! une maladresse ? –, c’est le momentum (un mot qu’adore Trump) d’un pire que la mort qui n’est plus caché, honteux, à décrypter, mais exposé avec fierté, éclatant, projeté à la face du monde.

Alors, bien sûr, Musk n’en est pas au massacre de masse, mais l’annonce de la tragédie environnementale, elle, en dessine le chemin. Elle est promise, en osmose étroite avec les extrêmes droites réactionnaires.

Adorno, à nouveau : « Le génocide est l’intégration absolue qui se prépare partout où les hommes sont nivelés, dressés comme on dit à l’armée jusqu’à ce que, entorses au concept de leur complète inanité, on les extermine littéralement[2]. »

C’est là que la terreur environnementale se marie à la terreur politique : le 15 janvier 2025, quelques jours avant l’investiture de Trump, la pollution planétaire fait la une des journaux. Tout est su, tout est dit, tout est clair : pendant que les polluants éternels se répandent, « les industriels déploient un intense lobbying et une vaste campagne de désinformation » pour empêcher les interdictions, le coût vertigineux de la dépollution est chiffré à cent milliards d’euros par an, les services publics « sont abasourdis par l’ampleur de la tâche » (voir les enquêtes du Forever Pollution Project et du Forever Lobbying Project, menées par des dizaines de médias internationaux partenaires).

Tout est su, tout est dit, tout est clair, planétairement, depuis le clip de l’ONU du 28 octobre 2021, intitulé « Ne choisissez pas l’extinction ». Frankie le dinosaure y montait à la tribune de l’ONU pour expliquer aux humains à quel point l’extinction massive de la vie sur Terre, opérée par l’humanité, est « la chose la plus ridicule des soixante-dix derniers millions d’années ».

Antimodèle de réussite d’une stabilité extrême : surtout, repousser les décisions sur les problèmes structurels de la planète et de l’humanité. Aller à l’inverse de ce que, politiquement, il faudrait faire pour les résoudre. Mettre le pouvoir politique à la remorque des affaires causant la tragédie environnementale et les affaires à la remorque d’une guerre perpétuelle par où la Terre entière va s’enquiller à désigner « l’Étranger » comme un non-sujet. « L’Étranger » qu’il faut battre dans une guerre commerciale menée le doigt sur la gâchette nucléaire ou conventionnelle, « L’Étranger » à refouler s’il se présente aux frontières, « L’Étranger » à laisser mourir s’il tente une traversée.

Le pire que la mort n’est-il pas proche ?

Les populations abîmées dans la catastrophe politique et environnementale ne peuvent que mettre en cause leurs élites, comme l’écrivaient David Graeber et David Wengrow au tournant des années 2020 : « L’histoire de l’humanité a déraillé, c’est un fait incontestable. Aujourd’hui, un pourcentage infime des habitants de la planète tiennent entre leurs mains la destinée de tous les autres, et ils la gèrent de manière de plus en plus catastrophique[3]. »

Oui, mais avec cette difficulté qui ne peut pas être passée sous silence que la structure de l’antimodèle de réussite n’est pas qu’entre les mains de Trump, Musk et Arnault. Elle l’est, bien sûr, mais elle est aussi, puissamment et largement, admise comme modèle de réussite, et par là, méthodiquement, elle immobilise le système tout le long d’une chaîne de démissions imprégnant les coins et recoins du quotidien.

Taper sur Trump ne suffit donc pas à émouvoir le système. L’empirique le confirme : qualifié de fou, d’imbécile, d’imprévisible, de monstre au QI d’une gerboise, vulgaire, misogyne, fasciste, Trump est parvenu, malgré toutes ses casseroles, sur une durée de cinquante ans, aux sommets et du business et de la télévision et des conseils de développement personnel et du pouvoir politique. Il revient même victorieux à Washington, en 2025, pour quatre ans, par élection.

C’est que taper sur Trump pour le spectacle fait monter Trump car participe de la technique de la controverse médiatique tous azimuts choyée par Trump comme la clé de ce qui fait son succès : il le dit dans un livre au début des années 1980, et, depuis, tout le système médiatique et les bonnes consciences occidentales tombent dans le panneau[4].

Et donc, bien sûr, il faut être saisi de terreur devant le salut hitlérien de Musk le jour de la prise de pouvoir de Trump.

Mais il faut taper plus large. Voir comment l’antimodèle de réussite du capitalisme tardif s’enferre dans une tragédie pour tous. Dans un pire que la mort administré en toute connaissance de cause, annoncé par la science depuis cinquante ans, qui vient avec le réchauffement climatique, la chute de la biodiversité, la pollution des milieux, l’épuisement des ressources.

La loi tragique de la modernité tardive demande aux individus, et pas aux structures, de s’adapter. Des décisions politiques pourraient inverser les tendances, mais le système ne le permet pas. Il préfère le sacrifice des individus, à la fois choyés et sous contrainte d’un ordre de mort que Foucault avait repéré comme « une des antinomies centrales de notre raison politique » : « Allez donc vous faire massacrer, nous vous promettons une vie longue et agréable. L’assurance-vie va de pair avec un ordre de mort. La coexistence, au sein des structures politiques, d’énormes machines de destruction et d’institutions dévouées à la protection de la vie individuelle est une chose déroutante qui mérite quelque investigation. C’est l’une des antinomies centrales de notre raison politique[5]. »

Où s’entend, comme en écho, sur la longue durée de l’Occident : « Le pouvoir nécropolitique opère par une sorte de réversion entre la vie et la mort, comme si la vie n’était que le médium de la mort[6]. »

La forme contemporaine de l’antinomie et de la réversion est la suivante : Allez donc vous faire massacrer sur l’autel de la catastrophe environnementale et du salut nazi du milliardaire capitaliste, nous vous promettons une assurance-vie sous le terme générique d’adaptation, ou aptitude à vivre dans le plus haut degré de la catégorie du mauvais, bouclant le système de l’antimodèle en pleine ivresse de sa réussite.

Paradoxe tueur : la survie du capitalisme continue à s’extrémiser sur une terre qu’il continue à brûler. La crise environnementale remet les pendules de l’Histoire à zéro, mais pas celles du capitalisme qui reste à manager le tic-tac d’une bombe à fragmentation à l’échelle de la planète, bloquant toute sortie du labyrinthe.


[1] Theodor Adorno, Dialectique négative (1951), traduit de l’allemand par Gérard Coffin et al., Payot & Rivages, 2003, p. 449 et 438.

[2] Ibid., p. 438.

[3] David Graeber et David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (2021), traduit de l’anglais par Élise Roy, Les liens qui libèrent, 2023, p. 104.

[4] Pour plus d’éléments sur ce point, je me permets de renvoyer à mon livre La Trumpisation du monde. Pourquoi le monde adore Trump, y compris ceux qui le détestent, Le Bord de l’eau, 2020.

[5] Michel Foucault, « La Technologie politique des individus » (prononcé à l’université du Vermont, États-Unis, octobre 1982), in Dits et écrits (1980-1988), tome IV, édité posthume par Daniel Defert et François Ewald (dir.), Gallimard, 1994, p. 815.

[6] Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, La Découverte, 2016, p. 55.

Olivier Fournout

sociologue et sémiologue, maître de conférence HDR à l'Institut Interdisciplinaire de l'Innovation et Télécom-ParisTech

Mots-clés

Extrême droite

Notes

[1] Theodor Adorno, Dialectique négative (1951), traduit de l’allemand par Gérard Coffin et al., Payot & Rivages, 2003, p. 449 et 438.

[2] Ibid., p. 438.

[3] David Graeber et David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (2021), traduit de l’anglais par Élise Roy, Les liens qui libèrent, 2023, p. 104.

[4] Pour plus d’éléments sur ce point, je me permets de renvoyer à mon livre La Trumpisation du monde. Pourquoi le monde adore Trump, y compris ceux qui le détestent, Le Bord de l’eau, 2020.

[5] Michel Foucault, « La Technologie politique des individus » (prononcé à l’université du Vermont, États-Unis, octobre 1982), in Dits et écrits (1980-1988), tome IV, édité posthume par Daniel Defert et François Ewald (dir.), Gallimard, 1994, p. 815.

[6] Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, La Découverte, 2016, p. 55.