Société

Le triomphe de l’énonciation subjective dans les mouvements de l’espace public

Psychiatre et anthropologue

Les mouvements sociaux récents, de la place Tahrir aux Gilets Jaunes, redéfinissent la politique en réinvestissant l’espace public. Sans leader et dans une subjectivation de l’action politique, ces luttes reconnaissent la place déterminante de chacun et la responsabilité individuelle dans le destin collectif, chaque « je » détenant une part de la légitimité collective.

Inaugurée par les Printemps arabes entre 2010 et 2012, puis la révolution du Maïdan à Kiev en 2014, le début de la Révolution syrienne, la place Tahrir au Caire, la place Taksim à Istanbul, Nuits debout à Paris, jusqu’au Hirak algérien, la réappropriation militante de l’espace public s’est mue en authentique affirmation politique. L’occupation des places publiques doit être comprise dans sa double dimension topographique et métaphorique.

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Topographique d’abord, c’est-à-dire territoriale, où elle représente la forme d’appropriation d’un espace commun. Métaphorique, ensuite, puisqu’elle s’énonce comme le lieu même de l’authenticité de la souveraineté populaire. Dans cette double acception, occuper l’espace public consiste à réaffirmer la légitimité politique de ceux qui, par cette démonstration, exigent d’être reconnus comme les seuls représentants de leurs aspirations. En investissant durablement ces lieux ordinairement dédiés au seul passage de tous, et qui, jusqu’alors, n’incarnaient pas nécessairement les symboles du pouvoir ou de la souveraineté, ces mouvements ont littéralement inscrit dans les représentations contemporaines que l’espace public était le véritable lieu d’où s’originait la légitimité démocratique[1]. À l’opposé de l’imaginaire d’une souveraineté populaire immanente, ils l’ont imprimé dans l’occupation physique des territoires urbains collectifs.

La troisième caractéristique de ces mouvements repose sur leur absence de chef reconnu ou autodésigné. C’est là une constante et la marque d’une transformation majeure de ce type de recours au politique. Le leader n’y est plus le catalyseur des aspirations collectives, sa voix ne supplante plus celles des autres, son destin ne se confond plus avec celui de la foule, son évocation n’est même plus nécessaire, tant sa convocation n’est plus légitime. Une foule sans chef, diront certains. Justement pas en fait, car s’il s’agit bien d’un collectif sans chef, il ne s’agit en aucune façon d’une foule. Ri


[1] Voir Nilüfer Göle, Richard Rechtman, Sandra Laugier, Yves Cohen, Revendiquer l’Espace Public, Paris, CNRS Éditions, 2022.

[2] Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi. In Essais de psychanalyse (1921, 1ère ed., pp. 117-217). Paris: Payot, 1981.

[3] Émile Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », in Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, vol. 1, 1966.

[4] Jacques Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999.

[5] Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Champs Flammarion, 2007 (2024 pour la 3e édition, avec une nouvelle postface).

[6] Sigmund Freud, Considérations actuelles sur la guerre et la mort (A. Bourguignon & A. Cherki, Trans.), In Essais de psychanalyse (OCF.P, XIII, 1988; GW, X ed.), Paris, Payot, 1989.

Richard Rechtman

Psychiatre et anthropologue, Directeur d'études à l'EHESS

Notes

[1] Voir Nilüfer Göle, Richard Rechtman, Sandra Laugier, Yves Cohen, Revendiquer l’Espace Public, Paris, CNRS Éditions, 2022.

[2] Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi. In Essais de psychanalyse (1921, 1ère ed., pp. 117-217). Paris: Payot, 1981.

[3] Émile Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », in Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, vol. 1, 1966.

[4] Jacques Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999.

[5] Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Champs Flammarion, 2007 (2024 pour la 3e édition, avec une nouvelle postface).

[6] Sigmund Freud, Considérations actuelles sur la guerre et la mort (A. Bourguignon & A. Cherki, Trans.), In Essais de psychanalyse (OCF.P, XIII, 1988; GW, X ed.), Paris, Payot, 1989.