Société

Souleymane et les visages de l’exploitation

Sociologue

En suivant Souleymane, jeune livreur guinéen sans-papiers, le film L’Histoire de Souleymane nous révèle bien d’autres visages que le sien : ceux d’une exploitation collective, de l’État aux entreprises du capitalisme de plateforme, jusqu’aux travailleurs en bout de chaîne – Souleymane et les autres, souvent immigrés primo-arrivants en France –, dont les courses à vélo sont la métaphore de leur course vers la survie.

Matins, midis, soirs, nuits. Des milliers de vélos parcourent les pistes cyclables ou les rues étroites des villes, couinant sous la vitesse, grinçant sous les coups de pédale, s’interrompant parfois brutalement à cause des chutes liées aux aspérités de la chaussée, ou plutôt, des pièces manquantes comblées par des matériaux de fortune. Sur les porte-bagages ou en bandoulières, des glacières Deliveroo, Uber Eats, Picard, ou sans marque. Sur les selles, des hommes, souvent jeunes, jamais blancs, dont les courses en vélo sont la métaphore de leurs courses vers la survie.

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Ces vélos et ces hommes, c’est ce que met en scène le film l’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine, sortie à l’automne 2024. L’histoire d’un jeune homme guinéen, sans papiers, incarné par Abou Sangare, qui enchaîne les livraisons de repas à vélo, à Paris. Personnage principal du film, on le suit à travers les méandres de sa vie, on absorbe ses émotions, les plans du film et les alternances de rythme plongeant les spectatrices et spectateurs tantôt dans la peur et la colère, tantôt dans l’empathie et la douleur. Mais la force émotionnelle du film ne prend pas le pas sur son réalisme sociologique : l’histoire de Souleymane, c’est l’histoire de rapports de pouvoirs qui s’entrecroisent et forment les visages d’une exploitation largement collective.

Au-delà de la dualité : une chaîne d’exploitation

Bien que Souleymane n’ait pas le statut de salarié de l’entreprise de livraison de repas pour laquelle il travaille, la théorie marxiste de l’exploitation éclaire sa situation[1] : en tant que main d’œuvre à très bas coût, il permet à la multinationale de générer une plus-value considérable sur ses courses à vélo, prélevant une partie importante du gain, à la manière des chauffeurs VTC comme Uber[2]. En outre, comme les ouvriers décrits par Marx, Souleymane ne peut pas vraiment jouir des fruits de son travail : déjà, ce n’est pas lui qui élabore les produits qu’il livre – mais plutôt les restaurants


[1] Karl Marx, Le Capital : critique de l’économie, Paris, Éditions sociales, 1867.

[2] Pétronille Reme-Harnay, 2020. « Comment les plateformes numériques accroissent la dépendance dans les relations de sous-traitance : le cas de la livraison à vélo », Revue française de socio-économie, vol. 2, p. 175-198 ; Sophie Bernard, UberUsés. Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal, Paris, PUF, 2023.

[3] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalise, Paris, Gallimard, 2011.

[4] Sarah Abdelnour et Anne Lambert, « L’entreprise de soi, un nouveau mode de gestion politique des classe populaires ? », Genèses, n°95, 2024, p. 27-48.

[5] Didier Fassin, « Quand le corps fait loi. La raison humanitaire dans les procédures de régularisation des étrangers », Sciences sociales et santé, vol. 19, n°4, 2001, p. 5-34 ; Sabah Chaïb, 2004, « Femmes, migration et marché du travail en France », Les cahiers du CEDREF, vol. 12, p. 211-237. ; François Brun, « Immigrés, sans-papiers, des travailleurs en deçà de la citoyenneté », L’Homme et la société, vol. 2, 2006, p. 161-175. ; Dominique Meurs et Anne Pailhé, « Descendantes d’immigrés en France : une double vulnérabilité sur le marché du travail? », Travail, genre et sociétés, vol. 2, 2008, p. 87-107.

[6] Gao Yun, Véronique Poisson, Le trafic et l’exploitation des immigrants chinois en France, Genève, BIT. ; Daniel Véron, Le travail migrant, l’autre délocalisation, Paris, La Dispute, 2024.

[7] Simon Bittmann et Ulysse Lojkine. n.d. « Exploitation. A Socio-Economic Approach », Working Paper, 2024.

[8] Didier Fassin, « L’invention française de la discrimination », Revue française de science politique, vol. 4, p., 2002, p. 403-423. ; Mirna Sarfi, Les inégalités éthno-raciales, Paris, La Découverte, 2013.

[9] Clément de Senarclens et Ibrahim Soysüren, « Les “expulsions volontaires” : un mode de gouvernement des “étrangers indésirables”» ?‪ », Revue européenne des migrations internationales, vol. 1, 2017, p. 133

Alizée Delpierre

Sociologue, chercheuse au CNRS au laboratoire Printemps (UVSQ/CNRS)

Notes

[1] Karl Marx, Le Capital : critique de l’économie, Paris, Éditions sociales, 1867.

[2] Pétronille Reme-Harnay, 2020. « Comment les plateformes numériques accroissent la dépendance dans les relations de sous-traitance : le cas de la livraison à vélo », Revue française de socio-économie, vol. 2, p. 175-198 ; Sophie Bernard, UberUsés. Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal, Paris, PUF, 2023.

[3] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalise, Paris, Gallimard, 2011.

[4] Sarah Abdelnour et Anne Lambert, « L’entreprise de soi, un nouveau mode de gestion politique des classe populaires ? », Genèses, n°95, 2024, p. 27-48.

[5] Didier Fassin, « Quand le corps fait loi. La raison humanitaire dans les procédures de régularisation des étrangers », Sciences sociales et santé, vol. 19, n°4, 2001, p. 5-34 ; Sabah Chaïb, 2004, « Femmes, migration et marché du travail en France », Les cahiers du CEDREF, vol. 12, p. 211-237. ; François Brun, « Immigrés, sans-papiers, des travailleurs en deçà de la citoyenneté », L’Homme et la société, vol. 2, 2006, p. 161-175. ; Dominique Meurs et Anne Pailhé, « Descendantes d’immigrés en France : une double vulnérabilité sur le marché du travail? », Travail, genre et sociétés, vol. 2, 2008, p. 87-107.

[6] Gao Yun, Véronique Poisson, Le trafic et l’exploitation des immigrants chinois en France, Genève, BIT. ; Daniel Véron, Le travail migrant, l’autre délocalisation, Paris, La Dispute, 2024.

[7] Simon Bittmann et Ulysse Lojkine. n.d. « Exploitation. A Socio-Economic Approach », Working Paper, 2024.

[8] Didier Fassin, « L’invention française de la discrimination », Revue française de science politique, vol. 4, p., 2002, p. 403-423. ; Mirna Sarfi, Les inégalités éthno-raciales, Paris, La Découverte, 2013.

[9] Clément de Senarclens et Ibrahim Soysüren, « Les “expulsions volontaires” : un mode de gouvernement des “étrangers indésirables”» ?‪ », Revue européenne des migrations internationales, vol. 1, 2017, p. 133