Politique culturelle

Une Histoire en avenir – sur une expérience toulousaine

Libraire

Le présentisme qui caractérise l’époque n’a pas relégué l’Histoire au rang du magasin des souvenirs, au mausolée des grands hommes. Les effets de l’accélération et la production d’une « inesthétique de la disparition » ont plus que jamais rendus nécessaires la rencontre des hommes et des livres, porteurs de toutes les échelles de temps. C’est le sens du festival « l’Histoire à venir » qui se tient à Toulouse jusqu’au 26 mai, un festival rendu possible par un formidable écosystème du livre local.

Créer et porter un festival d’histoire procède je dirais d’une inquiétude et d’un espoir. D’une inquiétude, qui est celle d’un environnement qui nous a échappé, et d’un avenir en commun que beaucoup jugent compromis. D’un espoir, qui serait que nous, ce nous en avenir, entreprenions la reconquête du commun, et que l’Histoire (entre autres) nous en enseigne les moyens. Les sciences humaines, les sciences sociales, disposent comme jamais des outils pour diffuser leurs connaissances. Mais la technique et les modes de communication n’y suffisent pas seuls, et l’accès ne suffit pas non plus.

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Aussi libre qu’elle puisse être, la circulation des savoirs ne peut se substituer à celle de la parole et à l’échange des regards. Et à des modes vertueux de transmission. Dans tous les lieux publics, la multiplication des rencontres, occasionnelles ou périodiques, celle des manifestations collectives, festivals, colloques, journées confirment incontestablement les besoins de société que la ville n’a su ni entretenir ni réinventer à la fin des sociétés villageoises et communautaires. Les livres y ont une place notable, vecteurs irremplaçables (et irremplacés) de la propagation des savoirs. Les librairies aussi y ont une place centrale, derniers vestiges d’un commerce entre les hommes, où le langage et les idées sont au centre des échanges.

Pour autant, le milieu dans lequel nous faisons évoluer ces engagements est soumis à la pression des temps, aux exigences de l’instantané, au triomphe de l’actualité, au présentisme par lequel l’Histoire pourrait être reléguée au rang du magasin des souvenirs, au mausolée des grands hommes. Par devers les effets de l’accélération et la production d’une inesthétique de la disparition, les hommes et leurs livres sont porteurs de toutes les échelles des temps et de leur histoire. Cette composition est une des directions que nous voulons donner aux journées de L’histoire à venir.

A la librairie Ombres blanches, nous avons voulu depuis quarante-cinq ans rester inquiets du temps long, qui est celui de la production intellectuelle, de la recherche, de la réflexion. Nous voulons toujours par exemple nous attacher à offrir un fonds aussi varié que possible et le maintenir dense et pérenne, homogène, en dépit souvent d’une insuffisante « rentabilité ». Nous gardons ainsi l’ambition de présenter dans leur diversité les courants d’idées, les conceptions du monde, les histoires, récits, relations, commentaires, les territoires de pensées. Nous pensons aussi devoir les ordonner pour les donner à lire, ou pourquoi non, les hiérarchiser. Penser, classer, comme l’écrivait Perec, afin que le lecteur soit orienté aussi aisément que possible dans la multitude… et qu’il reste libre de choisir et de décider.

C’est sous le signe de l’histoire, particulièrement celle du 20ème siècle, que nous vivons et écrivons notre commerce des idées au quotidien.

Dans cette actualité de la production qui parfois nous oppresse, tout aussi proliférante qu’excitante (dire ici combien la production éditoriale en France est à un des meilleurs niveaux au monde), on peut ne pas échapper à une certaine anxiété, celle de donner leur chance au maximum, de leur assurer une place, une durée, une existence. Notre métier premier est de nous associer au plus près aux éditeurs et aux auteurs qu’ils représentent, notre vocation est celle d’accompagner ceux des catalogues les plus exigeants, les plus affermis, les plus responsables.

Une vertu, un objectif et une obsession : favoriser la rencontre d’un livre et d’un lecteur, et autant que possible, la rencontre qui soit la plus improbable, et dont nous, libraires, puissions rester de simples instigateurs, fidèles à cette mission d’offrir aux livres l’espace où on les trouve sans pour autant, et simplement, les chercher. Trouver ce que l’on ne cherche pas, ce que l’on ne sait pas encore désirer, c’est ce pari que le lecteur fait quand il arpente les allées des librairies.

Dans les moyens mis en œuvre, il y a l’organisation d’une offre, la confiance que nous donnons à nos visiteurs, dans l’échange physique, dans le dialogue et le conseil, la prescription silencieuse ou le don de la voix. Depuis son origine en 1975, Ombres blanches a proposé à ses lecteurs de rencontrer les auteurs des livres qu’ils aiment. Je citerai, pour qualifier l’esprit de ces soirées inaugurées au milieu des années 70, dans un temps d’espoir politique, deux de nos premiers invités, Pierre Bourdieu, reçu dans un temps où les sciences humaines et sociales étaient triomphantes, et Georges Perec, réinventeur de formes littéraires et héritier d’une histoire écrite « avec une grande hache ». C’est donc bien sous le signe de l’histoire, particulièrement celle du 20ème siècle, que nous vivons et écrivons notre commerce des idées au quotidien, et de multiples façons.

Après les années 70, des évènements sont venus marquer la succession des jours, la formidable augmentation de la production des livres : l’Europe, les années Mitterrand, la chute du mur à Berlin et la fin d’un communisme, les guerres au Proche-Orient, l’irrésistible marche de l’économie libérale et du capitalisme financier, puis le 11 septembre, la conquête de l’économie mondiale par la Chine, le retour des populismes et des sentiments nationalistes, les migrations nouvelles puis les guerres nouvelles… Jamais nous ne nous sommes éloignés de cette sensibilité à l’économie, au social, à la science, à la vie, à l’Histoire.

Au tournant du millénaire, la puissance du numérique a précipité l’éclosion d’un monde nouveau et accru encore la tyrannie de la vitesse. Pour autant, le livre de papier, que l’on a pu jeter, il y a vingt ans, au rang des choses d’un âge révolu, aura assuré sa présence nécessaire, celle de la matérialité d’un temps indispensable pour les hommes.

Depuis ce passage au troisième millénaire, en recevant quotidiennement un écrivain ou un chercheur, nous accompagnons certes l’accélération de la production de livres, parfois dans le doute (en faire trop), plus souvent dans la certitude que nos nombreuses propositions soutiennent les œuvres de l’esprit dans leur plus grande diversité. C’est avec le plus d’exigence que nous choisissons nos invités dans les champs de la littérature comme dans ceux de la connaissance. Sociologues, géographes, philosophes, historiens, sortent ainsi régulièrement du silence courbé de leur bureau pour, dans un geste d’assouplissement des vertèbres cervicales, croiser les regards interrogateurs de lecteurs et de curieux, souvent innocents dans la discipline qu’exercent nos visiteurs du soir, mais à l’affût de savoirs dispersés, et dans l’espoir de mettre un peu d’ordre dans l’approche d’un monde qui leur échappe de plus en plus.

Comment, de ces productions additionnées, harmoniser les temps, comment les mettre en espace, leur donner de la lumière, comment les éloigner du laminoir communicationnel ou des entrepôts de l’oubli ?

La fonction de la librairie lui vaut donc d’être associée à l’édition, à son histoire, à celle de ses auteurs. Au travers de la production le présent conditionne notre activité, et si nous résistons à la tyrannie de l’actualité, nous ne pouvons pas y échapper complètement, particulièrement pas à ses publications nouvelles. Comment, de ces productions additionnées, harmoniser les temps, comment les mettre en espace, leur donner de la lumière, comment les éloigner du laminoir communicationnel ou des entrepôts de l’oubli ? C’est l’ambition de chacun des programmes mensuels que nous établissons ici. Pour autant, la fugacité de ces moments, la direction qui leur est donnée de soutenir une publication nouvelle, le temps court propre à cet exercice, la succession des matières, des sujets, des questions, des problématiques, peuvent donner l’impression d’une certaine hétérogénéité.

La proximité des amis des éditions Verdier, notamment le travail accompli auprès d’eux dès le premier Banquet du Livre à Lagrasse, dans l’Aude, en 1995 nous ont interrogés. Cette manifestation avait l’ambition à la fois de « faire lieu » et, durant huit jours en plein été, de « partager les savoirs ». Une thématisation de ces rencontres publiques en a fait rapidement la richesse, et le succès non démenti sur 23 éditions successives. Alors même que bien des manifestations sont apparues depuis (et se sont multipliées, pas toujours avec justesse), il faut affirmer le caractère inédit de ces rencontres à leur naissance.

C’est la leçon que nous avons retenue de ce compagnonnage. Elle fut, cette leçon, un des facteurs à l’origine de notre manifestation toulousaine, « L’Histoire à venir ». Ces journées furent longues en gestation. Elles procèdent particulièrement d’un travail de plus de vingt ans auprès du théâtre Garonne, avec lequel nous avons reçu un grand nombre d’écrivains et d’intellectuels, dans tous les domaines de la pensée. C’est avec la direction de Garonne que s’est imposée plus encore l’idée d’un moment privilégié et collectif consacré à l’Histoire.

Il manquait une chose essentielle, la source des savoirs, organisée dans les écoles et les universités. La rencontre de Claire Jude de Larivière et celle des éditions Anacharsis ont été déterminantes. Il fallait un faisceau de convictions et de forces pour assurer l’existence d’un collectif. Ce dernier est né dans le courant l’année 2016, par le rassemblement d’une communauté de chercheurs de tous horizons, bénévoles, passionnés par la construction d’un projet et ses perspectives communes, par la mise en lumière de l’Histoire, cette matière éternelle dans laquelle s’inventent nos vies.


Christian Thorel

Libraire, Directeur de la Librairie Ombres Blanches, co-initiateur du Festival l'histoire à venir