Nos horizons politiques et économiques européens
La campagne pour les élections européennes a peiné à mobiliser en France, tout comme les programmes à convaincre. On a l’impression que, face à la crise profonde de l’Europe, qui est le sujet de cet article, le rempart a été l’affirmation des valeurs. Des candidats ont essayé de récolter le fruit des colères sociales, d’autres ont choisi des racines culturelles pour en faire un projet collectif. On a donc beaucoup parlé de fruits et légumes, ce qui n’est pas sans relation avec la crise écologique heureusement reconnue par tous.
Le résultat des partis écologistes souligne en effet la recherche d’horizons plus vastes que les seuls débats nationaux, pour inclure la biodiversité, le climat et les générations futures. Ce retour aux valeurs peut être perçu comme un moment nécessaire de rassemblement autour d’une base solide pour construire le projet européen. On peut être plus pessimiste et y voir la quête de repères communs quand on ne sait plus la direction qu’il faut prendre.
La déclaration d’intention a donc dominé le débat européen, comme si l’Europe avait besoin d’un capitaine qui devait fixer le cap pour arriver à bon port. Si l’on parle des vents contraires, on fait référence aux intentions, encore une fois, des mouvements populistes qui veulent déconstruire l’Europe. On ne parle pas des courants puissants qui font dériver les pays européens dans des directions opposées. Jamais les capitalismes européens n’ont pourtant autant divergé que depuis l’introduction de l’euro.
La métaphore maritime a cependant ses limites : il ne s’agit pas de courants économiques envoyés par un Neptune en colère, que seul un puissant Jupiter pourrait maitriser. Ces courants sont l’expression même du fonctionnement de nos capitalismes. Au delà des intentions, le temps long des structures sociales créent des inerties des tendances que le politique ne peut ignorer.
L’économie est le résultat in-intentionnel d’actes intentionnels, comme l’inconscient social de l’illusion politique de transparence.
C’est à ce niveau que ce joue la crise européenne : entre l’intentionnalité politique, déclarative, et l’in-intentionnalité de l’économique qui fait émerger des tendances que personnes n’a pourtant voulu. Toute la contradiction du projet européen se trouve ici réunie. C’est un projet politique de paix perpétuel qui utilise l’économie, l’euro, comme instrument d’une ambition politique. Cependant, l’économie ne se soumet pas et fait diverger les intérêts dans un sens qui déstabilise profondément le consensus politique initial. On n’a pas pris l’économie vraiment au sérieux. L’économie n’est pas comprise ici comme « lois de la nature » ou « contraintes du réel » qui devraient s’imposer aux démocraties lucides.
Il faut en effet lutter contre la naturalisation de l’économie. L’économie est plutôt le résultat in-intentionnel d’actes intentionnels, comme l’inconscient social de l’illusion politique de transparence. Lorsque le politique prend conscience du temps long du social qui oriente les économies dans des directions divergentes, le résultat est d’appeler à des réformes structurelles, qui semblent des nécessités techniques, alors qu’elles sont le lieu des projets politiques. La crise européenne se lit donc par ces quatre moments cycliques : intention politique abstraite, refoulé du temps long de l’économie, crise économique et appel à des réformes structurelles.
Tout cela semble abstrait. Revenons à notre réel pour identifier ces quatre moments. La création de la zone euro avait pour objectif rapprocher les économies et d’assurer un ancrage européen aux pays de l’Est de l’Europe notamment, après la chute du mur de Berlin. C’est la direction opposée qu’on prise les pays européens, en faisant diverger les économies. Une première distinction sépare les pays du Nord de l’Europe des pays du Sud. L’Espagne et l’Italie ont connu une croissance faible depuis la création de la zone euro.
C’est particulièrement le cas en Italie, où la productivité du travail n’a pas progressé depuis vingt ans. Le niveau de vie par habitant n’a pas retrouvé son niveau d’avant crise, et est maintenant constant depuis la création de l’euro. C’est une situation proprement singulière pour le troisième plus grand pays de la zone euro. De ce fait, la tentation est forte de donner du pouvoir d’achat par une hausse de la dette publique, ce que fait le gouvernement actuel Salvini-Di Maio, dans un pays où la dette publique est à plus de 130% de la richesse nationale. Cette situation italienne est difficilement soutenable.
Une seconde distinction concerne plus particulièrement la France et l’Allemagne. Les deux pays avaient la même compétitivité aux débuts des années 2000. Aujourd’hui l’Allemagne est le pays le plus exportateur du monde, devant la Chine, non pas par tête, mais au total, selon l’institut IFO pour 2016. La France est maintenant le pays le moins exportateur de la zone euro. Les piètres résultats français sont cachés par la sous-évaluation actuelle de l’euro. Les situations opposées de la France et de l’Allemagne se mesurent par la situation des finances publiques, plutôt que par la comparaison des taux de croissance qui sont très volatiles.
De 1980 à 2010, les dettes publiques étaient pratiquement identiques entre les deux pays. On assiste depuis à leur divergence, passant de 80% de la richesse nationale en 2010 pour les deux pays, à un peu moins de 100% en France, et à environ 60% en Allemagne en 2019. Pour rendre ces chiffres plus concrets, si l’on estime à 17 milliards le coût des mesures en faveur des ménages en France suite au mouvement des gilets jaunes, l’Allemagne pourrait financer cinquante fois ces mesures avant d’atteindre l’endettement français !
Les taux d’intérêt sur la dette publique italienne sont bien supérieurs à ceux sur la dette publique allemande, de 2,5%, alors que la croissance italienne est bien moins soutenue que celle de l’Allemagne. Par ailleurs, le coût unitaire du travail sur longue période est bien plus faible en Allemagne que dans la moyenne des pays de la zone euro. Les estimations économiques sont de l’ordre d’une sous-évaluation de 10% à 20% des niveaux de salaire et des prix en Allemagne. Des critiques politiques veulent voir dans ces différences une volonté intentionnelle de dumping économique, alors que ces courants économiques sont le résultat non prévu de la gestion de déséquilibres passés.
En effet, la gestion économique de la réunification allemande a d’abord conduit à une divergence des taux de chômage au sein de l’Allemagne, entre l’ex-Allemagne de l’est et celle de l’ouest. La réponse a été la mise en œuvre des réformes du marché du travail de 1995 à 2003 dont le but était d’abord la convergence de l’Allemagne de l’Est par la décentralisant les salaires au niveau des entreprises. Ces réformes institutionnelles ont eu le résultat inattendu d’une modération salariale allemande pendant près de vingt ans, multipliant les capacités exportatrices du pays. Ces tendances, ainsi que les équilibres politiques internes, ont conduit à l’introduction d’un salaire minimum en Allemagne, à un niveau élevé, en 2015.
Le projet européen s’est reposé sur l’idée fausse que la mise en concurrence des économies allait faire converger les institutions de chacun des pays européens.
Ce déséquilibre des compétitivités est encore plus évident pour les pays exportateurs d’Europe du Nord. Les Pays-Bas exportent plus de dix pourcents de leur richesse nationale, bien au-delà des seuils européens définissant un déséquilibre économique, qui sont à six pourcents. Demander un rééquilibrage européen, pourtant nécessaire, va à l’encontre des intérêts de court terme de ces pays, qui devraient investir ou reposer plus sur leur demande interne. Il n’est dès lors par surprenant de voir ces pays s’opposer au projet d’un budget européen de stabilisation, dans une lettre envoyée aux institutions européennes début mai.
Ce premier axe Nord-Sud se double d’un axe Est-Ouest qui est très visible politiquement, notamment du fait de différences autour de la question des migrations. Cependant, sur le plan économique, l’histoire des pays de l’est de l’Europe est celle d’un décollage économique. Par exemple, la richesse nationale par habitant en Pologne est comparable si ce n’est supérieure à celle observée au Portugal, selon le FMI.
Cette chronique est celle des deux moments mentionnés plus haut : Intention politique, expression des forces économiques divergentes. Le troisième moment s’est exprimé de manière brusque en 2012 avec la situation de la Grèce et de l’Italie. L’urgence a été gérée sans détruire la zone euro, mais les tendances n’ont pas évolué en Italie. Reconnaissons que l’Espagne et le Portugal s’en sortent mieux après une période d’austérité qui laisse encore ses stigmates. Le moment politique de la crise européenne s’exprime maintenant de manière diffuse, avec l’émergence de parties et de mouvements d’extrême droite, qui prospèrent sur le vide politique d’un projet européen, ne tenant pas ses promesses de prospérité partagée. La crise européenne connaitra malheureusement un troisième moment économique, avec l’insoutenable gravité de la situation italienne.
Le quatrième moment, celui de la réponse politique doit partir de la simple question : Comment en est-on arrivé là ? Le projet européen s’est reposé sur l’idée fausse que la mise en concurrence des économies allait faire converger les institutions de chacun des pays européens, notamment celles du marché du travail, sans intervention politique réfléchie. L’organisation du marché unique, en excluant les débats sur la politique industrielle, l’encadrement des politiques budgétaires, sans considérer la coordination des politiques fiscales, et enfin la stabilité de l’inflation, sans la mettre en balance avec l’activité économique, devaient rendre cohérent le fonctionnement des capitalismes européens par la simple puissance des mécanismes de marché. Le contraire s’est produit : les institutions nationales n’ont pas évolué, générant des divergences déstabilisatrices du coût du travail, des taux d’intérêt et des flux de capitaux.
Le projet européen doit donc maintenant penser les conditions d’une cohérence des capitalismes européens. Cohérence ne signifie pas convergence ou imitation. Il faut au contraire respecter les histoires nationales, conditions d’un réalisme politique et social. Une cause profonde de la divergence européenne est l’hétérogénéité des marchés du travail qui ont conduit à des dynamiques de salaire divergentes, comme celle de l’Allemagne mentionnées plus haut. Les institutions du marché du travail sont le produit historique de compromis sociaux nationaux, dont certains sont hérités de la seconde guerre mondiale, comme la forme de nos États providences, d’autres remontant plus loin encore, comme la forme de la représentation des salariés dans l’entreprise.
La discussion de l’Europe sociale n’est pas un supplément social d’une Europe économique, c’est l’entrée nécessaire pour rendre cohérents nos capitalismes.
Les institutions du capitalisme ne sont pas seulement économiques, il s’agit de sédimentations de formes nationales de résolution de conflits politiques. Claude Lefort insistait sur l’opposition entre « la » politique qui concerne l’État et « le » politique qui est l’expression et la résolution de conflits hors de la sphère directe de la représentation politique. Les institutions du marché du travail sont le lieu par excellence du politique. Construire un équilibre politique européen viable demande donc de faire évoluer des équilibres politiques profonds.
La discussion de l’Europe sociale n’est donc pas un supplément social d’une Europe économique, c’est l’entrée nécessaire pour rendre cohérents nos capitalismes, d’une manière compatible avec les équilibres politiques internes à chaque pays. Deux propositions sont débattues. La première est celle de l’introduction d’un niveau européen d’assurance chômage en plus des systèmes nationaux qui resteraient différents. Cette proposition s’inspire du cadre institutionnel américain, où un niveau fédéral de ré-assurance chômage coexiste avec des systèmes différents d’assurance chômage entre les États. Le Texas et le Vermont ont des systèmes d’assurance chômage différents, mais lorsqu’un État connaît une crise importante, un niveau fédéral vient aider l’État en difficulté.
Le financement de ce niveau européen se ferait par des contributions des États qui sont ajustées pour qu’il n’y ait pas de transferts permanents entre les États. Le détail institutionnel concret d’un tel système est maintenant très étudié en Europe, et la faisabilité technique ne pose pas de doute. Le problème provient de l’absence de volonté politique tant la dimension sociale est peu présente en Europe. Cependant, et au risque de la répétition, la dimension sociale n’est pas ici une volonté politique facultative pour compléter un projet économique, il s’agit de la condition de viabilité du projet économique.
Le second projet est l’introduction d’un salaire minimum dans chaque pays, à un niveau qui soit compatible avec les équilibres internes des pays et avec une trajectoire réaliste de convergence européenne. J’inscris ici ce projet dans le cadre d’un effort de convergence européen. Comme l’assurance-chômage européenne, le succès d’un tel effort dépendra de sa compréhension et de son acceptation par les partenaires sociaux. L’intérêt d’une telle proposition doit être de proposer des hausses plus importantes de salaire dans les pays ayant connu une grande modération salariale.
Indépendamment même de considérations quant à l’évolution des inégalités, une hausse des salaires non déstabilisatrice est souhaitable pour contribuer à une inflation plus forte en Europe. De telles réformes institutionnelles ne peuvent être imposées par les institutions européennes. Elles doivent associer les acteurs sociaux qui ont construit ces compromis complexes, même s’ils sont peu représentatifs.
Ces deux projets sont des réformes structurelles, dont le contenu est bien différent d’une flexibilité du marché du travail, dont on ne comprend pas bien, au fond, la nature. Il faut au contraire ré-institutionnaliser les marchés du travail européen dans un sens qui soit compatible avec les valeurs de chaque pays et avec l’existence de la monnaie unique. Civiliser le capitalisme se trouve à cette frontière entre les contraintes économiques que nous choisissons, parfois sans nous en rendre compte, et le projet politique que nous nous donnons.
(NDLR : Xavier Ragot a récemment publié Civiliser le capitalisme, chez Fayard)