Art contemporain

D’un fragment l’autre – sur « Antre » de Pélagie Gbaguidi

Philosophe

Déployer une multiplicité de formats et de récits pour contrer l’univocité et la violence du regard colonial : tel est le projet poursuivi par Pélagie Gbaguidi, à qui la Verrière de Bruxelles consacre une exposition. En ouvrant son art aux mémoires et aux expressions directes de celles et ceux dont les corps ont été brisés par les pratiques extractives capitalistes, l’artiste béninoise convoque leurs expériences à travers une œuvre sensorielle, fragmentée et pluriverselle.

Dans le dernier livre de la Bible, L’Apocalypse, celui qui aurait été écrit par Jean de Patmos, on peut lire : « Heureux celui qui lit, et ceux qui écoutent les paroles de la prophétie, et gardent ce qui s’y trouve écrit, car le temps est proche ». Voir des signes prophétiques n’est cependant pas suffisant, encore faut-il imaginer quelles orientations leur donner. Comment trouver des formes plastiques adéquates pour ces inquiétudes de notre temps qui résultent de ce que le sociologue Aníbal Quijano appelle « la matrice coloniale du pouvoir » ? Comment créer des formes qui soient à la fois capables de décrire et d’évaluer les tensions de cette matrice, d’en dévoiler les enjeux, d’en esquisser des directions, d’en transformer les modalités du sentir, du faire et de l’être ?

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Ce sont des questions que l’artiste béninoise Pélagie Gbaguidi, née au Sénégal et habitant en Belgique, se pose. En ne cédant ni au découragement ni au déni de réalité, l’artiste refuse d’interpréter les obscurités de notre époque comme l’annonce d’une fin ou d’une rupture radicale. Elle scrute les histoires du passé et l’état actuel de notre monde en les mettant en relation. Elle sonde les morts pour aider les vivants, et inversement. Elle lit des annonciations dans les murmurations d’oiseaux, ces grandes nuées formant dans leur déplacement des mouvements magistraux. Elle raconte ses observations, impressions et rêves dans des dessins et peintures narratives, et en faisant cela, elle nourrit nos espérances et notre agentivité.

Pélagie Gbaguidi est une griotte des temps présents qui assure, par l’art, une continuité pour nos histoires. C’est en tout cas ainsi qu’elle se définit, en référence aux conteurs d’Afrique de l’Ouest issus de la culture mandingue qui, entre autres, colportent en musique et en danse des récits historiques et mythologiques. Comme eux, elle est une artisane du verbe ; comme eux, elle déploie des espaces pour la parole et les corps, écoute leurs vibrations, fabrique d


[1] Ce terme d’« oralité plastique » a été formé par l’écrivain et commissaire d’exposition Simon Njami à l’occasion de l’exposition El Mundo sans le corps de Pélagie Gbaguidi à la Galerie Sulger-Buel Lovell à Londres en 2016. Sous le concept d’« oralité plastique », Simon Njami comprend la parole associée au geste, qui ensemble révèlent une manière d’être au monde.

[2] L’exposition « Murmurations » s’est tenue du 30 juin 2024 au 15 décembre 2024 au Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, Château de Rochechouart.

[3] Antre, Pélagie Gbaguidi, Livret d’exposition, Bruxelles (Belgique), La Verrière, Fondation d’entreprise Hermès, 2025.

[4] Udji Kinge – Sauve-toi (2019, Kipushi, RDC) est le film réalisé par Pélagie Gbaguidi à partir de performances in situ qui mettent en exergue les effets psychologiques de ces expériences d’extraction dans des mines illégales, en même temps qu’elles révèlent les enjeux éthiques et politiques de ces pratiques. Avec dans l’équipe : Joseph Kasau, Marie-Thérèse Salumu, Tatiana Kabanga, Julie Biata, Sarah Kadima, Costa Tshinzam.

[5] Pierre-Henry Frangne, « Le fragment et le quotidien dans l’art », Conférence au Centre culturel Le Triangle, 2004, en ligne.

[6] Orlando Fals Borda, Una sociología sentipensante para América Latina, CLACSO, 2015.

[7] Pélagie Gbaguidi, échange par mail daté du 5 décembre 2024.

[8] Voir Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, Seuil, 2019.

[9] Pélagie Gbaguidi, extrait d’un écrit pour la restitution de la Résidence TRAMé(e)S (Tissages, Représentations, Arts et Métissages), à l’invitation de Marion Duquerroy, Thomas Fort et Nathalie Le Luel, UCO – Angers, mars 2024.

Rachel Rajalu

Philosophe, Enseignante à l'École supérieur d'art et de design TALM-Le Mans

Notes

[1] Ce terme d’« oralité plastique » a été formé par l’écrivain et commissaire d’exposition Simon Njami à l’occasion de l’exposition El Mundo sans le corps de Pélagie Gbaguidi à la Galerie Sulger-Buel Lovell à Londres en 2016. Sous le concept d’« oralité plastique », Simon Njami comprend la parole associée au geste, qui ensemble révèlent une manière d’être au monde.

[2] L’exposition « Murmurations » s’est tenue du 30 juin 2024 au 15 décembre 2024 au Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, Château de Rochechouart.

[3] Antre, Pélagie Gbaguidi, Livret d’exposition, Bruxelles (Belgique), La Verrière, Fondation d’entreprise Hermès, 2025.

[4] Udji Kinge – Sauve-toi (2019, Kipushi, RDC) est le film réalisé par Pélagie Gbaguidi à partir de performances in situ qui mettent en exergue les effets psychologiques de ces expériences d’extraction dans des mines illégales, en même temps qu’elles révèlent les enjeux éthiques et politiques de ces pratiques. Avec dans l’équipe : Joseph Kasau, Marie-Thérèse Salumu, Tatiana Kabanga, Julie Biata, Sarah Kadima, Costa Tshinzam.

[5] Pierre-Henry Frangne, « Le fragment et le quotidien dans l’art », Conférence au Centre culturel Le Triangle, 2004, en ligne.

[6] Orlando Fals Borda, Una sociología sentipensante para América Latina, CLACSO, 2015.

[7] Pélagie Gbaguidi, échange par mail daté du 5 décembre 2024.

[8] Voir Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, Seuil, 2019.

[9] Pélagie Gbaguidi, extrait d’un écrit pour la restitution de la Résidence TRAMé(e)S (Tissages, Représentations, Arts et Métissages), à l’invitation de Marion Duquerroy, Thomas Fort et Nathalie Le Luel, UCO – Angers, mars 2024.