La Comtesse de Monte-Cristo – sur La nuit sur commande de Christine Angot
«Mes plus beaux poèmes, je les aie écrits sur commande » disait Paul Valéry. Avec sa femme et ses cinq enfants, il aura vécu presque toute sa vie dans la dèche. Ce n’est qu’à soixante-dix ans, lorsqu’il est nommé au Collège de France, qu’il peut enfin respirer financièrement (sinon, vergogne, que c’est alors la Seconde Guerre mondiale). En poésie, a priori la forme la moins financiarisée de la littérature (mais n’y regardons pas de trop près, nous préviens déjà Paul Valéry), l’argent se gagne pied à pied.

Ce n’est pas le moindre de ses mérites, il va beaucoup être question d’argent dans La nuit sur commande. « Un titre qui m’est venu tout de suite » écrit l’écrivaine dans ce récit autobiographique qui entremêle les conditions de sa fabrique en un matérialisme très durassien. Comme nous ne sommes pas sans le savoir, Christine Angot en a vécu d’autres, des nuits sur commande. Ce qui, à force d’insomnies, lui a fait redouter jusqu’au concept de nuit, et modifier, pour elle-même, ses coordonnées socio-culturelles.
Christine Angot, raconte-t-elle, se couche désormais avec les poules et se réveille soixante minutes plus tôt qu’Amélie Nothomb afin d’écrire, elle aussi, tous les jours. Vers quatre heures du matin, donc. Alors finies les mondanités des années 2000 lorsque Saint-Germain des Prés existait encore et que l’on venait du monde entier boire au Café de Flore en pensant à Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir plutôt qu’à Emily In Paris. De ces soirées, la romancière en raconte un certain nombre, avec des réminiscences proustiennes, plutôt sobres et paternes, mais aussi parfois contrites, où elle mesure souvent son humiliation financière. Verdurin In Paris. Sinon qu’à la différence de l’auteur de La Recherche, la plupart de ces personnages apparaissent ici sous leurs vrais noms.
Car il y a naturellement un côté Comtesse de Monte-Cristo de Châteauroux chez Christine Angot. Désormais élue à l’Académie Goncourt, cette contre-Académie française qui fait partie avec plus ou moins de bonheur de l’arsenal du soft power à la française ; auréolée enfin d’un grand prix littéraire d’automne (le Médicis) ; ayant aussi un pied, comme tout bon écrivain moderne qui se respecte, dans le cinéma, mais non sans désillusion : « C’est sans doute le plus hiérarchisé de tous les milieux artistiques que je connais […] Il n’y a pas si longtemps j’ai un écrit un scénario sans toucher de droit d’auteur […] Ils appellent ça des contrats de collaboration. C’est une pratique qui se répand […] Mais j’étais satisfaite de n’avoir aucun pouvoir. Cela me permettait de comprendre à qui j’avais affaire ».
Bref, devenue intouchable, Christine Angot sort ici la « machine » (dernier mot du livre). À claques. Buffet froid. On la craint. On la respecte maintenant. Bien obligé. Spoiler (et pan sur le bec, comme dirait Le Canard enchaîné, bien servi lui aussi avec une histoire hallucinante) : celui qui prend le plus cher dans ces pages parisiennes et vengeresses s’appelle Yann Moix. Pour des raisons qu’on découvrira, Christine Angot va jusqu’à le comparer à son père : « Même avec mon père j’ai mis un temps fou à accepter qu’il n’y avait pas un bon côté et un mauvais, mais seulement un mauvais. Et zéro espoir ».
Encore quelques mots sur la commande en littérature, cet art difficile que Christine Angot maîtrise donc parfaitement. Voici une production souvent ignorée par la critique littéraire et dont les auteurs eux-mêmes ne se vantent guère, en général. Cette commande passe souvent par des « collections » (un mot qui renvoie au financement de l’art par des « collectionneurs »). Dans la concurrence « libre et non faussée » de l’édition française, il se dit que ces collections visent essentiellement à attirer des écrivains qui, étant contractuellement liés à un autre éditeur, se feraient ainsi signifier que l’herbe est plus verte ailleurs. L’à-valoir y est donc grassouillet ; mais néanmoins sans commune mesure avec ce que gagne aujourd’hui un artiste représenté par une grande galerie. Ainsi, la question existentielle aux accents presque marxistes qui hante le livre de Christine Angot, est-elle : « Un écrivain est-il un artiste ? »
La commande, il ne faut pas ployer sous elle, mais ruser avec elle ; la tordre pour l’essorer afin qu’elle rende toute son eau sale comme une serpillère, ce dont quantité d’écrivains, même parmi les meilleurs, sont bien incapables.
Car toutes ces collections littéraires fonctionnent elles-mêmes selon la description que Christine Angot fait de la maison de vente Christie’s (elle aussi propriété de François Pinault) : « J’ai appris par un ami qui connait bien le milieu, qu’il arrive que de grands collectionneurs achètent une maison de vente, ça leur permet de tester la cote des artistes sur lesquels ils misent quand ils sont encore peu connus, en essayant de les revendre pour voir s’ils ont fait une erreur ou un bon investissement ». Et déjà Paul Valéry, encore lui : « Je dis qu’il y a une valeur nommée esprit comme il y a une valeur pétrole, blé ou or ». À rapporter avec ce que l’écrivaine dit du milieu de l’édition où « la hiérarchie est marquée par un système d’échange » – une bourse, en somme – « entre la crédibilité des uns et l’aisance matérielle des autres, qui se deale en permanence ». Comme à la corbeille.
La collection « Ma nuit au musée » a été lancée par la très puissante attachée de presse indépendante de l’édition, Alina Gurdiel, en 2020, avec les éditions Stock. Le concept est simple : chaque écrivain ou écrivaine se voit proposer, tous frais payés, de camper une nuit dans n’importe quel musée de son choix, « sans aucune limite géographique ». Il est possible que l’idée ait été reprise de la série de films La nuit au musée, réalisés (pour les trois premiers) par Shawn Levy à partir de 2006 et que tout boomer a dû voir un jour ou un autre avec ses enfants entre deux Harry Potter.
Kamel Daoud, futur prix Goncourt et éditorialiste au Point, inaugure le bal. En 2021, la collection dont la maquette a évolué vers moins de belle austérité, connaît son premier succès en librairie avec Leïla Slimani qui choisit de passer une nuit à la Pointe de la Douane à Venise, dans les collections d’art de la Fondation François Pinault (par ailleurs propriétaire du Point) alors que, de son propre aveu, cela ne lui parle guère. Et c’est aussi l’art contemporain, toujours celui collectionné par François Pinault, que va finalement élire Christine Angot en décidant de passer une nuit près de chez elle, avec sa fille Léonore, à la Bourse de Commerce – Collection Pinault. Cela dit, va-t-elle réellement la passer, cette nuit ? Bien entendu, la question mijotera jusqu’au bout en un résistible suspense.
En attendant, Christine Angot semble meubler en s’interrogeant : comment en suis-je arrivée là ? À bénéficier de cela, d’une nuit au musée sur un lit de camp, idée qui paraît l’ennuyer autant que l’émission de Laurent Ruquier lorsqu’elle la faisait, et où un seul artiste contemporain avait été cité : Banksy, la bête noire du livre. Pour rigoler ou pas, elle demande aussi à l’Intelligence Artificielle de lui torcher une page ou deux. C’est toujours ça de pris, de gagné, comme on le dit de son pain.
Ne venant pas de soi, un livre de commande ne va pas non plus de soi. La commande, il ne faut pas ployer sous elle, mais ruser avec elle ; la tordre pour l’essorer afin qu’elle rende toute son eau sale comme une serpillère, ce dont quantité d’écrivains, même parmi les meilleurs, sont bien incapables. C’est dans ce cadre contraignant que l’ironie de Christine Angot qui rappelle celle, mutatis mutandis, d’Hervé Guibert, fonctionne « avec la liberté que donne la précision du détail » ainsi qu’elle l’écrit dans une belle formule.
Son rapport à l’art, elle va quand même en parler. Des chocs esthétiques, elle en a eu comme tout le monde : devant un Van Gogh, un Fragonard ou une statue à Venise. Notons au passage que, sur ce plan, Christine Angot a la délicatesse de nous épargner le coup fumeux de la transfuge de classe. Son rapport à l’art contemporain, le seul qui semble l’intéresser vraiment, dont elle discute passionnément avec sa fille Léonore, laquelle entend elle-même devenir artiste, passe d’abord par la rencontre. Fraîchement débarquée à Paris après la parution de L’Inceste, Christine Angot se lie en effet d’amitié avec l’artiste Sophie Calle. Elle côtoie ses amis artistes. Plus tard, elle fréquentera aussi Catherine Millet qui lui présente un autre point de vue critique sur l’art et peut-être aussi sur la littérature.
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Ces relations finiront en pente douce, comme Christine Angot le narre sans acrimonie, presque météorologiquement. Entretemps, elle a bien compris qu’écrire c’était aussi compter, ne serait-ce que les signes qu’on vend pour vivre de son écriture avec sa machine. Ainsi, il ne sera pas dit que son plus beau livre, son plus ajusté et, à coup sûr, son plus serein, Christine Angot ne l’aie pas écrit, elle aussi, en appuyant sur la commande.
Christine Angot, La nuit sur commande, Stock. À paraître le 12 mars 2025.