La guerre à l’accès aux droits des étrangers
Le gouvernement Bayrou, dans une continuité incrémentale avec l’orientation répressive déjà actée par les gouvernements Attal puis Barnier, est entré dans une guerre ouverte contre les étrangers.

L’arsenal lexical et juridique déployé en témoigne : de la rhétorique de la « submersion » à l’enterrement du droit du sol à Mayotte, en passant par la restriction drastique des conditions pour l’admission exceptionnelle au séjour, l’attitude belliqueuse de l’exécutif et de ses alliés dans l’hémicycle n’a de cesse de s’affirmer et de s’assumer, quitte à remettre en cause l’État de droit qui, selon Bruno Retailleau, ne serait désormais ni « intangible, ni sacré ».
Il faut dire aussi que le vent xénophobe qui souffle sur l’Europe ne fait qu’encourager ces choix nationaux décomplexés : le Nouveau Pacte européen sur l’asile et l’immigration, adopté au printemps 2024 et dont le Plan français de mise en œuvre n’a pas été rendu public malgré les diverses sollicitations associatives, a déjà entériné le renforcement des contrôles aux frontières extérieures, la banalisation de l’enfermement et du fichage des étrangers[1],dans un souci de résister « aux situations de crise et de force majeure ».
C’est donc dans ce contexte politique hostile, caractérisé entre autres par une effervescence législative remarquable qui les oblige à se former constamment, que les avocats exercent leur métier. Ainsi, défendre les droits des personnes étrangères est difficile, d’abord et avant tout parce qu’ils en ont de moins en moins.
Deuxièmement, les conditions pour exercer le métier afin de défendre ce qui reste de ces droits peuvent être difficiles, notamment à cause des contraintes multiples d’ordre économique, symbolique ou encore procédural. Tout d’abord, ces professionnels savent qu’ils pratiquent un droit doublement « des pauvres » : d’une part, cette matière est plutôt dépréciée par une grande partie des collègues et magistrats, car souvent perçue comme un droit politique et de second rang, donnant lieu à des contentieux « de masse » répétitifs et donc inintéressants (on aurait plutôt envie de dire « déshumanisants ») ; d’autre part, ces mêmes clients ont souvent réellement des difficultés financières, ce qui explique que la rémunération de leur avocat passe fréquemment par l’Aide Juridictionnelle (AJ), dont le montant est loin d’évoluer suivant le taux d’inflation.
Concernant les obstacles d’ordre procédural, la liste est longue. Que ce soit pour contester une décision d’éloignement du territoire ou une expulsion de terrain devenu lieu de vie informel, le travail de l’avocat doit se faire vite. Souvent, il ne peut être réalisé dans les temps que grâce aux collaborations avec des bénévoles associatifs déjà débordés et à bout de souffle, mais proches des situations de terrain, et donc seuls à même de collecter les nombreuses pièces à déposer pour la demande de l’AJ ou encore pour apporter les preuves des violences subies par les justiciables lors d’évacuations ou d’interpellations musclées. Pour gagner ? Pas autant de fois qu’espéré : les décisions de justice décevantes sont légion, soit parce qu’elles interviennent ex post, lorsque la réparation du tort n’est plus possible, soit parce qu’elles entérinent l’impunité des responsables d’abus, soit parce que, même lorsqu’elles donnent raison aux plaignants, elles ne sont pas exécutées par les préfectures, ou encore elles ont peu de pouvoir dissuasif sur des pratiques policières ou administratives récidivantes.
Enfin, même lorsque des droits des étrangers existent toujours sur le papier, en faire jouir les titulaires est un parcours du combattant : l’exemple de la dématérialisation des services publics est un exemple flagrant. Assurément, Franz Kafka en aurait été très inspiré : toutes les démarches liées au droit au séjour des étrangers doivent désormais se faire en ligne, alors que dans certaines préfectures l’impossibilité de prendre un rendez-vous en des temps compatibles avec le renouvellement du titre de séjour fait plonger dans l’irrégularité beaucoup de personnes parfois durablement installées et insérées professionnellement en France.
Les vrais professionnels du droit, celles et ceux qui ne cessent de se mettre à jour des derniers changements législatifs ou procéduraux, et de travailler en essayant de tenir les délais de plus en plus serrés de la justice des étrangers, sont ouvertement menacés.
Même la Défenseure des droits, dans un rapport rendu public le 11 décembre 2024, a épinglé l’Administration numérique des étrangers en France (ANEF) en pointant du doigt sa responsabilité en matière d’« atteintes massives » aux droits des usagers. Parmi ces derniers, les étrangers sont de plus en plus nombreux à faire appel à des avocats censés demander justice en cas de risque ou de perte du droit au séjour à la suite des couacs divers en préfecture, dans sa version numérique ou non, comme dans le cas des « refus de guichet ». Et encore une fois, pour les avocats il s’agit d’intenter des procédures d’urgence (les référés), qui engorgent la justice administrative à cause de dysfonctionnements généralisés dont les responsables sont pourtant les guichets de ce qui reste du service public.
Ces dysfonctionnements sont au cœur d’une stratégie sournoise et très efficace de fabrication de sans-papiers, et les craintes des personnes étrangères sont d’ailleurs bien fondées : avec l’entrée en vigueur de la nouvelle loi immigration, dite Darmanin, les refus ou pertes de titre de séjours sont assorties d’obligations de quitter le territoire français (OQTF), avec, à la clé, le risque d’enfermement en Centre de Rétention Administrative (CRA) et d’éloignement du territoire.
Au vu du nombre grandissant d’étrangers déjà en situation irrégulière ou craignant de le devenir, des nouvelles entreprises privées y ont vu un marché lucratif : elles vendent en effet à ces clients potentiels des démarches censées faciliter leur régularisation ou encore l’accès à la nationalité française. À coup de pubs sur les réseaux sociaux et dans le métro, puis de slogans aguicheurs (« Devenez citoyen français et démarrez une nouvelle vie ! ») et de visuels bleu-blanc-rouges, ces entreprises facturent des prestations de préparation de dossier à plusieurs centaines voire milliers d’euros, sans toutefois vérifier systématiquement l’éligibilité de la personne au titre demandé et donc sans même garantir le dépôt effectif du dossier[2].Qui sont donc ces magiciens autoproclamés des procédures, qui se font payer à prix d’or ? Les équipes sont présentées sur les sites de ces entreprises comme étant composées d’« experts spécialisés en démarches administratives », et encore de « conseillers dévoués ». Si l’accompagnement d’un avocat est nécessaire ou souhaité, mieux vaut aller voir ailleurs avant d’avoir signé le premier chèque…
Les temps sont donc troubles. Et ils le sont aussi parce que les vrais professionnels du droit, celles et ceux qui ne cessent de se mettre à jour des derniers changements législatifs ou procéduraux, et de travailler en essayant de tenir les délais de plus en plus serrés de la justice (au rabais) des étrangers, sont ouvertement menacés.
Le cas du hors-série n° 1 du magazine Frontières est exemplaire d’une attitude fascisante et décomplexée, déterminée à jeter le discrédit sur les avocats, les magistrats et les auxiliaires de justice (accompagnés bien sûr des ONG, associations, et universitaires « woke »), coupables de défendre les droits de celles et ceux que la fachosphère voudrait bien rayer de la catégorie de justiciables : les étrangers. Discrédit qui devient menace et mise en danger, lorsque les noms, les prénoms, la fonction et le lieu d’exercice de ces maîtres à abattre sont rendus publics : en effet, ces supposés coupables du « chaos migratoire » sont explicitement identifiés dans ces pages. Plus précisément, plusieurs dizaines d’« avocats militants », profitant des dossiers de l’aide juridictionnelle pour « passer des vacances au soleil toute l’année », sont nommément pris à parti. Les magistrats ne sont pas épargnés dans cette cabale, et le magazine les épingle également.
Plusieurs sonnettes d’alarme ont été tirées, du Conseil des barreaux européens (CCBE) au Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel (CSTA) : cette dernière instance relevant du Conseil d’État, généralement très discrète, s’est exprimée publiquement le 11 février dernier pour dénoncer sans ambiguïté les injures et menaces proférées nominativement à l’encontre d’avocats et juges, ainsi que la mise en cause de l’indépendance et de l’impartialité de la justice administrative, estimant que « toutes les suites pénales susceptibles d’être engagées doivent l’être ». La matière pour le faire ne semble pas manquer, et des plaintes avec constitution de partie civile ont déjà été déposées par le passé par des magistrats, donnant lieu à des contentieux pénaux dont certains sont encore en cours. Mais face à la montée des récriminations violentes contre les juges « rouges », plusieurs juridictions s’organisent pour attribuer la protection fonctionnelle à leur personnel.
Et ce n’est pas bon signe.
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Malgré le soutien de Gérald Darmanin aux magistrats menacés, dans ses nouvelles fonctions de Ministre de la Justice, son homologue de l’Intérieur a repris un vieux cheval de bataille qui revient à fustiger la supposée « confiscation du pouvoir normatif » par les juridictions européennes ou nationales : en défendant la légitimité du non-respect du droit lorsqu’il est considéré incompatible avec les principes nationaux, une brèche de plus a été ouverte par Bruno Retailleau pour qui « on doit changer la loi. Aujourd’hui, on a quantité de règles juridiques qui ne protègent pas la société française ».
En réalité, Gérald Darmanin doit en partager le raisonnement, puisque, lorsqu’il était lui-même à l’Intérieur, il avait osé autoriser l’expulsion d’un ressortissant Ouzbèke soupçonné de radicalisation malgré la décision contraire de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), pour ensuite être débouté par le juge des référés du Conseil d’État qui avait enjoint sa réadmission. Ce contrôle juridictionnel est considéré par un nombre croissant d’élus, et d’internautes violents, comme excessif et nuisible à l’efficacité du maintien de l’ordre. De là à traiter les avocats et magistrats « fautifs » de trop brider les ambitions sécuritaires du gouvernement comme des ennemis intérieurs, il n’y a qu’un pas.
Les plus optimistes pourront toujours considérer le Conseil Constitutionnel comme le dernier rempart vis-à-vis des risques d’ingérence de l’exécutif sur le judiciaire. Mais que peut-on attendre de cette institution et de son impartialité, lorsque l’on sait que les « Sages » sont souvent d’anciens professionnels de la politique, peu ou pas formés au droit, dont Richard Ferrand, à peine nommé, est un exemple parfait ?
L’histoire nous le dira. En attendant, il serait opportun de penser à faire front.